Samedi 19 juin 2010 à 10:30

L'écriture n'est jamais qu'un instantané, la fixation très arbitraire d'une pensée fluide et toujours changeante, aussi difficile à saisir que le jeu de l'eau dans un torrent de montagne. Plus encore, ce que saisit l'écriture, avec la rigueur de la syntaxe, l'élégance du style, la clarté d'une expression rationnelle, c'est un remuement intérieur dont les pulsations ne relèvent ni de la clarté ni de la rigueur. Le texte nous semble être l'émanation la plus exacte de ce que nous sommes au plus profond de nous-mêmes, alors que justement il en l'opposé, la dénégation. Le rêve le plus fou des hommes est ce mirage de la pensée claire, ce désir qu'elle colle au réel, quelle l'exprime, qu'elle en traduise le sens, comme si hors de la parole même un sens pouvait être. Un mirage tout porteur d'illusion qu'il soit est un phénomène réel, pas question donc de nier le fait de la pensée claire, la superbe architecture de la mathématique, la stupéfiante beauté de nos cathédrales textuelles. Simplement, ce ne sont que des structures fugitives sur le chaos, des figures tracées sur le sable. C'est peut-être cela que Freud veut dire avec sa pulsion de mort. Fixée dans un discours, une forme semble indestructible, atemporelle. Considérée comme un moment du flux héraclitéen, elle se défait en se faisant, se perd en devenant autre, la forme humaine comme les autres. Nous sommes pas tels que nous nous voyons; étrangers à nous-mêmes, mais aussi porteurs au même instant de tous les moments de notre être; nous sommes donc avant tout mouvants, polymorphes, contradictoires, insaisissables. Notre aptitude à penser - qui fut elle-même acquise au cours du temps - nous permet de hasarder des figures de mondes, de créer des îlots de rationalité, montagnes à l'échelle humaine, poussière mouvante à l'échelle de l'univers. Bel amusement pour un instant du monde. C'est vain, mais justement, pour cela même, c'est beau et cela n'appartient qu'à nous.

 

Mardi 20 octobre 2009 à 10:25


Et si tout ça n'avait été qu'une illusion ?

Et si la civilisation n'était qu'un château de glace que quelques degrés de réchauffement de l'air ambiant peut réduire en eau et disperser à travers le sol desséché ?

Une parenthèse.

Nous sommes des individus effarés, nous ne comprenons rien au destin de notre espèce. Nous croyons être propriétaires d'un morceau de pelouse et d'une petite maison dans la banlieue d'une grande ville, et puis en quelques semaines, en quelques jours, rien de tout cela n'a plus d'importance. Alors on reprend la route des premiers ancêtres, laissant tout derrière soi comme en plein désert l'on se détourne d'un puits sans eau.

Peut-être est-il dans la nature des hommes d'errer en troupeaux parmi les décombres de leurs rêves.

Réfugiés, naufragés, clandestins, vous n'êtes que les premiers.

Notre vraie culture est celle du désastre.


Jeudi 12 février 2009 à 17:45


Entendu à l’instant à la radio, sur une chaîne se réclamant de la réflexion et de la culture, ceci : 
« Bientôt notre frigo décèlera tout seul que sont en passe de manquer le beurre ou les carottes et procédera lui-même à la commande… » Cela s’appelle l’ « Internet des objets », disait la dame.
La première réaction de M. Brume fut de se dire, presque sans ironie : « Le monde va de l’avant ! »
Rassurant d’entendre cela en temps de crise, pensait la partie la plus archaïque de son cerveau. Si nous sommes à la veille d’un tel prodige, quelles autres merveilles nous attendent demain ? Pendant quelques secondes il se surprit même à reprendre confiance dans cette brave vieille civilisation occidentale gréco-latino-judéo-christiano-scientifique et technique.
Mais il se ressaisit assez vite.
D’abord, est-il si difficile d’aller regarder dans son frigo s’il reste encore assez de beurre ? Est-il si difficile de noter sur un morceau de papier ce qui manque et d’aller se mêler un instant au reste du monde pour faire quelques achats ? Est-il bien là, le progrès ? Oui, bien sûr, c’est du temps libéré. Ah ! le bel argument. Du temps libéré, certes, mais pour faire quoi ? Pour mieux rester chez soi devant sa télé ?
Ou alors n’est-ce pas plutôt parce que les contraintes d'un travail le plus souvent absurde nous empêchent de procéder aux actes les plus élémentaires de la vie quotidienne ?
Qui a dit qu’il était forcément nuisible ou dégradant de sortir de chez soi, faire ses courses, de cuisiner, de manger ensemble, de bavarder et de faire la vaisselle ?
Ce progrès censé nous libérer - ainsi que partout l’on répète - n’est-il pas plutôt en train de nous expulser de notre propre vie ?

Et Brume se prit à rêver. Un sage de l’Antiquité, un vieillard de cinquante ans, pouilleux sublime, débarquerait de son lointain passé et se présenterait à sa porte. Brume l’accueillerait avec empressement et, gonflé d’orgueil, soucieux de montrer au grand Ancien à quel point nous avons su faire fleurir son héritage, il lui montrerait son bel ordinateur, lui expliquerait ce qu’est un avion, l’emmènerait faire un tour en autobus et lui parlerait avec émotion des progrès de la médecine. Il lui dirait : « Restez avec nous, restez avec moi, j’ai tellement de choses à vous dire, restez pour faire soigner vos ulcères et rajeunir votre corps fatigué, restez, je vous en prie, restez ! »
Et l’autre le regarderait avec cette tristesse que seule engendre la faillite des plus grandes espérances et lui répondrait, de sa voix douce et tranquille de sage : « Il vous faut donc tout cela pour être des hommes et avoir une vie digne d’être vécue ? En 2500 ans, c’est tout que vous avez trouvé ? Je ne m’attendais pas à cela, quel dommage ! Excusez-moi, Brume, je suis vraiment ravi d’avoir fait votre connaissance, mais je vous laisse. Des amis m’attendent sur l’agora et, moi, je ne veux pas les décevoir ».


Jeudi 22 janvier 2009 à 17:14



Les raisons de ne pas écrire peuvent être aussi impérieuses et fondées que les raisons d’écrire. Tantôt celles-ci dominent, tantôt celles-là. Rien à voir avec la lassitude, au contraire. Derrière le dire ou le non-dire : le même engagement, la même inquétude.
Nous sommes d’autant plus responsables de nos paroles, qu’une fois prononcée, cristallisées dans l’écriture et données à lire, elles nous échappent et s’en vont – souvent déformées - heurter les uns et les autres avant de s’évaporer dans l’oubli général.
Au seuil de cette année 2009, je me trouve à la croisée des chemins. Le léger, le futile, le vain me sont devenus impossibles.
Alors, quand on sait ce qu’est un blog, forcément, on s’interroge…

Nous sommes empêtrés depuis un siècle dans une phase tragique dont les horreurs accumulées démentent tout espérance. La culture occidentale est morte à Verdun, à Auschwitz et à Hiroshima ; l’espoir d’un autre monde a sombré dans les procès de Moscou et les charniers du Cambodge. Les vagues espoirs de l’après-guerre ont crevé à Sarajevo ou quelque part entre la Serbie et l’Albanie, dans le morne Proche-Orient, dans la traque aux clandestins et sur les trottoirs de nos villes prospères.  Mais le déni à si bien fonctionné qu’en dépit de tant d’évidences, certains se croient encore au sommet du progrès humain, dans le plus vrai et le meilleur des mondes. Pire encore, il a suffi d’un demi-siècle pour inverser les valeurs les plus fondamentales, pour ériger en absolu la satisfaction immédiate et mesquine des individus vivants, et sacrifier les dix, cent, mille générations à venir dont nous portons les germes pour un grotesque amoncellement de bagnoles, de téléviseurs, d’ordinateurs et de voyages organisés !
Aujourd’hui, c’est le monde lui-même qui se dérobe sous nos pieds. Quand Valéry, en 1919, constatait, lucide : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles »,  il ne pouvait pas imaginer qu’un siècle plus tard nous en serions à envisager comme possible, voire probable, la fin de l’humanité en tant construction matérielle et mentale, et peut-être celle de l’espèce humaine biologique.

Sur un point – mais quel point ! –  l’humanité est semblable à n’importe quel individu : née, donc destinée à mourir, vivante, donc porteuse de mort. Pendant toute une phase de la vie l’appétit l’emporte sur les forces de déclin qui déjà travaillent, jusqu’au jour où le rapport s’inverse.
Après la longue et difficile dépendance de l’enfance, émaillée pourtant d’émerveillements, après le temps de la recherche d’un équilibre au sein d’une nature à la fois généreuse et hostile, a surgi, il y a quatre siècles à peine, la grande illusion du progrès sans fin, cette ivresse d'une accumulation infinie conçue comme la seule raison d’être, le seul idéal. Mais vient un moment où, touchant aux limites du possible, toute l’énergie se porte sur une tentative dérisoire de freiner le déclin, de retarder l’échéance qui s’approche. C'est là que nous en sommes aujourd'hui, au point que certains déjà se disent : "J’espère avoir le temps de mourir avant que cela ne se passe".

2009 sera la première des années difficiles. La première et donc probablement encore une belle année, à juger les choses rétrospectivement, quand d’autres bien plus critiques lui auront succédé.
Oh ! je ne prévois pas de ces catastrophes dignes d’Hollywood ou de je ne sais quelle vengeance divine. Dans un siècle, dans mille ans, peut-être, il y aura bien encore des humains sur cette planète. Mais comment vivront-ils ? Certainement pas comme nous aujourd’hui. Il leur faudra d’autres raisons d'être, d’autres manières d’espérer. Bref, ce sera forcément un autre monde qu'il faudra bien inventer.

C’est de cela qu’il faut parler désormais.

Vendredi 14 novembre 2008 à 0:37



Le temps passe, jusqu’au jour où l’on se sent comme au bord d’un gouffre. On se demande alors pourquoi on a tellement couru, en se posant si peu de questions.
Un homme, qui en était justement arrivé là, se tourna vers M. Brume et lui demanda tout de go :
« Vous sauriez me dire, vous, ce qui compte vraiment ? »
Brume réfléchit un moment puis hasarda une réponse :
«Le sens.
«Et d'abord l’attention portée à la beauté du monde, qui niche dans notre amour de la vie bien plus que dans le monde lui-même. Ainsi, un arbre fragile entre deux murs de béton gris, un visage humain, le ciel changeant, l’obscurité glaciale d’une nuit d’hiver, tout cela peut être magnifique. Voilà pour le présent.
« Ensuite, le souci de ne jamais se laisser abuser par l’évidence des institutions, la puissance de la technique, les impératifs de l’économie, le grand spectacle que le système se donne à lui-même. Tout cela n’est qu’habillage et seule compte la vie des hommes, acteurs d’une très courte aventure personnelle au coeur d’une histoire collective qui les dépasse prodigieusement. Libres de vivre notre vie, de chercher notre bonheur à notre guise, mais responsables aussi devant l’espèce humaine, de partager les ressources finies d’un monde fini avec tous ceux qui ne sont pas encore nés et qui hériteront de nous. Voilà pour le futur.
« Enfin, l’effort de garder en mémoire ces textes inutiles, ces langues mortes, ces mythes, ces récits, sans lesquels nous ne saurions plus d’où nous venons, ni d’où nous viennent ces mots que nous prononçons, ces symboles par lesquels nous déchiffrons le monde, ni même ces paysages qui sont les nôtres. On ne peut pas oublier que l’humanité s’est déclinée sous les formes de vie les plus diverses, aussi dignes et légitimes les unes que les autres, que toute civilisation, y compris la nôtre, est destinée à périr, et enfin que rien ne nous  force à suivre aveuglement toujours le même chemin. »

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