La philosophie consiste à passer toutes les données de la vie au crible de la pensée, à cause de ce besoin que nous avons de nous dire  non seulement :  
« C'est là », mais encore : « Cela a un sens ».

Car du seul constat de l'être, il ne sort rien.

Ça y est, penses-tu, tout de suite les grands mots !
Rassure-toi, ce que je veux dire maintenant, c'est vraiment simple.


Un galet, par exemple, que tu ramasses au bord de la rivière et que tu poses sur une étagère parce que tu le trouves beau, il est. Sans aucun effort de sa part. Quand tu mourras, on videra ton appartement, on balancera ton caillou n'importe où, mais ce sera toujours le même caillou. Le caillou, vraiment, il ne lui faut presque rien pour persévérer dans son être des centaines, voire des milliers d'années.
Nous, en revanche, nous sommes vivants, donc incapables de demeurer ce que nous sommes seulement quelques heures sans faire toutes sortes de choses pour cela. Pour durer, la vie nécessite un effort constant, car elle penche spontanément vers la mort.
Mais ce n'est pas tout. Nous, les humains, nous sommes encore autre chose que de simples êtres vivants. A la différence de la quasi-totalité des plantes et des animaux, nous sommes incapables de nous satisfaire des actes minimaux garantissant la conservation de l'individu et la perpétuation de l'espèce. Ce minimum, qui convient à la palourde et peut-être au lièvre des champs, il ne nous suffit pas ; irrésistiblement, nous nous portons au-delà du nécessaire. Cela nous mène à cette fabuleuse sublimation du réel qu'est l'art, à cette fabuleuse sublimation de la communication qu'est la littérature, mais aussi à aux pires excès, à des gaspillages insensée, et probablement à une extinction prématurée.
L'homme se comporte comme s'il y avait autre chose.
Il se comporte comme si tout avait un sens, parce qu'il ne conçoit pas la vie sans qu'il y en ait un. Il est pris d'un tel vertige quand il se voit jeté là qu'il se dit : il y a forcément quelque chose là-derrière, quelque chose que je dois savoir.
L'homme possède une conception paranoïaque du monde. Il s'invente des histoires, se fait un roman de tout ce qui arrive.
Car ce fichu besoin de connaître relève bien de la paranoïa: le réel cache un projet ; le réel nous concerne ; tout ce qui est, forcément, existe en fonction de nous.
Longtemps les hommes se sont perçus eux-mêmes comme des personnages privilégiés impliqués dans un projet mystérieux ; ils se sont ingéniés à comprendre ce projet et en ont tiré toutes les mythologies ; plus tard, ils ont abordé le monde comme un grand livre à déchiffrer, sans se rendre compte que, ce livre, ils l'écrivait eux-mêmes tout en croyant le lire.
Par lui-même, le réel n'a pas de sens, il n'est pas humain, il est juste complexe. Tout ce que ce monde peut comporter de sens, c'est nous qui le créons, et ce fameux projet sur lequel nous cherchons notre appui, c'est à nous qu'il appartient de le trouver.
Ce monde humain que nous croyions étendu à tout l'univers ne concerne qu'une petite planète fragile au bord de l'asphyxie dont nous risquons fort de ne jamais pouvoir sortir .


Créer du sens, à l'échelle de l'espèce comme à celle de l'individu, c'est bien la tâche la plus urgente de nos jours.

Or, curieusement (cruelle ironie de ce destin que nous nous forgeons !), cette période-ci, où des périls extrêmes nous menacent, se trouve être également la plus antiphilosophique, celle du repli sur des ersatz de sens, celle de la confortable impuissance. C'est le moment de la grande démission - prétexte à toutes les compromissions - non plus devant le cours aveugle des choses, la nécessité des Anciens, mais devant la domination, plus sournoisement aveugle encore, des systèmes que nous avons nous-mêmes créés, processus sans sujet, échappant à tout contrôle.

Pas de chance !

Et comme la lucidité n'a rien d'agréable, retournons bien vite à nos illusions, en attendant la fin.