Troisième épisode
Cet événement inespéré qui brisait d'un coup la monotonie des jours bouleversa un temps le quotidien des Hommes et suscita d'intarissables débats. On oublia vite la chose volante. Elle avait disparu dans les flots si rapidement qu'on ne parvenait plus à s'entendre ni sur son apparence ni sur sa nature. Les uns disaient qu'elle blanche, les autres qu'elle était noire; pour les uns, elle avait poussé un grand cri avant de s'abattre, pour les autres, le seul cri avait été celui des Hommes massés sur la plage. Quelques-uns allèrent même jusqu'à prétendre qu'il n'y avait jamais eu de chose, mais seulement un petit nuage d'orage qui avait largué au passage, juste devant leur nez, cet étrange bipède.C'est que sur l'existence du bipède, aucun doute n'était permis. Il était bien là, errant parmi les Hommes, se plantant devant les gens, agitant ses membres antérieurs dans tous les sens et lâchant des sons incompréhensibles.
Quelle pouvait bien être la fonction d'un animal aussi extravagant ? On écarta bien vite l'idée de le manger, car, soyons honnête, ce bestiau-là, tout pâle, tout flasque, n'était pas appétissant.
On l'appela Elo, car « élo ! » était le premier son qu'il avait proféré après avoir pris pied sur la plage.
Et comme il était plutôt collant et peu autonome, on finit par en user avec lui comme avec les chiens. On lui souriait quand il s'approchait en gazouillant, on lui grattait parfois un peu la tête; mais s'il se montrait un peu trop entreprenant, on l'envoyait valser d'un grand coup de pied au derrière.
Malgré tout, la créature dérangeait. Ce n'était pas un Homme, c'était évident, inutile de revenir là-dessus. Mais ce n'était pas non plus un animal quelconque. Il se tenait debout, mais cela ne prouve rien puisque les oiseaux le font aussi; il poussait des cris très variés, mais ne savait pas imiter les Hommes comme le font les perroquets; il utilisait ses mains pour manger, mais c'est aussi le cas des écureuils et des ratons laveurs. Non. Ce qui dérangeait, c'était son comportement imprévisible et, surtout, ces choses insensées qu'il portait sur lui et qui ne faisaient manifestement pas partie de son corps. Cet emballage tout d'abord: ni pelage, ni plumage, moche comme la peau d'un serpent qui mue. Quelle horreur cela dissimulait-il ? Les Hommes allaient nus, comme il se doit, car ils étaient beaux, eux, et n'avaient rien à cacher.
Comment un être aussi primitif, aussi pataud, aussi vulnérable, pouvait-il être ainsi attifé ?
Mais les jours passèrent, on se fatigua de toutes ces interrogations et le train-train ordinaire reprit le dessus. Les Hommes laissèrent Elo divaguer à sa guise, puisqu'il était inoffensif, et ce dernier prit assez rapidement l'habitude de cueillir des fruits pour se nourrir, comme tout le monde. Il mendiait quelques morceaux de viande auprès des gens, qui s'amusaient à les lui donner, et venait s'installer près du feu, la nuit, comme un brave toutou. Les enfants lui souriaient parfois et parfois lui jetaient des pierres.