Mardi 15 janvier 2008 à 19:25
Monsieur Brume écrivait. Peu importe quoi ; seul le fait d'écrire est fascinant ; le reste, ce qui en résulte, est toujours d'un intérêt moindre. Et au fil des pages, son écriture le porta tout naturellement à ce constat que tant d'autres ont pu faire avant lui : le Brume qui tenait la plume, qui se disait : « Maintenant, je vais rédiger une page ou deux, parce que j'ai envie d'écrire, ne me dérangez pas s'il vous plaît », le Brume, donc, qui répondait présent quand on prononçait son nom, celui qu'il découvrait dans son miroir, qui s'identifiait au corps de Brume, ce Brume-là ne correspondait pas au Brume énigmatique, au vrai pourvoyeur des mots, des phrases qu'il portait sur le papier.
L'autre Brume n'était pas un second Brume, mais plutôt la continuation énigmatique du premier et littéralement son secret. Ainsi un alpiniste, se croyant arrivé, entrevoit soudain par une déchirure du brouillard, plus loin, plus haut, mais combien plus imposant, le vrai sommet de la montagne qu'il est en train de gravir.
Ayant fait cette découverte, il perdit beaucoup de sa belle assurance. Quand il sentait qu'une idée poussait dans sa cervelle, il se disait ça pense et non plus je pense. Son je usuel se défaisait à vue d'œil. Mais l'autre - faut-il dire le vrai ? - manquait encore. Ce n'était qu'un point d'interroga- tion, une lacune de son être.
Une certitude cependant : c'est au fil des mots qu'il s'en approcherait.
Lundi 3 décembre 2007 à 9:07
Au détour d'une conversation, Monsieur Brume capta au vol une étrange réplique : « Tes paroles, disait quelqu'un à je ne sais qui, seront toujours plus solides que toi ». Paradoxale affirmation. Mais, vous l'avez peut-être déjà remarqué, si certains paradoxes sont de purs effets de style, d'autres, sans cesser de surprendre, sans rien livrer de leur mystère, sonnent étonnamment juste. C'était le cas. Brume décida donc de conserver cette étonnante proposition dans un coin de sa mémoire pour pouvoir y penser un jour et, peut-être, y voir plus clair.
Mais le lendemain déjà, il était fixé, comme si les mots eux-mêmes, pendant son sommeil, s'étaient donné… le mot. Oh oui ! de plusieurs côtés, tout à coup, ça lui parlait, et fort clairement.
A la radio, à l'heure du café matinal, un homme très savant –René Girard – lança incidemment ce constat que seuls les humains connaissent la vengeance. Affirmation qui fit sens aussitôt. La vengeance lui apparut d'un coup telle qu'elle était : cristallisation du ressentiment dans une parole, une parole née d'une offense, d'un événement ponctuel et susceptible d'être oublié si grave soit-il, mais qui, une fois prononcée, investit qui l'a énoncée, lui survit et se transmet de génération en génération, bien au-delà des limites ordinaires de l'oubli.
Les hommes d'autrefois n'avaient pas tort de se méfier des mots et de leur pouvoir.
Il se souvint aussi de ce philologue qui prétendait que les héros de l'épopée antique sont d'abord - et peut-être seulement - des noms, dont leur histoire, si riche soit-elle en épisodes divers, ne serait que l'illustration et le développement.
Et il s'avisa aussi de la sourde efficace de la parole qu'on cache, du poids écrasant des secrets de famille, du retour cauchemardesque de phrases qu'on supposait murées. Présence soudaine et torturante des morts ! Un fantôme, c'est cela, ce n'est que cela : le travail des mots dans le remords ou le deuil impossible.
Mais Brume comprit aussi une chose que l'homme de la conversation n'avait pas dite, mais qui découlait logiquement de son affirmation: Nous sommes plus faibles que nos paroles. Et c'est peu dire, pensa Brume.
La cohérence de notre organisme est toute provisoire. Le corps n'est qu'un agrégat de cellules qu'une règle tient ensemble et qu'une autre pousse à la dissolution. Ce corps que l'on voit, que l'on prend pour soi, alors qu'il n'est qu'une manifestation de soi parmi d'autres. Beau corps, belle image : moi. Mais cela, qui le dit ? Certainement pas le corps !
Et il comprit encore autre chose – décidément, cette pensée était féconde - : la parole n'est pas une simple émanation de l'individu. Par les règles qui seules peuvent lui conférer un sens, par la langue, elle est d'emblée historique et commune. On ne dit jamais n'importe quoi et, la plupart du temps, quoi qu'on dise, ce qu'on dit vraiment, on l'ignore. Les individus que nous pensons être ne sont que des relais dans la circulation d'un sens qui naît dans l'entre-deux, évolue dans l'entre-tous, et nous échappe.
Dimanche 25 novembre 2007 à 18:48
Un jour, M. Brume se réveilla content. Il ignorait pourquoi, ne se trouvant à première vue aucune raison évidente de l'être.
« Il y a de l'allégresse dans l'air ce matin, se dit-il ; c'est un bonheur, et une énigme. Cherchons la solution de l'énigme, mais, pour autant, ne boudons pas notre bonheur. »
Tout s'éclaircit rapidement. Un vieux malentendu qui traînait depuis des années venait de se dissiper. Cela s'était fait à son insu dans les coulisses de son être. Hier, il ne voyait même pas le problème et, ce matin, le voilà résolu ; il en prenait tout juste conscience, que le fond de son être exprimait déjà sa gratitude. Comme quoi bien des choses nous arrivent sans qu'on ait besoin de se plier en quatre pour les obtenir.
Il s'agissait d'un malentendu pesant, bien ancré dans sa vie, qu'il subissait sans le savoir depuis des années et des années. Un malentendu touchant une personne qui lui était extrêmement proche, qui vivait dans son propre appartement, partageait son quotidien, lisait ses livres, pillait son réfrigérateur, puisait allègrement dans sa bourse, buvait son café…
Cette personne, qu'il croyait si bien connaître, n'était pas celle qu'il imaginait, mais alors pas du tout.
Depuis qu'il la fréquentait – et ça faisait longtemps - , il s'était donné d'elle une image familière, commode, qui avait dissipé toute interrogation à son sujet, une représentation précise et stable, qu'il tenait pour définitive, parce qu'elle flattait sa paresse. Mais tout cela, il venait de s'en rendre compte, sans être absolument faux, n'était pourtant pas la vérité.
Comment donc ? me direz-vous, ce pauvre Brume serait-il victime d'un imposteur vivant à ses crochets, abusé dans sa bienveillance ou, osons le dire, sa candeur ?
Non pas. Aucune escroquerie, rien que la Loi ou la morale réprouve.
Un cas de personnalité multiple, alors ? L'hôte si familier de M. Brume mènerait-il une double vie ?
Pas plus. Simplement, celui-ci n'était pas celui qu'on croyait ; plus encore, il se prenait lui-même pour un autre. Quand solennellement il retournait son index contre sa poitrine à l'occasion d'un théâtral « Moi, je sais ! », d'un profond « Moi, je pense ! » ou d'un sévère « Moi, je veux!", il croyait se livrer, tel qu'en lui-même, franc comme l'or. Grave erreur !
Alors, Brume se tourna vers le grand miroir du vestibule, sourit et dit à son reflet : "Bas les masques ! Tu m'as bien eu, pendant toutes ces années, mais c'est terminé. Sacré moi, je vais crever ta bulle et savoir une bonne fois où je me trouve vraiment et ce que je suis. »
Ce moi auquel on s'arrête, cette construction de bric et de broc, n'était qu'un mirage : toutes les apparences d'une réalité, mais rien de vrai. Il se trouva profondément soulagé de l'avoir compris; il savait pourquoi il s'était réveillé si content et savait surtout que sa joie était fondée.
Ce visage, ce corps, où si souvent il avait cru se reconnaître; mais aussi cette réputation, cette identité sociale, ce personnage dont il prononçait les répliques, n'étaient qu'un écran de fumée. Ce que vraiment il était, c'était encore tout autre chose.
Pas question pourtant de renier ce corps, cette voix, ce moi tellement haïssable. Cette apparence, il se l'était construire, et il devrait bien s'en accommoder, mais il venait de se rendre compte qu'il avait été trop loin, qu'il s'y était laissé enfermer et qu'il y végétait prisonnier, depuis des années.
Mais cela protestait, sourdement, quelque part, jusqu'à la nausée, jusqu'à la rupture. Cette prison trop étroite, le temps était venu de s'en extraire, pour se déployer enfin et partir en quête du sujet véritable de ses paroles et de ses actes : celui qui agit, qui parle, mais ne montre point de visage, la source de son désir, son désir même.
Lundi 17 septembre 2007 à 15:41
La forêt était immense, mais on en faisait aisément le tour. Il suffisait de marcher quelques jours en gardant toujours la lisière, soit à sa gauche pour qui allait dans un sens, soit à sa droite pour qui allait dans l'autre. Et, toujours, on retrouvait son point de départ. On l'avait aussi survolée bien des fois. Les avions de ligne glissaient quotidiennement au-dessus, indifférents. Du ciel, on découvrait une vaste étendue d'arbres, plate comme la surface d'un grand lac et comme elle légèrement moutonnante ; sans peine, d'un bord de la forêt on apercevait l'autre.
Sur la carte, cela donnait une grande tache, colorée en vert par convention, bien circonscrite à l'intérieur des frontières bien gardées d'un pays bien clos.
Pourtant, cette forêt, personne , jamais, ne l'avait traversée. Beaucoup s'y étaient risqués ; les uns n'étaient jamais revenus, les autres, après avoir conservé le même cap des jours et des jours, avaient fini par ressortir, tout près de l'endroit par où ils étaient entrés. Et ils déclaraient ensuite n'avoir rien vu. L'intérieur de la forêt, disaient-ils présente toujours exactement le même décor : un sous-bois sans clairière, la répétition à l'infini du même motif végétal ; partout les mêmes arbres, le même relief, le même sol. Les arbres, d'une essence trop commune, d'une matière trop médiocre n'excitaient guère les appétits financiers. Et puis, la forêt savait résister. A peine abattus, les arbres pourrissaient. Plus encore, on avait beau couper les arbres, les renverser avec d'énormes engins mécaniques, les plaies infligées se refermaient aussitôt, et, quelques jours après, le regard butait sur la lisière intacte.
Un jour, qui fut appelé appelé par décision des autorités le Jour de la Grande Forêt, on voulut en avoir le cœur net. Toute la population du pays se trouva mobilisée. On entoura toute la forêt d'une gigantesque chaîne humaine. Il n'y avait pas vingt mètres d'une personne à l'autre. A l'heure prévue, le signal fut donné, chacun se mit en marche. Une même mission pour tous : avancer tout droit jusqu'à l'endroit où, forcément, tout le monde finirait par se regrouper. Et là, on aviserait.
Dès le franchissement de la lisière, chacun perdit de vue ses voisins, le silence était total, on se perdit. Les plus chanceux ressortirent tout près de l'endroit où ils étaient entrés, mais des centaines de personnes ne donnèrent plus jamais signe de vie.
Si efficaces à l'extérieur de la forêt, les moyens de communication les plus sophistiqués ne donnaient rien sous le couvert des arbres.
Pour les uns, cette forêt était une béance, un piège, une malédiction.
Pour les autres, elle était tout simplement impénétrable. Pas impraticable, seulement impénétrable. Praticable, elle l'était assurément. On pouvait y marcher, rien n'arrêtait jamais la progression, les fourrés n'étaient jamais trop denses, le sol élastique était confortable aux marcheurs. Mais on pouvait s'enfoncer aussi loin qu'on le voulait dans cette fichue forêt, on ne la pénétrait pas. Elle recelait un mystère auquel on n'avait pas accès.
Les deux théories paraissaient incompatibles.
On émit enfin une hypothèse qui tentait de surmonter la contradicion : ceux qui n'étaient jamais revenus n'auraient pas à proprement parler disparu, ils auraient seulement suivi un chemin d'errance beaucoup plus long que les autres. Ils seraient morts de faim, vaincus par leur propre effort. La forêt n'y était probablement pour rien. Peut-être réapparaîtraient-ils un jour.
Puis, quelqu'un comprit. Il essaya de le faire savoir, en vain, cela va sans dire. Un coin du voile avait été levé, brièvement ; il retomba aussitôt.
La forêt masquait l'arbre et l'arbre lui-même cachait autre chose. La forêt réelle, indéniablement réelle, servait de leurre à la réalité « ensemble d'arbres », laquelle dissimulait le fait que chaque arbre portait un signe.
On avait donc toujours vu une forêt là où il n'y avait que des arbres les uns à côté des autres ; et même ceux qui avaient porté toute leur attention sur les arbres ne s'étaient point avisés que ceux-ci n'étaient pas là en tant qu'arbres. Tel est toujours le malentendu fondamental. On croit évoluer dans l'espace réel avec les repères du monde réel, et l'on s'interdit de reconnaître qu'on se trouve en réalité dans l'espace symbolique du langage. Chaque itinéraire au cœur de la forêt était une phrase, que chacun construisait, le sachant ou ne le sachant pas. Le hasard de l'errance, menait l'égaré de signe en signe jusqu'à l'achèvement d'une phrase, la sienne propre, tout à la fois nouvelle et déjà écrite. En mettant le pied dans la forêt, chacun s'engageait dans sa phrase, une phrase parfois si longue qu'elle paraissait interminable, mais qui ne pouvait nous mener qu'à nous-mêmes.
Du néant au néant, la vie : curieux détour.
Vendredi 14 septembre 2007 à 9:35
Du beau livre de Max Dorra dont je vous ai déjà parlé, La Syncope de Champollion, j'extrais ce matin une petite citation de Sartre.
Elle constitue l'amorce d'une réflexion vertigineuse sur la flèche qui lancée droit sur sa cible, manque toujours son but, parce que l'archer ne peut comprendre que, la vraie cible, il ne la voit pas, et que même, peut-être, il n'y a pas de cible.
« Je voulais écrire sur le monde et sur moi. C'est ce que j'ai fait. Je voulais être lu. C'est ce qui est arrivé. Quand on est beaucoup lu, on parle de célébrité. Bon, d'accord, je l'ai. Ça, c'est toute la vie que j'ai rêvée étant gosse. D'une certaine façon, je l'ai eue. Mais ça représentait autre chose, je ne sais pas pourquoi. Et ça, je ne l'ai pas. »
Interview sur France Culture