Mercredi 18 octobre 2006 à 17:45


Parmi les hommes

Mais quand pour la dixième fois survint la brillante aurore, Hécate se rendit auprès d'elle, une lumière à la main. Elle se présenta en messagère, prit la parole et dit :
« Puissante Déméter, qui portes les saisons et dispenses des dons magnifiques, quel dieu céleste ou quel homme périssable s'est emparé de Perséphone et afflige ton âme? Il y a eu un cri, je n'ai pas pu voir qui c'était. Voilà. C'est toute la vérité et je te l'ai rapportée sans tarder. »

Ce furent les paroles d'Hécate. Sans même prendre le temps d'une réponse, la fille de Rhéia aux beaux cheveux s'élança prestement avec elle, serrant ses torches dans ses mains. Elles parvinrent toutes les deux jusqu'au Soleil qui surveille les dieux et des hommes. Il se tenait debout devant ses chevaux. Elle fit sa demande, la divine entre les dieux :
 

« Soleil, j'ai droit à ton respect, si jamais, par ma parole ou par mes actes, j'ai pu réchauffer ton cœur et ton âme. Je suis la mère d'une petite, une douce jeune pousse, si belle à voir ; un cri d'elle m'est parvenu à travers l'éther infécond, comme si on la forçait, mais je ne l'ai pas pu la voir. Toi, qui scrutes de tes rayons toute la terre et la mer entière depuis le divin éther, dis-moi de façon véridique ce que tu sais de mon enfant, si jamais tu l'as aperçue quelque part. Qui, des dieux ou des humains périssable s'est emparé d'elle, de force et à mon insu, et s'est enfui ? »

Ainsi parla-t-elle ; le fils d'Hypérion lui répondit en ces termes :

« Fille de Rhéia à la belle chevelure, souveraine Déméer, je vais te renseigner. Du respect, je t'en dois beaucoup, mais j'ai aussi pitié de toi car tu es triste à cause de ton enfant aux fines chevilles. Point d'autre responsable, parmi les immortels, que Zeus l'Assembleur des nuées, qui a accordé ta fille à Hadès, son propre frère. Elle est maintenant sa florissante épouse, tel est désormais son titre. Le rapt accompli, son mari l'a entraînée dans les profondeurs ténébreuses. Elle poussait de grands cris. Pourtant, déesse, tu peux arrêter de te lamenter ; tu n'as aucun besoin d'avoir, inutilement et sans raison, ce monstrueux ressentiment. Ce n'est pas déchoir que d'avoir Hadès, Celui qui commande à un grand nombre, pour gendre parmi les immortels. C'est le propre frère de Zeus, issu de la même semence. Quant à ses prérogatives, il a obtenu le tiers du monde lors du grand partage ; il est le souverain de tous ceux qui habitent avec lui ».

Il dit et lança ses chevaux. Le cri fit sur eux son effet ; vite, à grands coups d'ailes, comme des oiseaux, ils enlevèrent le char rapide.


Quant à Déméter, une douleur plus affreuse mordit son cœur comme une chienne. En rage contre le Cronide rassembleur de nuages, elle se coupa de l'assemblée des dieux et du vaste Olympe et prit la route des villes humaines et de leurs grasses cultures. Longtemps elle dissimula sa beauté. Aucun homme, aucune femme à la vaste ceinture ne la reconnut au passage tandis qu'elle gagnait la maison du Célée le Valeureux, qui régnait alors sur Eleusis la Parfumée.

Au bord du chemin, elle reposa son cœur brisé au lieu-dit la Source des Vierges, où les femmes de la ville venaient puiser leur eau, bien à l'ombre : juste au-dessus prospérait un olivier touffu. Elle avait l'apparence d'une vieille entre les vieilles, de celles qui président aux accouchements et aux présents d'Aphrodite qui aime tant les couronnes. De telles femmes font office de nourrices au service des rois qui rendent la justice ou d'intendantes, et on les entend donner de la voix dans la maison.
Les fille de Célée d'Eleusis l'aperçurent tandis qu'elles venaient à la source commode remplir leur brocs de cuivre pour la maison familière de leur père. Elles étaient quatre, semblables à des déesses, dans la fleur de leur adolescence : Callidice, Cleisidice, Démo, et l'aimable Callithoé, qui était l'aînée. Elles ne reconnurent point la déesse. Les yeux des mortels peinent à discerner le divin.
Se tenant tout près d'elle, elles lui adressèrent ces paroles ailées :

« Qui es-tu ? D'où viens-tu, vieille parmi les vieux ? Pourquoi te tiens-tu à l'écart de la ville ? Pourquoi ne t'approches-tu pas des maisons, où tu trouverais des femmes de ton âge, dans la pénombre des salles, des femmes comme toi, ou de plus jeunes, qui seraient tes amies, par leurs paroles et par leurs actions ? »

Ainsi parlèrent-elles. La puissante déesse leur répondit en ces termes :

« Mes enfants, qui que vous soyez parmi les femmes pleines de tact, je vous salue. Je vais tout vous raconter. Cela ne me gêne pas de vous répondre, puisque vous m'interrogez. Je m'appelle Dôso, c'est le nom que m'a donné ma puissante mère. J'arrive maintenant de Crète, portée bien malgré moi sur les larges épaules de la mer. Par la violence et la contrainte, des pirates m'ont enlevée. Ils ont mis le cap sur Thorikos avec leur navire rapide. Là, ils ont débarqué des femmes en grand nombre. Eux-mêmes, ils se préparaient un repas à la proue du navire. Mais moi, je n'avais pas d'appétit pour un souper, si doux fût-il. En cachette, j'ai sauté sur la terre obscure ; j'ai fui ces maîtres arrogants pour les frustrer de leur profit : ils voulaient me vendre après m'avoir eue pour rien. C'est ainsi que je suis arrivée ici, au hasard. J'ignore tout de ce pays et des gens qui l'habitent.

« Que tous les dieux qui vivent en la demeure olympienne vous donnent de jeunes maris et des enfants à mettre au monde, puisque c'est le vœu de tous les parents. Mais ayez pitié de moi, les filles ; ayez bon cœur, mes enfants.  Connaissez-vous une maison tenue par un homme et une femme, pour qui je pourrais travailler de bon cœur et accomplir les tâches qui conviennent à une femme de mon âge. Je pourrais tenir un enfant nouveau-né dans mes bras et bien m'occuper de lui ; je pourrais surveiller la maison, faire les lits des maîtres au plus profond des chambres solidement construites ; je pourrais aussi enseigner aux femmes leurs travaux »


Dimanche 15 octobre 2006 à 18:24

A Déméter

Je trie volontiers parmi les poètes, mais la poésie pour moi n'a pas d'âge, à condition qu'elle me parle.
Acceptons sans trop de réticence le jeu de lecture que propose cet hymne à Déméter du VIe siècle avant notre ère ; il pourrait bien nous surprendre et nous atteindre atteindre au-delà de notre amour des belles histoires ou de notre besoin d'émotion.
Pourtant, cette poésie très ancienne diffère  profondément de celle qu'on écrit aujourd'hui.
Celle-ci naît des mots, s'exprime dans la confrontation des mots, et tire l'essentiel de sa substance du monde intérieur ; celle-là fait son marché à la surface du monde tout court. Pour elle, point d'introspection ; elle se nourrit du regard et de l'écoute de poètes habitués à interroger le devenir des choses.
Ce texte ne prétend pas opposer l'imaginaire poétique à la prose du réel ; il ne fait que transcrire la poésie même d'un monde saturé de signes et débordant de sens, d'un monde parlant la langue des hommes, qui est aussi celle des dieux. L'univers entier peut frémir à cause d'une fleur. La germination d'une graine enfouie devient un drame cosmique. La nature est constamment traversée de cris lancinants perceptibles aux seuls esprits purs ; elle inspire les poètes parce que ceux-ci la voient humaine dans toutes ses dimensions ; elle est poésie, parce qu'avant tout elle est la beauté même.

Aucune traduction honnête ne peut donner ici l'illusion d'une écriture contemporaine. La nôtre assume ses lourdeurs nécessaires, trahit trop souvent le rythme du poème pour en préserver le sens. Une traduction n'est jamais l'équivalent du texte original; il n'en est qu' une lecture particulière, toujours contestable et bien vite dépassée.

Le traitement des noms propres appelle une remarque. Nommer, ici, c'est exprimer l'essence même de la personne ; au nom proprement dit s'attachent toujours une ou plusieurs épithètes qui ne sont jamais gratuites. Un personnage peut même apparaître sous différents noms (Déméter devient Déô) ; la prudence conduit parfois à taire le nom d'un dieu maléfique : ne dites pas Aïdôneus (Hadès), Seigneur du monde souterrain, Souverain des âmes défuntes, mais seulement Celui qui tant de monde accueille.

Le texte orignal comporte 495 vers de douze temps ; il est écrit dans la langue de l'Iliade et de l'Odyssée.

A Déméter
et à sa fille Perséphone, née de Zeus.

Le Rapt de Perséphone

De Déméter à la belle chevelure, la digne déesse, je vais chanter l'histoire. Son histoire, et aussi celle de sa fille aux fines chevilles qu'Aïdôneus enleva ; Zeus, qui jette au loin la voix profonde du tonnerre, la lui avait accordée, mais Déméter au glaive d'or, splendide en ses fruits, n'en savait rien.

La jeunette s'amusait avec les filles d'Océan aux poitrines généreuses, cueillant des fleurs : ici des roses, là un safran, et là de belles violettes ; elle remontait la pente d'une tendre prairie : des iris, une jacinthe…

et puis le narcisse.


Pour plaire à Celui qui tant de monde accueille, la Terre l'avait fait surgir exprès pour cette petite, fraîche comme un bouton de rose : Zeus avait suggéré ce piège.

Stupéfiante merveille, cette plante, mystère sacré pour quiconque la contemple, qu'il soit un dieu immortel ou un humain périssable !
D'un seul germe cent têtes étaient sorties ; leur parfum si doux faisait sourire le vaste ciel au-dessus, la terre entière, et même les gonflements salés de la mer.

Fascinée, la petite tendit les deux mains pour s'emparer du beau jouet… et le sol qui porte nos chemins se fendit de bas en haut sur toute la plaine de Nysos. Surgit alors, tiré par ses chevaux immortels, le Roi qui tant de monde accueille, le fils de Cronos, Celui qu'il nous faut si souvent nommer.

Il embarqua la jeunette sur son char d'or ;  elle ne voulait pas ; il l'emmena ; elle sanglotait !

Elle poussa un cri strident, voulant alerter son père, le Cronide, le souverain, le tout puissant. Cette voix, aucun immortel, aucun homme périssable ne voulut l'entendre, pas même les oliviers, splendides par leurs fruits… Seule la fille de Persès, la naïve Hécate aux brillantes bandelettes, perçut, sortant du gouffre, l'appel de la jeunette à son père le Cronide. Bien sûr, il n'échappa pas au Soleil souverain.

Mais le Cronide siégeait à l'écart des dieux dans un temple bruissant de prières suppliantes, recueillant les belles offrandes des hommes périssables.

La petite quittait ce monde ; son oncle, Celui qui règne sur tant de gens, Celui qui tant de monde accueille, l'emportait bien malgré elle, au galop de ses chevaux immortels. Zeus l'avait suggéré.

Aussi longtemps qu'elle put encore apercevoir la terre, le ciel étoilé, le flot abondant de la mer poissonneuse et les rayons du soleil, elle ne perdit pas l'espoir de revoir sa mère attentive et la race des dieux toujours régénérés. Plus forte que son chagrin, l'espérance troublait encore sa raison.

Les sommets des monts et les profondeurs marines se renvoyaient l'écho  de la voix immortelle, qui parvint à sa mère souveraine ; une douleur aiguë transperça son cœur ; de ses propres mains elle arracha la mantille qui ornait sa chevelure parfumée, elle jeta un voile noir sur ses épaules et s'élança comme un oiseau, dans une recherche folle, par les terres et par les mers.

Personne parmi les dieux immortels ou les humains périssable ne lui consentit une parole sincère ; aucun oracle porteur de vérité ne lui parvint.

Neuf jours durant, Déô la souveraine erra sur la terre, une torche allumée dans chaque main. Défaite par le chagrin, elle renonça à l'ambroisie et au nectar si doux ; elle refusa de baigner son corps.



Vendredi 15 septembre 2006 à 14:34

Tu n'es qu'un sale type, Ulysse !
Qu'est-ce qu'ils ont tous à tant t'aimer ?
Mielleux, fourbe, et lâche,
Loup, chasseur nocturne,
Tueur de bêtes malades et de proies endormies.

A cause de toi, le grand Ajax s'est tué,
Le constant, le fidèle, celui qui n'a jamais manqué,
Il valait cent fois mieux que toi,
Qui n'as jamais été digne des armes d'Achille.

A cause de toi, les Phéaciens ont disparu,
Qui se tenaient droits sans avoir jamais appris à le faire,
Noueurs de liens, grands ravaudeurs de monde.
Ce sont eux qui nous manquent aujourd'hui.
Pas toi !

Tu n'es que manque, vide, dispensateur de vide.
Tu engloutis les forces vives qui te soutiennent.
Tu as perdu tes compagnons.
Tu dévores la jeunesse d'Ithaque,
Et tu ne fais que passer !

Tu n'es qu'un sale type, Ulysse !
Laisse la place à ton fils,
Enterre ton père,
Laisse Pénélope tranquille,
Et va-t'en !


Vendredi 15 septembre 2006 à 14:31


De vers en vers et d'un pied léger, j'accomplis ce vaste parcours de quinze mille six cent quatre-vingt-huit fois six pas dansants.
Au terme, le tombeau d'Hector - ma limite - me ramène à la colère d'Achille - ma démesure - pour un nouveau voyage immobile.

Homère, beau nom, beau rideau de fumée. Qui t'écarte peut entendre la parole indéfiniment répétée de la bouche fertile à l'oreille attentive, la consigne majeure, transmise à la porte du camp de sentinelle en sentinelle:
« Mortel ! »


Un scribe stoppa ce flux d'un trait de plume et pétrifia la source.

Nous reste le poème, machine presque parfaite, palais de pierre percé de vastes fenêtres et de puits insondables, dont les miroirs de bronze me renvoient ma propre figure comme une énigme.

Bien peu aujourd'hui récurent tes pavages et huilent tes paliers, car ce temps se veut obstinément sans mémoire.
Et bientôt, sur les rayons de quelques bibliothèques ne subsistera qu'une clé de papier désormais sans serrure.




<< Page précédente | 1 | Page suivante >>

Créer un podcast