Samedi 19 juin 2010 à 10:30

L'écriture n'est jamais qu'un instantané, la fixation très arbitraire d'une pensée fluide et toujours changeante, aussi difficile à saisir que le jeu de l'eau dans un torrent de montagne. Plus encore, ce que saisit l'écriture, avec la rigueur de la syntaxe, l'élégance du style, la clarté d'une expression rationnelle, c'est un remuement intérieur dont les pulsations ne relèvent ni de la clarté ni de la rigueur. Le texte nous semble être l'émanation la plus exacte de ce que nous sommes au plus profond de nous-mêmes, alors que justement il en l'opposé, la dénégation. Le rêve le plus fou des hommes est ce mirage de la pensée claire, ce désir qu'elle colle au réel, quelle l'exprime, qu'elle en traduise le sens, comme si hors de la parole même un sens pouvait être. Un mirage tout porteur d'illusion qu'il soit est un phénomène réel, pas question donc de nier le fait de la pensée claire, la superbe architecture de la mathématique, la stupéfiante beauté de nos cathédrales textuelles. Simplement, ce ne sont que des structures fugitives sur le chaos, des figures tracées sur le sable. C'est peut-être cela que Freud veut dire avec sa pulsion de mort. Fixée dans un discours, une forme semble indestructible, atemporelle. Considérée comme un moment du flux héraclitéen, elle se défait en se faisant, se perd en devenant autre, la forme humaine comme les autres. Nous sommes pas tels que nous nous voyons; étrangers à nous-mêmes, mais aussi porteurs au même instant de tous les moments de notre être; nous sommes donc avant tout mouvants, polymorphes, contradictoires, insaisissables. Notre aptitude à penser - qui fut elle-même acquise au cours du temps - nous permet de hasarder des figures de mondes, de créer des îlots de rationalité, montagnes à l'échelle humaine, poussière mouvante à l'échelle de l'univers. Bel amusement pour un instant du monde. C'est vain, mais justement, pour cela même, c'est beau et cela n'appartient qu'à nous.

 

Mercredi 16 juin 2010 à 12:32

 

Vous croyez vraiment que tout ce que vous racontez c'est votre cerveau qui le produit à partir de rien ?

 

Pourtant le simple fait que cela soit fait d'images reconnaissables et surtout de mots issus d'une langue qui existait bien avant que vous ne vous soyez mis à penser devrait vous mettre la puce à l'oreille.
La parole, ce n'est que du signifiant qui circule. Une balle que quelqu'un, peu importe qui, mais forcément quelqu'un, vous a lancée et que vous attrapez, pour la relancer après l'avoir réchauffée au creux de votre main.
Comme un jeu de balle, donc, le jeu de la parole vive. Des oreilles ou des yeux pour l'attraper, des cervelles pour l'enrichir, des bouches ou des doigs agiles pour qu'elle s'envole à nouveau : l'attrape qui voudra.
On ne crée qu'à partir de ce qui nous a été donné, on ne parle qu'avec des mots qui ont longtemps servi, nos plus belles idées ne sont que les héritières de millions d'autres; ce poème, en fin de compte, c'est l'humanité tout entière qui l'écrit. On ne crée pas, on recycle, on n'émet pas, on reflète, on n'envoie pas, on renvoie.
Tel est le jeu de balle auquel vous êtes conviés. Sport d'équipe forcément, mais sport d'équipe un peu particulier, parce qu'il ne se joue vraiment bien que sans adversaire et surtout parce que l'équipe n'est jamais close.

Ainsi le jeu des blogs...

Lundi 14 juin 2010 à 17:21

 

Je suis le pivot de l'univers, l'unique point fixe, oui, c'est ça que je suis, se disait Barnabé

Ça  bouge, ça bouge, mais moi, im-mo-bi-le je suis . Le centre de l'univers, il est là, trois centimètres en arrière de mes yeux, au sommet d'une pyramide équilatérale dont la base est définie par mon oeil gauche, mon oeil droit et le bout de mon nez.
Le matin, mon lit se désolidarise de moi; le monde bascule d'un quart de tour; debout, tant bien que mal j'essaie de compenser en marchant les mouvements désordonnés de la maison.
Ils me disent, les gens : Barnabé, c'est pas vrai ce que tu dis, là, c'est juste toi qui as bougé. Tu as tourné la tête.
C'est ce qu'ils croient ces imbéciles. Même pas capables de se rendre compte que c'est le monde qui a pivoté et que le bas de mon corps solidaire du monde par l'intermédiaire du placet de ma chaise a tourné avec. Mais ma tête, justement, ma tête, elle est restée d'une sublime, absolue et parfaite immobilité.

Et tac !

Samedi 12 juin 2010 à 14:48

Qui a fait ça !?

Si cette question provoque chez vous un frisson d'angoisse, vous savez déjà où je veux en venir.

Evidemment que c'est vous qui avez fait "ça". Bien sûr, vous n'avez pas fait exprès... enfin, si, mais vous ne pensiez pas que ça prendrait une telle ampleur...

Et vous vous défendez mollement : oui, je l'ai fait, mais "ça" ne me ressemble pas, vous le voyez bien, vous me connaissez... Tout de même, vous ne me croyez pas capable de...

Bah ! Ne vous fatiguez pas, il n'y a aucun doute, c'est bien vous ; sans vous "ça" ne serait pas arrivé. Il ne vous reste qu'à retourner votre embarras contre vous-même, à sonder vos propres motivations, à analyser soigneusement les circonstance : mais comment "ça" m'est-il venu ?

Oui, en effet, je voulais bien faire quelque chose, quelque chose qui soit bien de moi, qui me ressemble, qui fasse plaisir, qui ne dérange pas, qui ne me mette pas en cause, et voilà que je me retrouve avec "ça".

Va falloir faire avec, sauf que "ça" me dépasse complètement. Que voulez-vous... J'en ai accouché comme d'une sorte de monstre, cela m'a échappé c'est sorti de mon contrôle. Mais voilà, "ça" m'a définitivement marqué et maintenant, je ne suis plus que l'ombre de "ça".

Pas facile d'être un artiste !

Jeudi 10 juin 2010 à 18:34

Un jour, comme il voyageait, s'étant arrêté dans une ville qu'il croyait n'avoir jamais vue, Il eut la conviction d'y être déjà venu et d'accéder tout en marchant à un fragment oublié de sa propre mémoire. Les maisons conservaient un aspect inconnu, mais pourtant, quelque part en dessous, il réagissait à une trame sous-jacente. Et il se sentait guidé dans ses pas.

Aussitôt il conçut l'image d'une tonnelle ombrageant une terrasse en contrebas d'une rue, et il se rappela cinq minutes, cinq minutes banales en apparence : celles qu'il avait passées là-bas le temps de s'asseoir, d'échanger quelques paroles amicales, de commander deux verres d'épais vin blanc, de boire, de payer de repartir.

Il désira fortement revivre ces cinq minutes dont la clé venait de lui être restituée.

Il marcha assez longuement, tournant à droite, puis à gauche, suivant son inspiration, se sachant secrètement conduit, et il finit par arriver. Il éprouva aussitôt dans toute son intensité la surprise qu'il avait eue, quarante ans plus tôt de découvrir ce lieu si précieux dans un quartier si quelconque.

Cinq minutes de sa vie lui furent ainsi rendues ; des jours et des jours lui furent nécessaires ensuite pour en exprimer toute la substance.

 

 

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