Samedi 10 mars 2007 à 21:48



Dixième (et dernier) épisode

Les naufragés, nus, défaits, ne pouvaient détacher leurs regards de cette splendeur. Seul Blogdown s'étonnait du grand silence... Certes, le vent soufflait de la mer et soufflait fort, mais la ville était si vaste et si proche…

Ils parvinrent au pied du grand mur qui soutenait le boulevard, cinq ou six mètres plus haut. Ils s'engagèrent sur un escalier dont les marches étaient couvertes de sable.

Le boulevard apparut, démesuré, mais silencieux, encombré de sable, de branches mortes et de gravats. Quelques voitures traînaient, rouillées et poussiéreuse.
Ils pénétrèrent dans la ville. La rue était jonchée de débris de verre, de meubles brisés, de livres, de tissus maculés de boue, de bibelots abandonnés.
La ville était complètement déserte. A part les papiers qui volaient et les fenêtres qui battaient aux étages, rien ne bougeait, rien, sinon peut-être au loin ces vagues grises, indistinctes, qui ondoyaient sur les trottoirs...
Le vent tomba et aussitôt une indescriptible odeur de mort saisit les arrivants.

Pauvres habitants de l'île Monde ! pauvres imbéciles ! Avec leur petit progrès à la con, leur bricolage infantile et leur naïveté, ils étaient perdus d'avance ! Incapables de rivaliser avec le vrai Progrès, le Progrès en grand, la vraie montée en puissance de l'humanité, ils arrivaient bien trop tard : dans le monde, le vrai, tout était joué et bien joué. Quelques années plus tôt, l'espèce humaine s'était évaporée dans une de ces splendides explosions dont elle avait le secret.

Fin du monde ? Certainement pas. Le grand mouvement de la vie ne s'embarrasse pas de si minuscules détails. Les hommes avaient disparu, certes, avec leur technique, leur science, leurs croyances absurdes et leurs querelles ; mais leurs cités, leurs prestigieuses mégalopoles, étaient devenues le domaine des rats qui s'y trouvaient à l'aise.
Les rats, des milliards de rats colonisaient les villes.

D'ailleurs, ils approchaient. C'étaient eux que l'on apercevait au loin sur les trottoirs. Surgis de tous côtés, ils entouraient maintenant le petit groupe, observant à distance, patiemment  et avec appétit, ces quelques quintaux de chair que la Providence des rongeurs carnassiers leur offrait. On distinguait parfaitement au premier rang leurs petits museaux frémissants.

Terminé !    


Samedi 10 mars 2007 à 17:03


Neuvième épisode

Péniblement: c'était bien le mot. Ils n'étaient plus qu'une cinquantaine à trimer. Blogdown lui-même avait pris place sur un banc et pédalait avec l'énergie du désespoir. En dépit de tous ces efforts, heure après heure, la machine perdait de l'altitude.
Le vent avait forci, l'appareil fonçait maintenant, effleurant parfois des vagues gigantesques.
Les survivants échangeaient furtivement des regards. A quoi bon se démener ainsi ? pourquoi ne pas se résigner une fois pour toutes, mettre un terme à ce supplice et rejoindre enfin tous ceux qui avaient déjà lâché prise ?

Soudain, quelqu'un poussa un cri et désigna l'horizon, droit devant. On distinguait en effet, au loin, une barre brunâtre qui signalait la terre ferme, la limite de l'Océan, le salut.

Et les survivants, harassés, s'imposèrent un ultime effort, gigantesque, surhumain, insupportable. Une dizaine de fois, la machine toucha l'eau, puis se releva difficilement de quelques mètres. Le naufrage semblait inévitable, mais terre ferme se rapprochait, devenait accessible : une vaste plage, au-delà de laquelle s'étendait une ville immense, toute blanche, comme un rêve merveilleux sous le ciel grisâtre.
Une ultime rafale propulsa le « big engine » jusqu'au rivage.  Le choc fut des plus rudes.
Les rescapés se détachèrent et se laissèrent tomber sur le sable, exténués. Ils étaient trente-quatre : quinze femmes, quatorze hommes, quatre adolescents, et Blogdown. Ils se regroupèrent à quelques mètres de la machine et restèrent silencieux une ou deux minutes pour reprendre leur souffle.
Ils avaient réussi ! Ils étaient arrivés. Quelqu'un lança un cri d'allégresse et tout le monde reprit en chœur : « On a gagné ! On a gagné ! »

La plage était immense et vide. Les immeubles luxueux du front de mer formaient une barre impressionnante.

Les survivants de l'île Monde se mirent en marche en direction de cette ville magique, se traînant à grand-peine sur le sable blanc.
Ils n'avaient pas fait vingt mètres qu'ils perçurent dans leur dos comme un gémissement. Ils se retournèrent. Le « big engine » émit un craquement puis, dans un fracas de planches, un froissement de feuilles, un grincement de poulies, s'effondra sur lui-même.
«Aucune importance, dit Blogdown en riant, elle ne servira plus, nous sommes arrivés, nous avons réussi, nous sommes sauvés ! »
Et ils se remirent en route vers cette ville qui se dressait devant eux comme une pure falaise de marbre.


Jeudi 8 mars 2007 à 15:56


Huitième épisode

Ce beau morceau d'éloquence eut peu d'impact sur les auditeurs. Qu'avaient-ils besoin de comprendre quelque chose au Progrès ? Qui parmi eux l'avaient vraiment voulu, ce fichu Progrès ? Et, de plus, ceux qui l'avaient voulu ne l'imaginaient pas ainsi. Les Hommes, dans leur immense majorité, avaient simplement laissé faire. Ils étaient certes complices, coupable à la rigueur de n'avoir pas été suffisamment vigilants, mais on ne pouvait pas les tenir pour des fanatiques du Progrès. Et s'ils s'étaient tous embarqués sur cet improbable véhicule, c'est parce qu'il n'y avait plus moyen de faire autrement !
De tous côtés fusaient des protestations discrètes, étouffées, car, mobilisés par l'effort, les protestataires manquaient singulièrement de souffle. Pourtant, une revendications très claire émanait de ce tout ce brouhaha :
- Ca suffit ! On retourne sur l'île ! On arrête tout !
- Oui, c'est ça, nous ne voulons pas de ce Progrès, nous voulons vivre comme avant !
Les plus excités se seraient bien jetés sur Blogdown pour lui casser la figure, mais il ne fallait surtout pas cesser de pédaler !
- Bien ! dit Blogdown, mais comment allez-vous faire ? Jetez donc un petit coup d'œil en bas !
En bas, on ne voyait plus que la mer. Le « big engine » à la merci du vent avait dérivé loin de l'île ; celle-ci se perdait à l'horizon, loin, bien loin derrière, minuscule, inaccessible.
Une fois encore, on n'avait pas le choix. Partisans et adversaires du Progrès n'avaient d'autre solution que de pédaler à fond, de s'épuiser sur les manivelles, de se pendre aux grands soufflets.
Exténués, ils suaient à grosses gouttes. Les uns gémissaient, les autres pleuraient de rage. La machine grinçait, certaines coutures fragiles sautaient, des liens se desserraient, des morceaux de bois se détachaient. Mais pas question de réparer, on devait à tout prix rester en l'air.
Le moral des Hommes était au plus bas, mais on ne pouvait s'offrir le luxe de s'apitoyer sur soi-même, car, à la moindre poussée de découragement, la machine perdait dramatiquement de l'altitude et il fallait redoubler d'efforts pour regagner quelques mètres et ne pas s'abîmer dans les flots redoutablement proches.

Soudain, un vieillard, épuisé, poussa un cri étouffé et s'effondra sur son banc. Ses voisins se précipitèrent à son secours. La machine perdit aussitôt de l'altitude, la situation devenait critique. Alors, celui qui s'était élancé le premier eut une subite inspiration : il trancha les liens du malheureux, le saisit par les épaules, le traîna jusqu'à la limite du plancher et… le balança par-dessus bord !
Ça lui était venu tout d'un coup ! Il avait sincèrement voulu aider cet homme qu'il connaissait bien par ailleurs, et voilà qu'il l'avait jeté à la mer comme un paquet d'ordures. C'était fait !
Ce geste barbare suscita un fort mouvement d'indignation, tandis que la machine, soulagée, s'élevait de quelques mètres. Ce petit détail n'échappa à personne. Alléger l'appareil permettrait de mieux voler : on était trop nombreux à bord ! Tout le monde s'en doutait depuis le début, mais maintenant c'était clair.
Alors, chacun redoubla de zèle, chacun voulut démontrer qu'il n'était pas un poids mort, que sa présence sur la machine était indispensable. En même temps, chacun épiait son voisin, à l'affût de la moindre défaillance.
On s'épuise vite à ce jeu-là ! Quelques minutes plus tard, on put commencer à faire le tri. De nombreux corps disparurent dans les flots. Certains, plus désespérés ou plus lucides, sautèrent spontanément.

Poussé par le vent, le « big engine » poursuivait péniblement son chemin.





Mardi 6 mars 2007 à 11:45


Septième épisode

Cent quarante-sept personnes se présentèrent à l'entrée du vaste chantier : tout ce qui restait de la population de l'île. Qu'importe ! Elles n'auraient pu être plus nombreuses, puisque la machine n'offrait que cent cinquante places.
Chacun trouva son poste, les hommes aux pédales, les femmes aux manivelles, les enfants aux soufflets. Et chacun fut solidement attaché à son siège, comme il se doit, pour des raisons évidentes de sécurité. Par ailleurs, pour la circonstance, la stricte hiérarchie des temps du « work » fut abolie. Dans la perspective d'un effort surhumain, la démocratie la plus sauvage s'imposait : personne ne devait en faire plus que son voisin, vu que, de toute manière, tout le monde allait trimer à en crever. Ce qu'il fallait maintenant, c'était une cohésion parfaite, un élan massif, sous l'autorité absolue d'un Chef clairvoyant. Blogdown s'était donc tout naturellement dispensé de manivelle, de pédale ou de soufflet en sa qualité de concepteur, de sauveur, de guide.
Certains trouveront ce récit fortement inspiré par le mythe de l'arche de Noé. Désolé de les décevoir, mais il n'y a aucun rapport. Les hommes du temps de Noé subissaient une punition divine; dans notre récit, d'un bout à l'autre les Hommes sont les artisans de leur propre destin. Par ailleurs, on n'embarqua aucun animal sur le "big engine", et pour cause : on avait abattu toutes les chèvres, tous les moutons, tous les animaux sauvages, éliminé le gibier, exterminé tous les poissons du lagon.
Au moins, on ne s'embarrassait pas de charges inutiles !
Quand tout le monde fut à sa place, Blogdown expliqua sobrement ce qu'il convenait de faire. Ce n'était d'ailleurs ni difficile à dire ni difficile à comprendre: le moment était venu de mettre toute la gomme.
Blogdown marqua un instant de silence, respira profondément, puis hurla:
 « Go! »

Lentement, tout se mit en marche.
L'engin frémit, gémit, émit de puissants craquements, tandis que les ventilateurs tournaient, que les panneaux se soulevaient, que les soufflets soufflaient. Il y eut un étrange fracas rythmé, comme une rafale de baffes dans un concert de pets. Le "big engine" s'étira, toutes les attaches gémirent, il semblait s'alléger à mesure que les Hommes s'épuisaient puis, après cinq bonnes minutes, il se détacha péniblement du sol. Blogdown hurlait : « Go ! Go ! Go ! Go ! » Cet effort indescriptible fut payant; en quelques minutes le « big engine » atteignit l'altitude respectable de mille mètres.

Les Hommes purent enfin apercevoir leur île au-dessous d'eux : une masse noirâtre poussiéreuse et triste. On avait gagné. Le Rêve se réalisait enfin. L'intelligence des Hommes et l'esprit d'entreprise avaient triomphé de tous les obstacles : le but était atteint. Un gigantesque cri de joie retentit et tous lâchèrent leviers, pédales et soufflets pour applaudir et taper des pieds sur le plancher. L'appareil plongea aussitôt. Blogdown poussa un cri terrible. « N'arrêtez surtout pas de pédaler, ou nous tombons ! »
Les passagers du "big engine" se remirent au travail et, tandis qu'ils s'épuisaient, Blogdown, leur expliqua non sans quelque irritation, que cette machine, s'ils en avaient rêvé, s'ils l'avaient voulue, s'ils avaient tout sacrifié pour la construire, eh bien, il était temps maintenant de lui obéir.
Blogdown lui-même ne commandait qu'en apparence, il n'était que l'interprète des exigence de la machine, le premier de ses serviteurs.
« Cette machine nous a coûté d'énormes souffrances, criait Blogdown. Maintenant, si nous voulons préserver au moins une partie de ce qui nous reste, nous devons nous soumettre à elle, strictement, et lui faire confiance. Décidément, vous ne comprendrez jamais rien au Progrès ! »

Non loin du « big engine », trois albatros planaient, immenses, légers, imperturbables.


Lundi 5 mars 2007 à 22:38




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