Lundi 3 février 2014 à 18:30

 

C'était un fameux numéro de trapézistes. Elle volait dans les airs suivant une trajectoire calculée au millimètre et lui, il la rattrapait, toujours à l'endroit prévu, toujours au moment exact. Ce tour de force, chef-d'oeuvre de coordination, se répétait chaque soir pour le grand plaisir d'un public médusé qui ne pouvait pas se plaindre : il avait payé, certes, mais il en avait pour son argent.

Un soir elle arriva sur lui juste un peu plus vite, juste un peu plus loin, juste un peu plus tôt. L'homme eut un éclair d'inquiétude, se porta en avant, saisit un peu rudement sa partenaire. Il perçut sur son visage un étrange sourire. Le public n'avait rien remarqué, il avait applaudi comme d'habitude. Quand les lumières du chapiteau furent éteintes, l'homme demanda :

- Qu'est-ce qui t'est arrivé ? Tu m'as fait peur !

- Mais rien, il ne m'est rien arrivé. Et puis, je ne crains rien. Ne m'as-tu pas dit que tu me rattraperas toujours ?

Puis les représentations reprirent, l'incident fut oublié.

Et un autre soir, alors qu'il la trouvait étonnamment gaie et exaltée, d'une étonnante et déroutante euphorie, il la vit prendre son élan trop loin, trop fort. Il y eut un regard d'incompréhension, un choc, un moment de confusion, la prise faillit lâcher : une griffure à son poignet, elle saigna un peu.

Le silence absolu du public puis le cri étouffé qu'il lâcha montrèrent que l'incident n'était pas passé inaperçu.

- Mais qu'est-ce qui te prend ?

- Rien du tout. Tu me rattraperas toujours, rappelle-toi, tu me l'as promis. Tu ne peux pas savoir à quel point j'ai confiance en toi.

Dès lors il y eut entre eux comme un regard mauvais, une malsaine complicité. Quelque chose clochait. Cela dura jusqu'au jour où l'incident se produisit, le vrai. Il ne put attraper qu'un poignet, l'autre ...

Un garçon de piste fit descendre le trapèze, il la lâcha à deux mètres du sol, elle chuta un peu lourdement, mais sans trop de mal.

Le public siffla. Quelqu'un, dans la salle cria : assassin !

- Tu ne peux pas me faire ça !

- Et pourquoi pas ?

- Parce que ça devient impossible.

- Tu m'as promis, n'oublie pas, tu m'as promis.

- Et si je ne te rattrape pas ?

- Si tu ne me rattrapes pas, je tomberai. Je me briserai les os sur la piste et je serai morte. Donc tu me rattraperas, c'est obligé. Je te fais confiance, tu ne peux pas savoir comment.

Le soir suivant, avant même que le numéro ne commence, comme elle allait prendre son élan pour sauter, ce fut lui qui tomba. 

Lundi 13 janvier 2014 à 22:15

M. Brume est d'un naturel paisible et ne fait guère de bruit. Enfin, la plupart du temps. Car, parfois, sans crier gare, il démarre au quart de tour et laisse un peu décontenancés des interlocuteurs de bonne foi qui n'y mettaient pourtant aucune mauvaise volonté.



- Vous me pressez de dire ce que je pense de ceci ou de cela, si j'ai un truc pour gagner au loto ou pour soigner la gueule de bois. Mais alors, pourquoi ne vous presserais-je pas, vous, de vous expliquer sur que vous appelez si naturellement, si simplement, si hâtivement la vie ?
Et tandis que vous réfléchissez, permettez-moi quelques remarques en passant, pour meubler.
La vie, pour moi, c'est un choix. Quelque chose qui ne mérite pas d'être choisi ne peut pas être la vie.
Et n'opposez pas bêtement la vie à la mort, comme si entre les deux il n'y avait rien de possible. Ce qui s'y trouve, ni vie ni mort, ça n'a pas de nom officiel, alors permettez-moi de l'appeler la vroque.
La vroque, c'est presque gratuit, c'est ce qui est donné au départ et dans nos sociétés faussement douillettes tout est fait pour qu'elle dure. Il faut vraiment se démener beaucoup pour s'en débarrasser, de la vroque. Elle colle aux pieds, aux doigts, son odeur fade, son goût poisseux nous imprègne.
Donc, pour résumer, trois chose : la mort, la vie, la vroque.
Le problème, c'est qu'on ne sait jamais, quand les gens disent "la vie", s'ils ne parlent pas plutôt de la vroque.
On célèbre la vroque, entrez dans la vroque, c'est la chance de votre vroque, la vroque des stars, achetez Gurb pour vous changer la vroque, la vroque à cent à l'heure, la vroque quotidienne, ouf, il est encore en vroque ! On pourrait avoir la vroque, la survroque et pour couronner le tout : la vroque éternelle, offrez à vos enfants la vroque qu'ils méritent.
Et comme la vroque se tortille et se recroqueville en permanence sous nos yeux, il est facile de la décrire et même d'en percer les mystères, qui ne sont guère subtils.
Il y a un système de la vroque :
- avoir remplacé la circulation du sens par celle des marchandises ;
- avoir remplacé la fonction de l'imaginaire par la saturation préventive ;
- avoir réduit la question du désir à celle de l'argent ;
- avoir monopolisé toutes les ressources privatisé l'espace.
Compris, me direz-vous. On voit bien comment ça se passe : la vie pour les riches qui peuvent s'en offrir le luxe et la vroque pour tous les autres, les chômeurs, les jeunes qui galèrent, etc.
Eh bien non, justement pas. Là, vous vous fourrez vraiment le doigt dans l'oeil, et c'est très dommage parce que la différence entre la vroque et la vie, c'est juste une question de regard.

Jeudi 23 août 2012 à 11:58

Brume stagnait ou tournait en rond, ce qui revient au même. Il lisait ou tentait de lire des ouvrages de zigomarologie particulièrement abstrus. Ayant à peine entamé l'un, il se disait qu'il ferait peut-être mieux de passer à un autre plus zigomarologique encore que le premier.
Plus il lisait moins il écrivait, et moins il y voyait clair. Un ami passa, qu'il vit arriver d'assez loin non sans quelque mauvaise humeur. 
- Il y a bien longtemps que tu ne nous as pas tenu au courant de tes pensées, dit l'ami. 
- Y suis-je obligé ?, répondit Brume.
- Nullement, mais je ne doute pas un seul instant que si tu avais quelque chose à nous dire tu ne manquerais pas de nous le faire savoir. 
- Peut-être.
- Alors que cherches-tu avec tant d'inquiétude et tant d'irrésolution ? Il y a bien quelque chose qui te tient ainsi éveillé et j'ai peine à croire que cela dépende des livres que tu lis. 
- Ce que je cherche, tout d'abord, c'est un moyen de pouvoir quitter cette vie avec le sentiment de n'avoir pas agi en vain toutes ces années. Mais cela ne concerne que moi. Qui d'autre pourrait se soucier de cela comme je le fais ? Chacun se pose cette question pour son propre compte.
- D'accord. Mais encore ?
- Eh bien, ce qui me tracasse en ce moment, ce sont ces deux vieilles questions, qui résument à elles seules des siècles et des siècles de zigomarologie : 
Que pouvons-nous espérer de la zigomarologie ? 
Et, en supposant qu'on puisse répondre à la première question :
La zigomarologie est-elle bien le moyen de savoir, non pas tellement ce que nous sommes (il ne faut quand même pas trop attendre de la zigomarologie), mais ce que nous ne sommes pas ? 
Hélas ! s'il est très facile de poser de grandes questions de ce genre, il l'est beaucoup moins d'y répondre. D'autant qu'une telle réponse marquerait tout simplement la fin de la zigomarologie et, pour tous les zigomarologues, l'urgence  d'une brutale réinsertion dans un monde désespérément prosaïque.

Samedi 19 juin 2010 à 10:30

L'écriture n'est jamais qu'un instantané, la fixation très arbitraire d'une pensée fluide et toujours changeante, aussi difficile à saisir que le jeu de l'eau dans un torrent de montagne. Plus encore, ce que saisit l'écriture, avec la rigueur de la syntaxe, l'élégance du style, la clarté d'une expression rationnelle, c'est un remuement intérieur dont les pulsations ne relèvent ni de la clarté ni de la rigueur. Le texte nous semble être l'émanation la plus exacte de ce que nous sommes au plus profond de nous-mêmes, alors que justement il en l'opposé, la dénégation. Le rêve le plus fou des hommes est ce mirage de la pensée claire, ce désir qu'elle colle au réel, quelle l'exprime, qu'elle en traduise le sens, comme si hors de la parole même un sens pouvait être. Un mirage tout porteur d'illusion qu'il soit est un phénomène réel, pas question donc de nier le fait de la pensée claire, la superbe architecture de la mathématique, la stupéfiante beauté de nos cathédrales textuelles. Simplement, ce ne sont que des structures fugitives sur le chaos, des figures tracées sur le sable. C'est peut-être cela que Freud veut dire avec sa pulsion de mort. Fixée dans un discours, une forme semble indestructible, atemporelle. Considérée comme un moment du flux héraclitéen, elle se défait en se faisant, se perd en devenant autre, la forme humaine comme les autres. Nous sommes pas tels que nous nous voyons; étrangers à nous-mêmes, mais aussi porteurs au même instant de tous les moments de notre être; nous sommes donc avant tout mouvants, polymorphes, contradictoires, insaisissables. Notre aptitude à penser - qui fut elle-même acquise au cours du temps - nous permet de hasarder des figures de mondes, de créer des îlots de rationalité, montagnes à l'échelle humaine, poussière mouvante à l'échelle de l'univers. Bel amusement pour un instant du monde. C'est vain, mais justement, pour cela même, c'est beau et cela n'appartient qu'à nous.

 

Mercredi 16 juin 2010 à 12:32

 

Vous croyez vraiment que tout ce que vous racontez c'est votre cerveau qui le produit à partir de rien ?

 

Pourtant le simple fait que cela soit fait d'images reconnaissables et surtout de mots issus d'une langue qui existait bien avant que vous ne vous soyez mis à penser devrait vous mettre la puce à l'oreille.
La parole, ce n'est que du signifiant qui circule. Une balle que quelqu'un, peu importe qui, mais forcément quelqu'un, vous a lancée et que vous attrapez, pour la relancer après l'avoir réchauffée au creux de votre main.
Comme un jeu de balle, donc, le jeu de la parole vive. Des oreilles ou des yeux pour l'attraper, des cervelles pour l'enrichir, des bouches ou des doigs agiles pour qu'elle s'envole à nouveau : l'attrape qui voudra.
On ne crée qu'à partir de ce qui nous a été donné, on ne parle qu'avec des mots qui ont longtemps servi, nos plus belles idées ne sont que les héritières de millions d'autres; ce poème, en fin de compte, c'est l'humanité tout entière qui l'écrit. On ne crée pas, on recycle, on n'émet pas, on reflète, on n'envoie pas, on renvoie.
Tel est le jeu de balle auquel vous êtes conviés. Sport d'équipe forcément, mais sport d'équipe un peu particulier, parce qu'il ne se joue vraiment bien que sans adversaire et surtout parce que l'équipe n'est jamais close.

Ainsi le jeu des blogs...

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