Franchement ! Annoncer des temps difficiles et en appeler à un renouveau de la poésie, ce n'est pas un peu bizarre comme démarche ?
Si l'urgence est si grande, ne faut-il pas au contraire planter là toutes ces futilités et se concentrer sur l'essentiel : le maintien du pouvoir d'achat, la sauvegarde de l'emploi, les techniques de survie, l'art d'accommoder les restes ?
La poésie est de toutes les expressions celle qui nous rapproche le plus de nous-mêmes. Or, ce dont nous avons le plus besoin, quand s'annoncent des temps difficiles, c'est justement et avant toute chose, de nous retrouver tels que nous sommes.
Il y a longtemps que nous ne touchons plus terre, que nous sommes entièrement pris en charge, distraits, amusés, mus de l'extérieur. Même plus manipulés par de méchants manipulateurs : simplement tenus loin de nous-mêmes par la Grande Machine qui se tient elle-même. Forme extrême, indépassable, de la servitude consentie.
Or, aujourd'hui, la grande machine est à bout de souffle et l'océan d'artefacts qui nous soutient pourrait se vider d'un coup. Il est urgent de savoir si nous sommes à ce point dissous dans les illusions de notre pauvre mode de vie que nous nous évacuerons avec lui lors de la grande vidange, ou s'il peut encore rester de nous quelque chose pour après.
Pour le savoir, un grand tri intérieur s'impose, pour extraire notre parole propre de tout ce qui parle en nous et par nous, modèle nos désirs, programme nos habitudes.
Pas de malentendu ! il ne s'agit pas de ce mettre en quête de je ne sais quelle Authenticité fantasmée, de je ne sais quelle Vérité cachée, d'aller chercher la Nature derrière la culture, et encore moins d'opposer l'Individu sacré à toute société forcément mauvaise.
Il s'agit seulement parmi tant de voix d'identifier celle qui peut le mieux dire je en nous, pour revenir à nous-même et à partir de nous-même nouer de nouveaux liens.
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Non, n'essaie pas de penser, dis plutôt.
Tu crois penser, mais ce sont mille autres qui pensent en toi, mille autres que toi, et tu dévides comme des rubans des pensées déjà cent fois pensées. Tu crois être toi, mais tu n'es qu'un chaland qui suit le courant du fleuve rempli à ras bord d'une cargaison qui ne t'appartient pas.
Tu as rendez-vous avec toi-même au cœur de l'histoire du monde qui toujours commence.
Laisse-toi tomber dans le puits intérieur jusqu'à la vase noire où sommeille le cri, qui s'éveillera par ta bouche, trouvera ses mots, et enfin ce sera toi.
Alors tu seras de taille à toiser le réel, tu prendras la mesure exacte de ton pouvoir.
On n'arrête pas d'un regard les trains aveugles ; on n'inverse pas le cours des fleuves ; mais dans l'agonie de ce monde, essaie de trouver l'amorce d'une histoire neuve.
la phrase qu percute dans un texte entier qui me chamboule. Je ne sais pas pourquoi, toujours et encore cette difficulté à aligner les mots. Juste dire que ca me parle oui, comme une lumière qui surpasse les temps morts : )