Vendredi 3 janvier 2014 à 18:40


Barnabé, convaincu qu'il ne rêvait pas, supposa qu'il était éveillé et se leva. Comme il ouvrait les yeux, il se sentit décalé par rapport à lui-même, mal raccordé au Barnabé de la veille. En retard peut-être, ou en avance, ou simplement à côté. Bref. Il se leva, enfila ses vêtements un brin de travers, quitta son appartement et descendit l'escalier de l'immeuble. Non sans peine car il avait la démarche hésitante et l'équilibre instable ; les marches se dérobaient sous ses pieds.
Ayant ouvert la porte d’entrée, il trébucha sur le trottoir.
N'importe qui aurait pensé à une simple erreur de jugement due à la fatigue ou à la distraction, mais pas Barnabé. Il savait, sans la moindre hésitation possible que le niveau du trottoir se trouvait exactement un centimètre et demi plus bas qu'à l'ordinaire. Il flaira l'embrouille et redoubla de vigilance. Tout était là et bien là : le trottoir, la rue, la poubelle, le banc, les maisons d'en face, les maisons de ce côté-ci, le raccord de goudron sur la chaussée, la bouche d'égout, le lampadaire. Rien ne manquait, mais rien n'était ni tout à fait pareil ni tout à fait à sa place. Un peu trop large, la chaussée, un peu trop claire la façade de l'immeuble, un peu trop vide le ciel bleu, un peu trop clairsemée la circulation, un peu trop souriant le voisin à sa fenêtre. Comment dire ? Tout ce qui normalement se métamorphose à toute allure évoluait au ralenti, comme à pas de loup, hésitant, et tout ce qui normalement ne bouge pas était comme légèrement dérangé. Comme si un voleur était venu, avait tout bouleversé et tout remis en ordre tant bien que mal afin de masquer son larcin.
Il sentit que quelque chose se tramait dans son dos. Ne te retourne pas ! Ne te retourne pas !
Il se retourna.
Trop vite.
C'était trop d'effort pour le paysage d'avoir l'air normal et rassurant par devant. Alors, forcément, derrière, il y avait du relâchement. Le trottoir était carrément tordu, les maisons désalignées, le ciel flottait comme une toile mal arrimée et, entre les choses, désassemblées, on entrevoyait ce fond de chaos que dissimule normalement la fragile continuité des choses.
Le spectacle était lamentable. Pris en défaut le monde suait la honte.
En flagrant délit de mésexistence, la rue démantelée faisait profil bas.
Sautant difficilement d’un fragment de réel à l’autre, Barnabé regagna par bonds la porte de sa maison. La poignée lui resta dans les mains, mais la porte dégondée s'abattit sur les vestiges du trottoir..
Dedans, ce n'était guère mieux. Le couloir amolli avait pris des allures de soufflé en déroute, au fond, les marches de l'escalier s'entassaient en désordre. C'était comme un collier dont le fil aurait lâché. Tout était bien là, à première vue, mais n'importe comment, sans lien.
Barnabé eut néanmoins comme un regard de sympathie pour toutes ces choses qui partaient à vau-l'eau. Je connais ça. Cela m’arrive aussi, en dedans. Ce n'est pas drôle, et ce n'est pas près de changer.
Mais il se ressaisit vite :
Allons, rhabille-toi, ordonna-t-il au réel. Tu me fais honte comme ça, les fesses à l'air. Faudrait quand même que je puisse rentrer chez moi !

Lundi 14 juin 2010 à 17:21

 

Je suis le pivot de l'univers, l'unique point fixe, oui, c'est ça que je suis, se disait Barnabé

Ça  bouge, ça bouge, mais moi, im-mo-bi-le je suis . Le centre de l'univers, il est là, trois centimètres en arrière de mes yeux, au sommet d'une pyramide équilatérale dont la base est définie par mon oeil gauche, mon oeil droit et le bout de mon nez.
Le matin, mon lit se désolidarise de moi; le monde bascule d'un quart de tour; debout, tant bien que mal j'essaie de compenser en marchant les mouvements désordonnés de la maison.
Ils me disent, les gens : Barnabé, c'est pas vrai ce que tu dis, là, c'est juste toi qui as bougé. Tu as tourné la tête.
C'est ce qu'ils croient ces imbéciles. Même pas capables de se rendre compte que c'est le monde qui a pivoté et que le bas de mon corps solidaire du monde par l'intermédiaire du placet de ma chaise a tourné avec. Mais ma tête, justement, ma tête, elle est restée d'une sublime, absolue et parfaite immobilité.

Et tac !

Samedi 30 août 2008 à 15:16


Barnabé connaît sa maison, il en a exploré tous les recoins. Il connaît le jardin derrière la maison, ses herbes folles, ses fleurs plus ou moins sages, les bestioles qui le peuplent. Il connaît son quartier et tous les gens, tous les chiens, tous les chats qui l'habitent et même quelques fantômes qui le hantent. Il ne croise jamais un passant, connu ou inconnu, sans lui adresser un sourire, dire bonjour ou entamer un brin de conversation. C'est comme ça, vivre. C'est prendre sa place dans l'entrelacs qui rend les gens interdépendants, solidaires ou franchement haineux, qui les relie plus ou moins étroitement et cela, souvent, sans qu'ils en soient conscients. Le commerçant n'existe pas sans ses clients, le piéton sans le chauffard, le vieux con sans le reste de l'humanité qui l'horripile. Le bonhomme du cinquième qui hait les chiens est lié sans le savoir à la dame d'en face, qui laisse son infâme caniche crotter sur le trottoir. Ils ne se sont jamais vus, parce qu'ils ne sortent jamais à la même heure. Mais quand il entend vociférer le grincheux, Barnabé sait mieux que lui à qui il s'adresse.
Barnabé est souvent dehors. Il trempe dans la vie des autres comme une serpillère dans un seau.
Il est tellement dehors qu'on l'engueule. Et qu'est-ce qu'on lui reproche ?
Son désintérêt pour les affaires du monde.
Chaque jour, c'est la même litanie : 
- Barnabé, tu n'es pas sérieux ! Une guerre terrible vient d'éclater entre le Salbazar et le Kelsaltan ; elle a fait des milliers de victimes en trois jours et tu n'es même pas au courant ! Un yacht de luxe a été pris d'assaut par des pirates dans la mer d'Empot et tu t'en fous ! Et le tragique naufrage de notre équipe nationale de tricot aux jeux olympiques, tu n'y penses même pas, parce que tu n'en sais rien ! Et ne ne parle pas des peines de cœur du président Nabozy, de la guerre des chefs au Parti Ramolliste, du réchauffement implacable du climat ! Sais-tu seulement que le dollar baisse, que l'inflation galope, que l'euro prend l'ascenseur, que la croissance s'essouffle, que le chômage  enfle, que même Pardonna se lance dans la politique ?
Tu te fous du monde, Barnabé !
Alors, pour avoir la paix, Barnabé, de l'air le plus démonstrativement désolé, répond:
-Désolé.
- Non, pas désolé, ça ne va pas ! Arrête donc de traîner dans la rue, rentre, installe-toi dans le salon, regarde donc la télé, instruis-toi, sinon tu finiras complètement ratatiné, ici où rien ne se passe, parce que justement c'est ICI.
Et sans conviction, Barnabé gagne le salon, pose une demi-fesse sur un coin de fauteuil et laisse traîner son regard.
On lui a dit de se planter là, de presser le bouton de la zapette. Pour contempler le monde ! Malheureusement, il a beau s'appliquer, ce n'est pas le monde qu'il a sous les yeux, mais un meuble banal dans son salon banal. Un meuble sur lequel se forment et se déformaient des images, et qui lance dans le vide des flots de paroles. Les images, il les voit, mais le monde...

Alors il se plaint :
- Il n'est pas là, le monde.
Et on lui rétorque :
- Mais si ! Regarde donc, écoute donc, instruis-toi donc !
- Mais à quoi ça rime, tous ces endroits où je ne suis pas, tous ces gens à qui je ne peux pas parler, et ce blabla qui ne veut pas s'arrêter. Le monde, ce n'est pas ça. Le monde, c'est un endroit où je peux faire quelque chose.
- Mais qu'est-ce que tu voudrais faire, mon pauvre Barnabé. En plus, maladroit comme tu es… Et puis, franchement, est-ce qu'on est là pour faire quelque chose ?
- Ah bon ? Je croyais…
- Mais tu n'y comprends rien, Barnabé. Tout le monde regarde la télé. Donc nous aussi on regarde la télé. Et ce n'est pas pour « faire quelque chose », c'est pour ne pas rester complètement ignorant, bêta, plouc. On regarde la télé parce qu'il faut être au courant. Vivre au XXIe siècle et ne pas être au courant ? La honte !
- Mais au courant pour faire quoi ?
- Tu recommences ! Eh bien c'est pour que tu n'aies pas l'air idiot quand tu discuteras avec les gens. Imagine un peu que tu ne connaisses même pas la dernière chanson de Britt Respire !
- Britt Respire ? Je ne sais même pas qui c'est.
- Mon pauvre Barnabé !
Et Barnabé contemplait la faim dans le monde, les derniers rebondissements de la campagne présidentielle Tasmanienne ; il regardait plonger l'économie occidentale... Puis, sur un ton navré, la présentatrice fit le bilan du tout dernier accident d'autocar, sur un fond d'ambulanciers débordés et de badauds en train de prendre des photos.
Il chercha un visage connu dans la foule, tenta d'accrocher un regard, mais déjà le sujet avait changé. On parlait maintenant de la mévente des tomates.

Le pire, dans toute cette affaire, c'est que Barnabé aurait dû être agacé de se voir contraint à rester là comme une bûche devant ce meuble stupide. Or, loin d'être irrité, il se sentait coupable, coupable et impuissant, coupable d'être impuissant.

Et là, tout d'un coup, il comprit le truc.
Ça fonctionnait comme ça.
Un échange, en quelque sorte, donnant, donnant. Ce qu'ils appellent le monde, on te le sert comme un spectacle. Avec tout ce qu'il faut pour satisfaire ta curiosité. En échange, tu restes bien tranquille, vautré dans ton fauteuil. Tu finis par croire que ce fouillis d'images, c'est le monde lui-même. Le tour est joué. Désormais, le monde, il est là et nulle part ailleurs. Tu veux le monde, fixe l'écran, c'est ta fenêtre.
Et attendez, ce n'est pas fini !
Ce que tu vois te bouleverse. Te voilà ému, la larme à l'œil, indigné même,  mais toujours dans ton fauteuil; farci de grands sentiments, mais paralysé. Comme c'est triste, tous ces malheurs. Oui. C'est tellement triste que… conclusion :  Il n'y a rien à faire. c'est affreux, mais ça nous échappe complètement. Hors d'atteinte des simples pékins, le monde ! Alors, que chacun reste enfermé dans sa maison, verse une larme de temps en temps, mais laissons donc le monde une fois pour toute derrière l'écran de la télé, bien tassé au fond de la boîte à images entre deux couches de pub !

Eh bien, non !
Barnabé éteignit le poste d'un énergique et définitif coup de savate et sortit aussitôt à la recherche de son ami Mamadou, qui avait besoin de lui.
Rien à voir avec le monde, rassurez-vous ! Juste une affaire de papiers qui manquent...

Samedi 26 janvier 2008 à 23:44

       Il ne sera jamais qu'un étranger de passage.




Samedi 8 décembre 2007 à 12:21


On lui avait appris, à Barnabé, qu'il était lui, Barnabé, de la plante des pieds jusqu'au sommet du crâne et de la pointe des fesse jusqu'au bout du nez. Ça, c'était Barnabé. Et plus loin, ce n'était plus Barnabé. Vous voyez ce que je veux dire ? Ça vous paraît assez simple à comprendre, avouez-le.

Eh bien, même ça, Barnabé, il n'avait jamais réussi à s'y faire.

« Pourquoi est-ce que je serais si petit, si moche, si tassé dans un coin : le plus gros dans le pantalon et la chemise, le reste dans les chaussettes et sous le bonnet ? Bon. Il y a de ça, mais tout de même pas seulement. » Quand Barnabé songeait, imaginait, parlait (rarement) ou simplement tentait de comprendre, son je n'avait plus du tout besoin de cette forme-là, il n'était pas forcément assigné à résidence dans cet étrange objet. Le corps, c'est tout à fait nécessaire et utile pour marcher, danser, faire le beau, cacher son jeu, etc. , mais pour tout le reste, c'est juste un point d'appui, un tabouret pour accéder à la grande fenêtre du monde. Bref, Barnabé débordait un peu des catégories ordinaires.
 

Un jour qu'il avait encore râlé en disant : « Tu me marches sur l'escalier ! Tu me fais mal à l'arbre ! Arrête de me déambuler sur le trottoir ! » sa mère en a eu marre. Elle l'a attrapé par la manche de sa chemise et traîné devant le grand miroir de la salle de bains.
« Tu vois, Barnabé… Non mais regarde, non ! pas là ! le miroir ! c'est toi, Barnabé. A l'intérieur des vêtements et sous ta tignasse – Quand iras-tu chez le coiffeur ! - c'est Barnabé. Mais à l'extérieur, ce n'est plus Barnabé. Si tu mets tes mains dans tes poches, c'est très bien. Si tu les mets dans les miennes, ça ne va plus, mais alors plus du tout. »

Un temps d'arrêt.

« Tu comprends ? »

Oui, répondait machinalement Barnabé, mais en réalité il pensait non.
Lui, Barnabé, il ne parvenait pas à voir les choses ainsi.
Dans le miroir, ce n'était pas lui, mais juste un individu opaque. Et même pas un individu : un corps. Et même pas un corps : une image.
Prendre l'image pour la chose, c'était déjà une grosse erreur ; et là-dessus, prendre une chose – à tout prendre, le corps n'est qu'une chose – pour une personne, c'était une nouvelle erreur par-dessus la première. Et grave.
Tout ça, se disait Barnabé, c'est juste une ruse, la plus perverse des ruses pour que lui, Barnabé (qui savait très bien, d'ailleurs, ne pas s'appeler Barnabé), ne parvienne jamais à la compréhension de lui-même, ni du monde par la même occasion.
L'individu Barnabé, c'est juste une invention commode de ceux qui aiment à compter les gens, à les grouper, à les classer, à les additionner, à les soustraire, à les multiplier par toutes sortes de données économiques, et à les diviser entre eux.
L'individu, ce n'est qu'une frontière pour vous isoler du monde, une coupure entre soi et soi. Barnabé ? un individu ? Et pourquoi pas un « vous, là-bas », un consommateur, un numéro de sécurité sociale, une… ressource humaine ?
Barnabé ne voulait pas que le regard des autres décide de qui il était et même de l'endroit où il se trouvait. Qu'est-ce qui l'empêchait, après avoir fait acte de présence au lycée, c'est-à-dire largué son corps sur une chaise en témoignage de son passage, de prendre son envol pour se répandre aux quatre points cardinaux de la pensée, s'accrocher au fil du langage, remodeler à sa manière la totalité du monde ?

Mais la réalité, mon pauvre Barnabé, qu'est-ce que tu fais de la réalité ?

La réalité, il ne la méconnaissait pas, Barnabé. Il savait comment la trouver. Il lui suffisait de fermer les yeux et de foncer en courant droit devant lui. En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, la réalité se manifestait dans toute sa... réalité. Il n'en doutait pas un seul instant, de la réalité, Barnabé. Il voulait juste qu'elle demeure à sa place. Il détestait courir les yeux fermés. Il voulait les garder ouverts sur le grand escalier de l'imaginaire ou la grande architecture du langage, qui vous prenait ce putain de réel à revers, vous le faisait parler, vous l'humanisait en moins de deux, vous le rendait intelligible, émouvant, souvent sublime.
Ayant percé le mur des apparence où on voulait l'enfermer, Barnabé s'en allait tranquille sur le chemin de la vie.



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