L'écriture n'est jamais qu'un instantané, la fixation très arbitraire d'une pensée fluide et toujours changeante, aussi difficile à saisir que le jeu de l'eau dans un torrent de montagne. Plus encore, ce que saisit l'écriture, avec la rigueur de la syntaxe, l'élégance du style, la clarté d'une expression rationnelle, c'est un remuement intérieur dont les pulsations ne relèvent ni de la clarté ni de la rigueur. Le texte nous semble être l'émanation la plus exacte de ce que nous sommes au plus profond de nous-mêmes, alors que justement il en l'opposé, la dénégation. Le rêve le plus fou des hommes est ce mirage de la pensée claire, ce désir qu'elle colle au réel, quelle l'exprime, qu'elle en traduise le sens, comme si hors de la parole même un sens pouvait être. Un mirage tout porteur d'illusion qu'il soit est un phénomène réel, pas question donc de nier le fait de la pensée claire, la superbe architecture de la mathématique, la stupéfiante beauté de nos cathédrales textuelles. Simplement, ce ne sont que des structures fugitives sur le chaos, des figures tracées sur le sable. C'est peut-être cela que Freud veut dire avec sa pulsion de mort. Fixée dans un discours, une forme semble indestructible, atemporelle. Considérée comme un moment du flux héraclitéen, elle se défait en se faisant, se perd en devenant autre, la forme humaine comme les autres. Nous sommes pas tels que nous nous voyons; étrangers à nous-mêmes, mais aussi porteurs au même instant de tous les moments de notre être; nous sommes donc avant tout mouvants, polymorphes, contradictoires, insaisissables. Notre aptitude à penser - qui fut elle-même acquise au cours du temps - nous permet de hasarder des figures de mondes, de créer des îlots de rationalité, montagnes à l'échelle humaine, poussière mouvante à l'échelle de l'univers. Bel amusement pour un instant du monde. C'est vain, mais justement, pour cela même, c'est beau et cela n'appartient qu'à nous.