Jeudi 16 novembre 2006 à 17:49



Voilà. Le second récit fournit la clé du premier. En réalité, c'est la même histoire, celle d'un rendez-vous inéluctable où il arrive qu'on se présente sans le savoir.

L'histoire des hommes en noir ne m'a livré son sens que progressivement, quand sa rédaction était presque achevée ; celle de la fête n'en est que la transposition.


                                                     Gravure mexicaine de "posada"

Le fameux "carpe diem" d'Horace, souvent cité et rarement compris, s'impose comme la morale de ces deux histoires.

Toi, Leuconoé, ne te mets pas en tête de connaître quelle fin les dieux ont fixée et pour toi et pour moi. Un tel savoir est sacrilège ! Et ne te laisse pas tenter par l'astrologie babylonienne. Il vaut tellement mieux prendre toute chose comme elle vient ! Jupiter t'a peut-être accordé de nombreux hivers encore ; mais ces vagues que la mer Tyrrhénienne jette en ce moment même sur les récifs sont peut-être les dernières que tu verras. Savoure le goût des choses, filtre ton vin, ramène aux dimensions de l'instant tes longues espérances. Alors que nous parlons, le temps jaloux s'enfuit. Prends en main le jour présent (carpe diem) et fie-toi aussi peu que possible au lendemain.
                                                                          Horace, Odes I.11


Dimanche 24 septembre 2006 à 16:13

6. Fin

Il veut être gentil et commence à me poser des questions ; il me demande comment cela m'est arrivé... Et moi, embarrassé, pris au dépourvu, je lui raconte un peu n'importe quoi et détourne son attention sur un autre sujet:
« Si nous nous mettions en route pour profiter de la fraîcheur matinale ? »

Je reprends mes affaires et paie la chambre, puis nous nous empressons de partir.
Nous avions déjà passablement marché ; le soleil éclairait déjà tout le paysage. Moi, bien sûr, je considérais avec attention la gorge de mon compagnon ; j'avais justement sous les yeux le côté où j'avais vu l'épée s'enfoncer et je pensais : « Tu es vraiment con ; tu te noies dans le vin et tu fais des cauchemars insensés ! Il est là, Socrate ; rien ne lui manque, il est en bonne santé, pas une égratignure. Où est la blessure ? Où est l'éponge ? Une plaie si profonde et si récente ! »
Je lui dis :
- Les médecins sérieux ont bien raison d'affirmer que si on se bourre de nourriture et de vin on fait des cauchemars atroces. Moi, je n'ai pas su me modérer hier soir et j'ai eu une nuit pénible remplie de visions sinistres et menaçantes. Encore maintenant, c'est comme si j'avais été aspergé et souillé de sang humain.
Il sourit :
- De sang ? J'ai l'impression que c'était autre chose... Pourtant, tu as raison, moi aussi, j'ai fait un cauchemar : j'ai cru qu'on m'égorgeait ; mon cou me faisait mal, là, tu vois ? J'ai même cru qu'on m'arrachait le cœur. D'ailleurs, je me sens bien faible maintenant, mes genoux tremblent, je trébuche en marchant. Il faudrait que je mange quelque chose pour reprendre des forces.
- Eh bien, le déjeuner est prêt.
Je pose le bissac que je portais à l'épaule, je lui tends prestement du fromage et du pain. J'ajoute : « Asseyons-nous auprès de ce platane ! »
Je prends ma part des provisions et considère mon compagnon, qui mange avidement ; ses traits se creusent, me semble-t-il ; il pâlit à vue d'oeil, il s'affaiblit. Les couleurs de la vie s'estompent, au point qu'il me fait peur, que crois revoir les Furies de la nuit ; ma première bouchée de pain, bien petite pourtant, reste bloquée dans ma gorge, sans pouvoir ni descendre ni remonter. Et à cela s'ajoute qu'il n'y a pas un chat sur cette route. Quand deux compagnons cheminent ensemble, si l'un des deux meurt, qui peut admettre que l'autre n'y est pas pour quelque chose ? Et lui, qui a copieusement mangé, il commence à avoir soif : il vient de dévorer goulument une belle portion d'un délicieux fromage.
Non loin des racines du platane passait une rivière calme, qui ressemblait assez à un paisible étang : une eau argentée, une surface de verre. Je lui dis :
« Va donc puiser au lait de cette source ! »
Il se lève, se cherche un endroit où la berge s'abaisse jusqu'au niveau de la rivière, s'accroupit et se penche, impatient de boire.

Au moment où ses lèvres allaient toucher la surface de l'eau, sa gorge se fend, laissant paraître une plaie béante ; l'éponge jaillit, accompagnée d'un maigre filet de sang. Le corps sans vie s'en serait allé au fil de l'eau si je ne l'avais saisi par un pied et péniblement tiré sur la berge.

J'ai pleuré mon misérable compagnon autant que j'ai pu, puis je l'ai recouvert d'un peu de terre sablonneuse, tout près de la rivière.
Après cela, bouleversé et terriblement inquiet pour moi-même, je me suis enfui par des chemins de traverse et des maquis impénétrables. Comme j'avais la mort d'un homme sur la conscience, j'ai laissé ma patrie et mon foyer. Je me suis exilé en Etolie, où j'ai refait ma vie.


Samedi 23 septembre 2006 à 19:02

5. Rebond

A ce moment précis, je m'en souviens, j'ai vu la terre s'ouvrir jusqu'aux profondeurs du Tartare et, à l'intérieur, le chien Cerbère, affamé, qui me fixait. Je me rendais compte que si Méroé m'avait épargné, ce n'était pas par pitié, mais par pure cruauté : elle voulait m'expédier sur la croix. De retour dans ma chambre, je me demandais par quel moyen j'allais pouvoir en finir, et vite.
Le Destin ne m'avait laissé, comme arme de destruction massive, que mon misérable grabat. Je me tourne vers lui : « Mon pauvre grabat, si cher à mon cœur, tu as épongé avec moi tant de tribulations, tu es le seul témoin des secrets de cette nuit, toi seul pourrais me défendre contre mes accusateurs; procure-moi l'arme qui me sauvera : je suis si pressé de rejoindre les Enfers.»
Tout en parlant, je défais la corde qui soutenait la literie. J'en fixe une extrémité sur une poutre qui dépasse sous une ouverture ; à l'autre bout, je fais un solide nœud coulant. J'accomplis l'ascension du grabat (dernier haut fait avant la chute!), je passe ma tête dans le nœud coulant, je serre, je repousse du pied le socle qui me soutient, afin que le noeud, sous l'effet de la chute, me coince le gosier et me coupe le souffle…, mais la corde, plutôt vieille et passablement pourrie se rompt ; je tombe de haut, tout droit sur Socrate, qui gisait à côté de moi, et roule à terre avec lui.
A ce moment précis, le portier fait irruption dans la chambre en gueulant:
« Où il est, ce type tellement pressé ? Au milieu de la nuit, il fallait absolument que tu t'en ailles et maintenant, tu ronfles sous la couette ! »

Là-dessus, je ne sais pas si c'est ma chute ou les braillements dissonants de l'autre qui l'ont réveillé, mais Socrate se retrouve debout avant moi ; il proteste : « Ces aubergistes, ce n'est pas pour rien que les voyageurs ne peuvent pas les sentir ! Regarde-moi ce fouineur – je suis sûr qu'il cherchait quelque chose à voler –, qui déboule dans la chambre sans aucun motif et m'arrache d'un profond sommeil ! Je  suis tellement fatigué ! »
Je reviens à moi, je jubile je me sens tout revigoré : quelle joie inespérée !
« Tiens, portier modèle, il est là, mon copain, mon frère, celui que tu m'accusais cette nuit d'avoir assassiné. Tu bois trop ! » Tout en parlant je serre Socrate dans mes bras et le couvre de baisers. Mais celui-ci, se prend l'odeur du liquide dégoûtant, absolument dégoûtant, dont ces sorcières m'avaient imprégné comme un coup de poing sur le nez. Il me repousse brusquement : « Dégage ! Tu es tombé dans les chiottes, ou quoi ? »


Vendredi 22 septembre 2006 à 22:36


4. Fuir ?

A peine avaient-elles franchi le seuil que les portes reprennent leur place habituelle : les gonds dans leurs scellements les vantaux sur leurs montants, les verrous dans leurs gâches.
Et moi, toujours par terre, prêt à tourner de l'œil, à poil, glacé et tout mouillé, j'étais comme au sortir du ventre de ma mère. A demi-mort, ou plutôt survivant à moi-même, posthume en quelque sorte : je n'avais plus qu'à grimper sur ma croix déjà prête.
«  Qu'en sera-t-il de moi, demain, quand on découvrira ce pauvre type égorgé. Qui me croira lorsque je dirai la vérité ? Tu n'as même pas pensé à appeler au secours ! Bâti comme tu es tu n'as pas su résister à une femme ! On égorge un homme sous tes yeux et tu reste coi ! Et pourquoi n'as-tu pas péri toi-même ? Et pourquoi les auteurs d'un crime aussi cruel auraient-ils épargné le principal témoin ? Tu as échappé à la mort : retournes-y ! »
Je me répétais cela sans arrêt, et le temps passait. Bientôt la nuit ferait place au jour. La meilleure solution était encore de m'éclipser discrètement avant l'aube et de prendre mes jambes à mon cou, même si ces jambes étaient plutôt flageolantes.
Je saisis mon petit bagage, j'introduis la clé pour tirer les verrous. Mais cette porte honnête et fidèle, qui avait cédé d'elle-même un peu plus tôt dans la nuit, peine à s'ouvrir. Je n'y parviens qu'après des mouvements de clé laborieux et répétés.
Je crie au portier : « Il y a quelqu'un ? Où es-tu ? Ouvre la porte de l'auberge, je veux partir avant le jour. »
Le portier, qui dormait par terre, tout près de l'entrée me répond, à moitié endormi :
- Quoi ? Tu ne sais donc pas que les chemins sont infestés de brigands ? Tu veux te mettre en route en pleine nuit ? Il faut que tu aies quelque chose sur la conscience pour avoir à ce point envie de mourir ! C'est une tête que j'ai, moi, pas une gourde pleine de vide, et je tiens à la vie.
- Mais le jour n'est pas loin. Et puis qu'est-ce que des brigands pourraient voler à un voyageur fauché comme je le suis ?
Le portier, complètement avachi et à moitié endormi se tourne alors de l'autre côté et demande :
« Au fait, ton compagnon, qui est monté hier soir dans la chambre avec toi, qui me dit que tu ne l'as pas égorgé tout à l'heure ? Qui me dit que tu n'es pas en train de filer pour te mettre à l'abri ? »


Jeudi 21 septembre 2006 à 23:32


3. Minuit

- C'est extraordinaire ce que tu racontes, mon brave Socrate, mais surtout affreux. A cause de toi, moi aussi, je commence à être inquiet, et pas rien qu'un peu. Tu m'as administré une belle dose d'épouvante un vrai coup de lance.  Et si cette vieille, par son pouvoir divin, avait connaissance de notre conversation… ! Dépêchons-nous de dormir et quand le sommeil nous aura un peu reposés, fichons le camp d'ici, et le plus loin possible.
Je n'avais pas achevé mes recommandations que ce bon Socrate dormait déjà, ronflant haut et fort, assommé d'avoir tant bu et épuisé par sa journée.
De mon côté, je tire les battants de la porte de la chambre et engage les deux verrous. Je pose mon grabat contre le montant et, quand tout a été bien calé, je m'étends.
Pour commencer, pendant une éternité, la peur me tient éveillé. Puis, vers minuit, je cède petit à petit au sommeil.
Je venais de m'endormir.
Soudain, la porte prend un coup formidable. Rien à voir avec ce que peuvent faire des voleurs. Les vantaux s'ouvrent, ou plutôt s'envolent, arrachés de leurs gonds. A grand fracas, ils sont jetés au sol. Mon grabat, un peu court, un pied cassé et le cadre vermoulu, se renverse sous le choc; et moi, je fais la pirouette à mon tour ; je suis par terre, le lit me retombe dessus et me recouvre.

Je me rends compte alors que certaines émotions peuvent provoquer des réactions inattendues : la joie peut faire pleurer. Pour ma part, en dépit d'une trouille monstrueuse, je suis pris d'un rire incontrôlable quand je me vois là, à jouer les tortues.
Mais, allongé sur le sol crasseux, bien protégé par mon grabat, je jette un petit coup d'œil de côté pour voir ce qui se passe. J'aperçois alors deux femmes, plutôt vieilles. L'une tenait une lanterne allumée ; l'autre une épée nue et une éponge. Ainsi équipées, elles entourent Socrate, qui dormait comme un bienheureux. Celle qui tient l'épée prend la parole :
- Il est là, Panthia, ma sœur, ce cher Endymion, mon Ganymède, qui des jours et des nuits durant s'est moqué de mon jeune âge. Il fait la fine bouche maintenant. Non content de me calomnier, il veut jouer les déserteurs ! Et moi, comme Calypso abandonnée par ce petit malin d'Ulysse, je n'aurais plus qu'à pleurer sur ma solitude éternelle ?
Mais la voilà qui tend son bras dans ma direction et me désigne à sa complice Panthia :
- Tiens, il est là, l'autre, le comploteur, cet Aristomène, le vrai cerveau de l'évasion. Plus proche de la mort que jamais, étendu par terre, il se planque sous son grabat. Il ne perd rien du spectacle et s'imagine pouvoir encore m'outrager impunément. Je m'occuperai de lui plus tard… non, plutôt dans un instant, ou même tout de suite. Qu'il se repente de ses railleries d'hier et de son incorrigible curiosité !
J'avais compris. Pauvre de moi ! Je ruisselais d'une sueur froide. Je tremblais jusque dans mes entrailles, au point que mon grabat, ébranlé par mes soubresauts, dansait sur mon dos.
Et cette brave Panthia d'ajouter :
- On pourrait commencer par le mettre en pièce comme font les bacchantes ? On pourrait aussi le ligoter et lui couper les couilles.
Méroé – c'était elle, je la reconnaissais d'après les récits de Socrate – n'était pas de cet avis :
- Non. Qu'il survive, lui au moins : il faudra bien quelqu'un pour jeter un peu de terre sur le cadavre de ce pauvre diable.
Et, repoussant légèrement la tête de Socrate sur la droite,  elle plonge son épée tout entière, jusqu'à la garde, dans la partie gauche de sa gorge. Elle colle une petit outre sur la blessure et recueille prestement le sang qui jaillissait, faisant disparaître jusqu'à la moindre goutte. Et moi, je voyais tout ; et ce n'était pas fini. Pour singer en tout point les rites religieux, elle introduit sa main droite dans la plaie, et fouille jusqu'aux entrailles. Et la voilà qui brandit le cœur de mon pauvre compagnon ! Celui-ci, la gorge tranchée sous la violence du coup, rendait un râle incertain et, parmi les bulles, recrachait son âme.
Panthia colmate la plaie béante avec son éponge en récitant :
" Eponge, toi, née de la mer, garde-toi bien de passer une rivière ! "
Ayant terminé, elles se retirent. Mais auparavant, elles repoussent mon grabat, s'accroupissent au-dessus de moi les jambes écartées, et me pissent sur la figure.
J'étais trempé : une infection !


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