Lundi 23 mars 2009 à 10:12
Un jour, Lilith Errature voulut sortir de sa maison, mais elle en fut empêchée par le vent qui soufflait. D’énormes masses de neige s’amoncelèrent devant sa porte. Elle se retrouva enfermée entre ses quatre murs comme dans un tombeau.
Le monde extérieur était maintenant soustrait à son regard et sa petite maison solitaire, entièrement recouverte de neige, n’existait plus pour personne.
Lilith n’en fut ni effrayée ni même contrariée. Que valent les séductions du monde extérieur comparées aux richesses insondables de l’imagination ? Et comme elle aimait écrire par-dessus tout et ne manquait ni d’encre ni de papier, elle s’assit à sa table et prit sa plume, l’esprit serein. Pendant des semaines elle noua des intrigues, inventa des personnages, évoqua des lieux impossibles, mais ces débordements-là ne durent qu’un temps. Elle reporta alors toute son attention sur ses profondeurs intérieures, se passionna pour son propre mystère, se désola de ses misères, se prit en pitié, fit dix récits larmoyants et contradictoires de sa vie puis de sa non-vie et finit par se lasser d’elle-même. Elle dressa ensuite l’inventaire de tout ce qui l’entourait, puis énuméra tous les objets qui auraient pu se trouver là mais ne s'y trouvaient pas. Puis elle décrivit en cent dix-huit pages sa gomme et son taille-crayons, fit en deux volumes le portrait d’une miette de pain. Enfin, elle se commenta elle-même : je fais ceci, je fais cela; je me lève, je ne sais pas quelle heure il est, je mange une tartine, je bois un verre d’eau. Tandis que d’une main elle prenait une tasse, de l’autre elle écrivait : je prends une tasse, je bois une gorgée de thé, je repose la tasse. Alors, il arriva ce qui devait arriver : elle se mit à écrire qu’elle était en train d’écrire, puis qu’elle était en train d’écrire qu’elle était en train d'écrire, puis qu’elle était en train d’écrire qu’elle était en train d’écrire qu’elle était en train d’écrire qu’elle était en train d’écrire qu’elle était en train d’écrire…
Jeudi 12 février 2009 à 17:45
Entendu à l’instant à la radio, sur une chaîne se réclamant de la réflexion et de la culture, ceci :
« Bientôt notre frigo décèlera tout seul que sont en passe de manquer le beurre ou les carottes et procédera lui-même à la commande… » Cela s’appelle l’ « Internet des objets », disait la dame.
La première réaction de M. Brume fut de se dire, presque sans ironie : « Le monde va de l’avant ! »
Rassurant d’entendre cela en temps de crise, pensait la partie la plus archaïque de son cerveau. Si nous sommes à la veille d’un tel prodige, quelles autres merveilles nous attendent demain ? Pendant quelques secondes il se surprit même à reprendre confiance dans cette brave vieille civilisation occidentale gréco-latino-judéo-christiano-scientifique et technique.
Mais il se ressaisit assez vite.
D’abord, est-il si difficile d’aller regarder dans son frigo s’il reste encore assez de beurre ? Est-il si difficile de noter sur un morceau de papier ce qui manque et d’aller se mêler un instant au reste du monde pour faire quelques achats ? Est-il bien là, le progrès ? Oui, bien sûr, c’est du temps libéré. Ah ! le bel argument. Du temps libéré, certes, mais pour faire quoi ? Pour mieux rester chez soi devant sa télé ?
Ou alors n’est-ce pas plutôt parce que les contraintes d'un travail le plus souvent absurde nous empêchent de procéder aux actes les plus élémentaires de la vie quotidienne ?
Qui a dit qu’il était forcément nuisible ou dégradant de sortir de chez soi, faire ses courses, de cuisiner, de manger ensemble, de bavarder et de faire la vaisselle ?
Ce progrès censé nous libérer - ainsi que partout l’on répète - n’est-il pas plutôt en train de nous expulser de notre propre vie ?
Et Brume se prit à rêver. Un sage de l’Antiquité, un vieillard de cinquante ans, pouilleux sublime, débarquerait de son lointain passé et se présenterait à sa porte. Brume l’accueillerait avec empressement et, gonflé d’orgueil, soucieux de montrer au grand Ancien à quel point nous avons su faire fleurir son héritage, il lui montrerait son bel ordinateur, lui expliquerait ce qu’est un avion, l’emmènerait faire un tour en autobus et lui parlerait avec émotion des progrès de la médecine. Il lui dirait : « Restez avec nous, restez avec moi, j’ai tellement de choses à vous dire, restez pour faire soigner vos ulcères et rajeunir votre corps fatigué, restez, je vous en prie, restez ! »
Et l’autre le regarderait avec cette tristesse que seule engendre la faillite des plus grandes espérances et lui répondrait, de sa voix douce et tranquille de sage : « Il vous faut donc tout cela pour être des hommes et avoir une vie digne d’être vécue ? En 2500 ans, c’est tout que vous avez trouvé ? Je ne m’attendais pas à cela, quel dommage ! Excusez-moi, Brume, je suis vraiment ravi d’avoir fait votre connaissance, mais je vous laisse. Des amis m’attendent sur l’agora et, moi, je ne veux pas les décevoir ».
Samedi 24 janvier 2009 à 11:44
Un autre disait : je suis enfermé, enfermé au point d’étouffer, enfermé jusqu’à la nausée, et pourtant, les murs qui m’emprisonnent, si loin que me portent mes pas, je ne puis les atteindre.
Jeudi 22 janvier 2009 à 17:14
Les raisons de ne pas écrire peuvent être aussi impérieuses et fondées que les raisons d’écrire. Tantôt celles-ci dominent, tantôt celles-là. Rien à voir avec la lassitude, au contraire. Derrière le dire ou le non-dire : le même engagement, la même inquétude.
Nous sommes d’autant plus responsables de nos paroles, qu’une fois prononcée, cristallisées dans l’écriture et données à lire, elles nous échappent et s’en vont – souvent déformées - heurter les uns et les autres avant de s’évaporer dans l’oubli général.
Au seuil de cette année 2009, je me trouve à la croisée des chemins. Le léger, le futile, le vain me sont devenus impossibles.
Alors, quand on sait ce qu’est un blog, forcément, on s’interroge…
Nous sommes empêtrés depuis un siècle dans une phase tragique dont les horreurs accumulées démentent tout espérance. La culture occidentale est morte à Verdun, à Auschwitz et à Hiroshima ; l’espoir d’un autre monde a sombré dans les procès de Moscou et les charniers du Cambodge. Les vagues espoirs de l’après-guerre ont crevé à Sarajevo ou quelque part entre la Serbie et l’Albanie, dans le morne Proche-Orient, dans la traque aux clandestins et sur les trottoirs de nos villes prospères. Mais le déni à si bien fonctionné qu’en dépit de tant d’évidences, certains se croient encore au sommet du progrès humain, dans le plus vrai et le meilleur des mondes. Pire encore, il a suffi d’un demi-siècle pour inverser les valeurs les plus fondamentales, pour ériger en absolu la satisfaction immédiate et mesquine des individus vivants, et sacrifier les dix, cent, mille générations à venir dont nous portons les germes pour un grotesque amoncellement de bagnoles, de téléviseurs, d’ordinateurs et de voyages organisés !
Aujourd’hui, c’est le monde lui-même qui se dérobe sous nos pieds. Quand Valéry, en 1919, constatait, lucide : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », il ne pouvait pas imaginer qu’un siècle plus tard nous en serions à envisager comme possible, voire probable, la fin de l’humanité en tant construction matérielle et mentale, et peut-être celle de l’espèce humaine biologique.
Sur un point – mais quel point ! – l’humanité est semblable à n’importe quel individu : née, donc destinée à mourir, vivante, donc porteuse de mort. Pendant toute une phase de la vie l’appétit l’emporte sur les forces de déclin qui déjà travaillent, jusqu’au jour où le rapport s’inverse.
Après la longue et difficile dépendance de l’enfance, émaillée pourtant d’émerveillements, après le temps de la recherche d’un équilibre au sein d’une nature à la fois généreuse et hostile, a surgi, il y a quatre siècles à peine, la grande illusion du progrès sans fin, cette ivresse d'une accumulation infinie conçue comme la seule raison d’être, le seul idéal. Mais vient un moment où, touchant aux limites du possible, toute l’énergie se porte sur une tentative dérisoire de freiner le déclin, de retarder l’échéance qui s’approche. C'est là que nous en sommes aujourd'hui, au point que certains déjà se disent : "J’espère avoir le temps de mourir avant que cela ne se passe".
2009 sera la première des années difficiles. La première et donc probablement encore une belle année, à juger les choses rétrospectivement, quand d’autres bien plus critiques lui auront succédé.
Oh ! je ne prévois pas de ces catastrophes dignes d’Hollywood ou de je ne sais quelle vengeance divine. Dans un siècle, dans mille ans, peut-être, il y aura bien encore des humains sur cette planète. Mais comment vivront-ils ? Certainement pas comme nous aujourd’hui. Il leur faudra d’autres raisons d'être, d’autres manières d’espérer. Bref, ce sera forcément un autre monde qu'il faudra bien inventer.
C’est de cela qu’il faut parler désormais.
Lundi 29 décembre 2008 à 10:47
A l’approche du grand déménagement, quand il fallut se mettre au grand tri, au grand débarras et à la grande mise en cartons, M. Brume s’aventura dans ses armoires jusqu’à des profondeurs depuis longtemps inexplorée. Non sans étonnement, il en retira des pages manuscrites, de vieux cahiers, des liasses de papiers tapés à la machine. Rien dont il ait gardé le moindre souvenir. Tout cela lui semblait d’un autre. C’était pourtant bien son écriture, ses ratures et surtout, flagrant, son désordre. Il hésita un moment, tenté de ce débarrasser de tous ces mots qui avaient déserté sa mémoire, puis il se mit à lire. Consterné le plus souvent, intrigué parfois, il n’était plus celui qui avait écrit tout cela.
Alors, où était-il passé, cet autre ? Dans quel cimetière ou dans quelle fosse commune fallait-il chercher sa tombe ? Depuis lors, physiquement, il avait vieilli, mais dans le miroir il se reconnaissait toujours; enfin c’était du moins son impression : le corps de ses vingt ans, restait identifiable, bien que déformé et alourdi. Mais s’il devait discuter avec lui-même tel qu’il était alors, parviendrait-il à se reconnaître dans les arguments échangés ? Quel seraient ses rapports avec cet étranger ? Seraient-ils capables de discuter ensemble dix minutes sans s’engueuler ? Tandis qu’il feuilletait et lisait en diagonale ces manuscrits incongrus que personne ne voulait plus défendre, le Brume d’aujourd’hui se demandait ce que le Brume d’avant-hier pourrait penser de tous ces textes qu’il écrivait aujourd’hui. Peut-être se sentirait-il trahi, floué ?
Peut-être bien, se dit Brume, mais il n’est plus là pour me le dire et à défaut de lui être fidèle, je suis le maître de son silence.
D’un geste élégant, il balança le tout au vieux papier.