Lundi 14 juin 2010 à 17:21

 

Je suis le pivot de l'univers, l'unique point fixe, oui, c'est ça que je suis, se disait Barnabé

Ça  bouge, ça bouge, mais moi, im-mo-bi-le je suis . Le centre de l'univers, il est là, trois centimètres en arrière de mes yeux, au sommet d'une pyramide équilatérale dont la base est définie par mon oeil gauche, mon oeil droit et le bout de mon nez.
Le matin, mon lit se désolidarise de moi; le monde bascule d'un quart de tour; debout, tant bien que mal j'essaie de compenser en marchant les mouvements désordonnés de la maison.
Ils me disent, les gens : Barnabé, c'est pas vrai ce que tu dis, là, c'est juste toi qui as bougé. Tu as tourné la tête.
C'est ce qu'ils croient ces imbéciles. Même pas capables de se rendre compte que c'est le monde qui a pivoté et que le bas de mon corps solidaire du monde par l'intermédiaire du placet de ma chaise a tourné avec. Mais ma tête, justement, ma tête, elle est restée d'une sublime, absolue et parfaite immobilité.

Et tac !

Jeudi 10 juin 2010 à 18:34

Un jour, comme il voyageait, s'étant arrêté dans une ville qu'il croyait n'avoir jamais vue, Il eut la conviction d'y être déjà venu et d'accéder tout en marchant à un fragment oublié de sa propre mémoire. Les maisons conservaient un aspect inconnu, mais pourtant, quelque part en dessous, il réagissait à une trame sous-jacente. Et il se sentait guidé dans ses pas.

Aussitôt il conçut l'image d'une tonnelle ombrageant une terrasse en contrebas d'une rue, et il se rappela cinq minutes, cinq minutes banales en apparence : celles qu'il avait passées là-bas le temps de s'asseoir, d'échanger quelques paroles amicales, de commander deux verres d'épais vin blanc, de boire, de payer de repartir.

Il désira fortement revivre ces cinq minutes dont la clé venait de lui être restituée.

Il marcha assez longuement, tournant à droite, puis à gauche, suivant son inspiration, se sachant secrètement conduit, et il finit par arriver. Il éprouva aussitôt dans toute son intensité la surprise qu'il avait eue, quarante ans plus tôt de découvrir ce lieu si précieux dans un quartier si quelconque.

Cinq minutes de sa vie lui furent ainsi rendues ; des jours et des jours lui furent nécessaires ensuite pour en exprimer toute la substance.

 

 

Mercredi 2 septembre 2009 à 7:52

Brume avait la tête emplie de rêves, un peu comme la boîte aux lettres d'un absent déborde de prospectus, de factures et de rappels. "Curieux, se dit-il. D'habitude les rêves s'évaporent au réveil et il ne m'en reste guère." Il se rendit compte alors qu'à son insu pendant cinq mois d'un sommeil profond, il avait fait un grand voyage. Ni dans l'espace, ni dans le temps, mais dans l'univers secret des signes, des symboles, du langage. Des bisons de Lascaux aux fusées rimbaldiennes, il avait parcouru les chemins de la mémoire collective, les chemins des peurs ancestrales, ceux des plus folles espérances. Mais tous semblaient se perdre aujourd'hui dans la vase d'un triste marécage. Rien de plus fragile que les cathédrales de mémoire, les cités d'espérances et la texture des poèmes. Privés de cervelle, exilés de nos mémoires, les signes se meurent. Qui se souvient de Leucothée la secourable ? Qui pleure encore la mort de Socrate ? Qui partage encore l'intense tête à tête d'Achille et de Priam ? "Mon beau navire ô ma mémoire, avons nous assez navigué dans une onde mauvaise à boire, avons-nous assez divagué, de la belle aube au triste soir..." Un soleil se couche, très bas à l'horizon, un soleil triste, un quart de soleil qui meurt. Et si demain il fait nuit, ce sera pour toujours.

"Mais fous-toi de ça, pauvre con, proféra derrière lui une voix télévisuelle, on allumera l'électricité. Et de toute manière c'est la nuit qu'on s'éclate."

 

Vendredi 14 novembre 2008 à 0:37



Le temps passe, jusqu’au jour où l’on se sent comme au bord d’un gouffre. On se demande alors pourquoi on a tellement couru, en se posant si peu de questions.
Un homme, qui en était justement arrivé là, se tourna vers M. Brume et lui demanda tout de go :
« Vous sauriez me dire, vous, ce qui compte vraiment ? »
Brume réfléchit un moment puis hasarda une réponse :
«Le sens.
«Et d'abord l’attention portée à la beauté du monde, qui niche dans notre amour de la vie bien plus que dans le monde lui-même. Ainsi, un arbre fragile entre deux murs de béton gris, un visage humain, le ciel changeant, l’obscurité glaciale d’une nuit d’hiver, tout cela peut être magnifique. Voilà pour le présent.
« Ensuite, le souci de ne jamais se laisser abuser par l’évidence des institutions, la puissance de la technique, les impératifs de l’économie, le grand spectacle que le système se donne à lui-même. Tout cela n’est qu’habillage et seule compte la vie des hommes, acteurs d’une très courte aventure personnelle au coeur d’une histoire collective qui les dépasse prodigieusement. Libres de vivre notre vie, de chercher notre bonheur à notre guise, mais responsables aussi devant l’espèce humaine, de partager les ressources finies d’un monde fini avec tous ceux qui ne sont pas encore nés et qui hériteront de nous. Voilà pour le futur.
« Enfin, l’effort de garder en mémoire ces textes inutiles, ces langues mortes, ces mythes, ces récits, sans lesquels nous ne saurions plus d’où nous venons, ni d’où nous viennent ces mots que nous prononçons, ces symboles par lesquels nous déchiffrons le monde, ni même ces paysages qui sont les nôtres. On ne peut pas oublier que l’humanité s’est déclinée sous les formes de vie les plus diverses, aussi dignes et légitimes les unes que les autres, que toute civilisation, y compris la nôtre, est destinée à périr, et enfin que rien ne nous  force à suivre aveuglement toujours le même chemin. »

Lundi 28 juillet 2008 à 12:04


Je me demande à moi qu'est-ce que je ?
On a le droit d'ignorer bien des choses, mais pas ça. Et pourtant !
Je, ma demeure; je, qui fais que je suis sans savoir ni qui je suis ni pourquoi.
Inséparable compagnon de voyage, plus attaché à moi que mon ombre même, trop familier, indispensable, insupportable, vital et pourtant bien capable d'assaisonner quotidiennement mon café d'une pincée d'arsenic. Hors de toi, je ne peux être et pourtant c'est bien toi qui m'assassines.
Je t'épie autant que je suis épié par toi, je te soupçonne, tu me fais peur.
A trop vouloir te saisir, je m'emballe et, les yeux fermés, tout près du puits de la folie, je tournoie, comme un chien qui court après sa queue.
Je ne connais de toi que mon reflet dans la glace, mon ombre sur le mur, les velléités d'une volonté chancelante, quelques espoirs et mes illusions perdues.

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