Mercredi 16 juillet 2008 à 12:06


Brume se demandait pourquoi le malheur, cette évidence quotidienne semble si rebelle à toute définition objective. Pourquoi se dissimule-t-il si volontiers sous les  apparences d'une faiblesse de caractère, d'une sensibilité excessive ? Pourquoi ses causes sont-elles si difficiles à établir ?
Combien d'échecs,  combien de jour sans manger, combien d'insultes, quelle dose de souffrance physique faut-il pour que le malheur soit certain ? Existe-t-il un seuil du malheur comme il y a un seuil de la pauvreté ? Cette question a-t-elle seulement un sens ? Même une montagne de souffrances, parfois, ne suffit pas à faire un malheur.
Pourquoi certaines personnes, que le destin frappe de plein fouet demeurent inaccessibles au malheur et pourquoi tant d'autres y sombrent sans nul motif apparent ?
La faim, la maladie, la solitude peuvent conduire au malheur, mais le malheur,  c'est tout autre chose que la faim, la maladie, la solitude.
Ne serait-il en fin de compte qu'une illusion ?

Au fond, seule l'expression du malheur est réelle. Le malheur lui-même relève d'une dimension tout autre que celle du réel, du tangible et du mesurable. Le malheur est une maladie de la vie, qui survient quand se rompt le lien fragile qui fait l'unité du moi, quand se déchire la personne, ce masque que nous portons, ce rôle que nous jouons sur le théâtre de la vie, puisque tel est à l'origine le sens de ce mot.


Lundi 14 juillet 2008 à 12:51




Dimanche 13 juillet 2008 à 11:43


Nous croyons ne jamais vivre qu'une seule vie, la nôtre, qui, telle qu'elle s'accomplit, ne saurait être différente de ce qu'elle est. Un seul lieu à la fois, un seul temps à la fois, une seule personne à la fois. Et si l'on se retourne, on peut en suivre le chemin, parfois rectiligne, parfois sinueux, mais toujours comme un fil, prolongement unique du cordon ombilical. Au bilan, une vie, une seule, construite comme un récit. Pourtant, si l'on se tourne vers l'avenir, pour autant qu'un avenir soit concevable, les chemins sont incertains, les choix ne sont pas faits. A chaque étape, le parcours peut encore bifurquer par choix ou sous la pression de contraintes imprévisibles. Le présent hésite. Notre vie flotte toujours entre diverses vies possibles. La régularité, la prévisibilité, c'est le fruit de l'habitude, des conventions, de la peur du changement.
Et dès lors, on se rend compte que notre passé, en deçà de ce qui a eu lieu, est lourd de renoncements, de vies non vécues. Certains en font des romans, d'autres s'y raccrochent pour supporter la médiocrité du présent.
Quoi qu'on puisse en penser, tous ces chemins inexplorés font bel et bien partie de nos vies, et nous constituent au même titre que tous ceux que nous avons effectivement suivis.


Jeudi 10 juillet 2008 à 11:56




Mercredi 9 juillet 2008 à 12:03


Les hommes n'ont pas toujours été des hommes. Il y a bien longtemps, ils ont commencé par être des animaux comme les autres, des animaux très simples qui prospéraient là où ils trouvaient de quoi vivre et qui périssaient ailleurs. Pour leur malheur, bien plus souvent proies que prédateurs.
Un jour, donc, ces animaux devinrent des hommes. Ne me demande pas comment, mais on peut savoir qu'ils l'étaient devenus à cause de cet usage de la parole qu'ils s'étaient trouvé, et pas seulement pour communiquer entre eux. Bon, je dis « les hommes », mais ces hommes-là, ceux de mon récit, n'étaient pas tout à fait comme nous. Nos pensées, tu le sais, surgissent et stationnent bien au chaud, à l'intérieur de nous. Eux, ils portaient leur propre vérité écrite en toutes lettres sur leur corps.

Imagine ces corps couvert de signes : la peau presque invisible sous l'accumulation des mots. Commode, me diras-tu. Il leur suffisait de lire pour tout savoir. Eh bien non ! Ce n'était pas si simple. Essaie de te représenter les choses : quelle que soit la position qu'ils adoptaient, ils ne pouvaient jamais donner à lire la totalité de leur texte. D'ailleurs, ils n'avaient aucun intérêt à ce que ce soit possible. Alors, celui qui pouvait les voir lisait ce qui lui tombait sous les yeux et suppléait par l'imagination à ce qui manquait.
Et naturellement, s'il était difficile d'accéder au texte d'autrui, il l'était encore plus de se lire soi-même. On parvenait assez facilement à déchiffrer ce que l'on portait écrit sur son ventre mais pour le reste, le dos, les fesses, on n'arrivait à en apercevoir que des bouts, au prix d'invraisemblables contorsions. Et l'on ne pouvait pas se faire aider par son voisin, puisque chacun accommodait à sa propre sauce ce qu'il voyait.
Et je ne t'ai pas tout dit : sur la peau, les mots étaient souvent en désordre ; une phrase ne commençait pas forcément à la suite de celle qui la précédait logiquement ; certains mots étaient bizarrement écrits et l'on notait fréquemment d'étranges substitutions.
Enfin, pour corser le tout, personne ne naissait vierge de toute parole. En venant au monde, chacun portait déjà sur soi, comme une adresse sur un paquet, mais aussi comme un oracle mystérieux, quelques phrases définitives : la référence aux origines, la liste des appartenances, son propre nom et celui du Père, autant de marques indélébile d'une histoire qu'on n'a pas choisie et à laquelle on n'échappe pas.

Donc, pas question de tout effacer et tout reprendre à zéro, en s'inventant une histoire à sa convenance ! Toute parole nouvelle, même la plus habilement choisie, prenait forcément place dans le texte ancien, se mélangeait à lui et recevait de lui l'essentiel de son sens. Ce qui avait force de loi, c'était uniquement le texte complet, auquel personne n'avait accès, pour toutes les raisons que je t'ai données.
Voilà pourquoi, ma chère Mirabelle, ces hommes-là - qui vivaient pourtant pleinement leur vie - n'ont jamais pu savoir ce qu'il y avait vraiment à la racine de leurs pensées, ni connaître le véritable objet de leurs amours, ni vraiment comprendre le fond de leur désir. Et pourtant, tout était écrit sur leur peau !

Fin   


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