Huitième épisode
Ce
beau morceau d'éloquence eut peu d'impact sur les auditeurs.
Qu'avaient-ils besoin de comprendre quelque chose au Progrès ? Qui
parmi eux l'avaient vraiment voulu, ce fichu Progrès ? Et, de plus,
ceux qui l'avaient voulu ne l'imaginaient pas ainsi. Les Hommes, dans
leur immense majorité, avaient simplement laissé faire. Ils étaient
certes complices, coupable à la rigueur de n'avoir pas été suffisamment
vigilants, mais on ne pouvait pas les tenir pour des fanatiques du
Progrès. Et s'ils s'étaient tous embarqués sur cet improbable véhicule,
c'est parce qu'il n'y avait plus moyen de faire autrement !De tous côtés fusaient des protestations discrètes, étouffées, car, mobilisés par l'effort, les protestataires manquaient singulièrement de souffle. Pourtant, une revendications très claire émanait de ce tout ce brouhaha :
- Ca suffit ! On retourne sur l'île ! On arrête tout !
- Oui, c'est ça, nous ne voulons pas de ce Progrès, nous voulons vivre comme avant !
Les plus excités se seraient bien jetés sur Blogdown pour lui casser la figure, mais il ne fallait surtout pas cesser de pédaler !
- Bien ! dit Blogdown, mais comment allez-vous faire ? Jetez donc un petit coup d'œil en bas !
En bas, on ne voyait plus que la mer. Le « big engine » à la merci du vent avait dérivé loin de l'île ; celle-ci se perdait à l'horizon, loin, bien loin derrière, minuscule, inaccessible.
Une fois encore, on n'avait pas le choix. Partisans et adversaires du Progrès n'avaient d'autre solution que de pédaler à fond, de s'épuiser sur les manivelles, de se pendre aux grands soufflets.
Exténués, ils suaient à grosses gouttes. Les uns gémissaient, les autres pleuraient de rage. La machine grinçait, certaines coutures fragiles sautaient, des liens se desserraient, des morceaux de bois se détachaient. Mais pas question de réparer, on devait à tout prix rester en l'air.
Le moral des Hommes était au plus bas, mais on ne pouvait s'offrir le luxe de s'apitoyer sur soi-même, car, à la moindre poussée de découragement, la machine perdait dramatiquement de l'altitude et il fallait redoubler d'efforts pour regagner quelques mètres et ne pas s'abîmer dans les flots redoutablement proches.
Soudain, un vieillard, épuisé, poussa un cri étouffé et s'effondra sur son banc. Ses voisins se précipitèrent à son secours. La machine perdit aussitôt de l'altitude, la situation devenait critique. Alors, celui qui s'était élancé le premier eut une subite inspiration : il trancha les liens du malheureux, le saisit par les épaules, le traîna jusqu'à la limite du plancher et… le balança par-dessus bord !
Ça lui était venu tout d'un coup ! Il avait sincèrement voulu aider cet homme qu'il connaissait bien par ailleurs, et voilà qu'il l'avait jeté à la mer comme un paquet d'ordures. C'était fait !
Ce geste barbare suscita un fort mouvement d'indignation, tandis que la machine, soulagée, s'élevait de quelques mètres. Ce petit détail n'échappa à personne. Alléger l'appareil permettrait de mieux voler : on était trop nombreux à bord ! Tout le monde s'en doutait depuis le début, mais maintenant c'était clair.
Alors, chacun redoubla de zèle, chacun voulut démontrer qu'il n'était pas un poids mort, que sa présence sur la machine était indispensable. En même temps, chacun épiait son voisin, à l'affût de la moindre défaillance.
On s'épuise vite à ce jeu-là ! Quelques minutes plus tard, on put commencer à faire le tri. De nombreux corps disparurent dans les flots. Certains, plus désespérés ou plus lucides, sautèrent spontanément.
Poussé par le vent, le « big engine » poursuivait péniblement son chemin.
En tous cas, j'attends la suite avec impatience =).
B'zOo!!