Mercredi 2 septembre 2009 à 7:52

Brume avait la tête emplie de rêves, un peu comme la boîte aux lettres d'un absent déborde de prospectus, de factures et de rappels. "Curieux, se dit-il. D'habitude les rêves s'évaporent au réveil et il ne m'en reste guère." Il se rendit compte alors qu'à son insu pendant cinq mois d'un sommeil profond, il avait fait un grand voyage. Ni dans l'espace, ni dans le temps, mais dans l'univers secret des signes, des symboles, du langage. Des bisons de Lascaux aux fusées rimbaldiennes, il avait parcouru les chemins de la mémoire collective, les chemins des peurs ancestrales, ceux des plus folles espérances. Mais tous semblaient se perdre aujourd'hui dans la vase d'un triste marécage. Rien de plus fragile que les cathédrales de mémoire, les cités d'espérances et la texture des poèmes. Privés de cervelle, exilés de nos mémoires, les signes se meurent. Qui se souvient de Leucothée la secourable ? Qui pleure encore la mort de Socrate ? Qui partage encore l'intense tête à tête d'Achille et de Priam ? "Mon beau navire ô ma mémoire, avons nous assez navigué dans une onde mauvaise à boire, avons-nous assez divagué, de la belle aube au triste soir..." Un soleil se couche, très bas à l'horizon, un soleil triste, un quart de soleil qui meurt. Et si demain il fait nuit, ce sera pour toujours.

"Mais fous-toi de ça, pauvre con, proféra derrière lui une voix télévisuelle, on allumera l'électricité. Et de toute manière c'est la nuit qu'on s'éclate."

 

Jeudi 22 janvier 2009 à 17:14



Les raisons de ne pas écrire peuvent être aussi impérieuses et fondées que les raisons d’écrire. Tantôt celles-ci dominent, tantôt celles-là. Rien à voir avec la lassitude, au contraire. Derrière le dire ou le non-dire : le même engagement, la même inquétude.
Nous sommes d’autant plus responsables de nos paroles, qu’une fois prononcée, cristallisées dans l’écriture et données à lire, elles nous échappent et s’en vont – souvent déformées - heurter les uns et les autres avant de s’évaporer dans l’oubli général.
Au seuil de cette année 2009, je me trouve à la croisée des chemins. Le léger, le futile, le vain me sont devenus impossibles.
Alors, quand on sait ce qu’est un blog, forcément, on s’interroge…

Nous sommes empêtrés depuis un siècle dans une phase tragique dont les horreurs accumulées démentent tout espérance. La culture occidentale est morte à Verdun, à Auschwitz et à Hiroshima ; l’espoir d’un autre monde a sombré dans les procès de Moscou et les charniers du Cambodge. Les vagues espoirs de l’après-guerre ont crevé à Sarajevo ou quelque part entre la Serbie et l’Albanie, dans le morne Proche-Orient, dans la traque aux clandestins et sur les trottoirs de nos villes prospères.  Mais le déni à si bien fonctionné qu’en dépit de tant d’évidences, certains se croient encore au sommet du progrès humain, dans le plus vrai et le meilleur des mondes. Pire encore, il a suffi d’un demi-siècle pour inverser les valeurs les plus fondamentales, pour ériger en absolu la satisfaction immédiate et mesquine des individus vivants, et sacrifier les dix, cent, mille générations à venir dont nous portons les germes pour un grotesque amoncellement de bagnoles, de téléviseurs, d’ordinateurs et de voyages organisés !
Aujourd’hui, c’est le monde lui-même qui se dérobe sous nos pieds. Quand Valéry, en 1919, constatait, lucide : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles »,  il ne pouvait pas imaginer qu’un siècle plus tard nous en serions à envisager comme possible, voire probable, la fin de l’humanité en tant construction matérielle et mentale, et peut-être celle de l’espèce humaine biologique.

Sur un point – mais quel point ! –  l’humanité est semblable à n’importe quel individu : née, donc destinée à mourir, vivante, donc porteuse de mort. Pendant toute une phase de la vie l’appétit l’emporte sur les forces de déclin qui déjà travaillent, jusqu’au jour où le rapport s’inverse.
Après la longue et difficile dépendance de l’enfance, émaillée pourtant d’émerveillements, après le temps de la recherche d’un équilibre au sein d’une nature à la fois généreuse et hostile, a surgi, il y a quatre siècles à peine, la grande illusion du progrès sans fin, cette ivresse d'une accumulation infinie conçue comme la seule raison d’être, le seul idéal. Mais vient un moment où, touchant aux limites du possible, toute l’énergie se porte sur une tentative dérisoire de freiner le déclin, de retarder l’échéance qui s’approche. C'est là que nous en sommes aujourd'hui, au point que certains déjà se disent : "J’espère avoir le temps de mourir avant que cela ne se passe".

2009 sera la première des années difficiles. La première et donc probablement encore une belle année, à juger les choses rétrospectivement, quand d’autres bien plus critiques lui auront succédé.
Oh ! je ne prévois pas de ces catastrophes dignes d’Hollywood ou de je ne sais quelle vengeance divine. Dans un siècle, dans mille ans, peut-être, il y aura bien encore des humains sur cette planète. Mais comment vivront-ils ? Certainement pas comme nous aujourd’hui. Il leur faudra d’autres raisons d'être, d’autres manières d’espérer. Bref, ce sera forcément un autre monde qu'il faudra bien inventer.

C’est de cela qu’il faut parler désormais.

Mardi 9 septembre 2008 à 11:08


Tu m'embêtes avec ton histoire de civilisation. Je sais ce qui se passe ici, je regarde la télé comme tout le monde. La crise économique, le réchauffement climatique, je connais tout ça.
Mais la civilisation…
C'est quoi, la civilisation ? Pour moi, c'est un mot du bon vieux temps, du temps des pays chauds, de l'outre-mer, des colonies. La civilisation, alors, c'était tout simple: le frigo, le lait en poudre Nestlé, le bon docteur blanc, la lutte pour alphabétiser les sauvages, les empêcher de se promener tout nus et de manger du chien.
La civilisation, c'était nous par rapport à tous ces primitifs, ces sauvages, ces païens.
Maintenant, on n'arrive même plus à dire nous, parce tout est mélangé. Les autres ne restent même plus chez eux. Et puis tout le monde est civilisé, et c'est encore plus la merde qu'avant.
Bon, c'est vrai, il y a la religion. Mais la religion, justement, c'est surtout les autres, ces islamistes qui viennent nous danser autour. On aimerait bien leur répondre, sauf que la religion, nous on s'en fout. Il y a belle lurette qu'on n'y pense plus, ou alors juste un peu comme ça, deux ou trois fois dans la vie.
Non, franchement, la civilisation… Je sais que ça existe, forcément, puisqu'on existe et qu'on est civilisés, mais je ne saurais pas te dire ce que c'est.

Quoi ? Tu penses que la civilisation, c'est ce à quoi on croit ?
Alors là, te dire à quoi je crois… Des croyances, je n'en ai pas, mais il y a deux ou trois choses que je sais. J'aime bien quand on va à la mer pendant les vacances et ça, je ne veux pas qu'on me le prenne. Je tiens à ma voiture. Je tiens à mon boulot. Je tiens à ma santé. C'est ça qui est le plus important et si on n'était pas civilisés, je ne l'aurais pas. Mais est-ce qu'on peut vraiment dire que j'y crois ?

La civilisation, c'est la culture, tu dis ? Tu veux parler du théâtre ? de l'opéra ? des tableaux ? des livres ? Pourquoi pas la musique classique, pendant que tu y es ! Mais qu'est-ce que j'en ai à foutre de tout ça ! Les livres, j'en ai lu un à l'école, ça m'a suffi. Tu peux me dire à quoi ça sert ?   Tu en lis, toi, des livres ?

Et puis pourquoi tu veux tellement que je te parle de civilisation ? Tu crois que je ne me fais pas assez chier tous les jours avec les vrais problèmes ?

<< Page précédente | 1 | Page suivante >>

Créer un podcast