Vendredi 17 novembre 2006 à 22:52


Pour Céline, Hélène, Michael et quelques autres, le jour de vérité tomba ce matin même, où ils se prirent la vie d'un seul coup comme une baffe en pleine figure. Ils s'étaient pourtant levés comme d'habitude, chacun dans sa ville, dans sa rue, dans sa maison, dans son cocon, n'espérant rien d'autre qu'un jour ordinaire ;  ils saluèrent leurs parents, mais, pour la première fois, ceux-ci restèrent de marbre : le temps des sourires était fini.


Les masques sont tombés.

Ce matin on a abattu la dernière cloison qui protégeait l'enfance, le vacarme de la grande machine a investi tout l'espace. Ce fut comme un premier réveil en caserne. Ils dormaient tous encore loin, très loin, dans je ne sais quelle forêt brumeuse, mais les portes ont claqué, les lumières se sont allumées, la réalité s'est imposée dans toute sa laideur bétonnée.

Je crois que j'avais déjà perdu mon enfance, se disait Céline, expulsée tout d'un coup de mon corps devenu trop grand. Je ne la retrouvais plus dans mon miroir, cette enfance où tout était si simple, où n'avions que de tout petits désirs. Je n'ai pas su la garder. Il fallait un trop gros effort pour y croire encore.

Michael avait dû admettre que son père, ce héros, n'occupait qu'une place minuscule dans le monde, qu'il avait la trouille, que son destin se trouvait tout entier entre les mains de parfaits inconnus, que le centre de sa vie n'était pas le centre de l'univers. Plusieurs fois déjà, il avait perçu la fatigue, et l'inquiétude, soupçonné la précarité.

Hélène, la petite fille riche se rendait compte du caractère dérisoire et factice de sa bulle de solitude et du cordon sanitaire qui la protégeait. Tant d'argent et si peu d'âme, froid décor. Mais au nom de quoi se plaindrait-elle ? Qui s'apitoierait sur une détresse si peu crédible ?

Et il y avait déjà eu d'autres cassures familiales, d'autres misères. Mais chaque fois, tant bien que mal, on avait réussi à étendre sur le nid un manteau d'illusions cousu d'étoiles…

Ce matin, ce fut bien pire.

Mais que faites-vous, les parents ? Où m'emmenez vous ? Je veux bien devenir adulte, mais pas comme ça ; je veux bien me mettre à la tâche, mais pas pour ça. 
Je croyais que ma mère était ma mère et mon père mon père ; je ne pensais pas que votre rôle était de me mener là.

Ne leur en veux pas. Tu crois qu'ils ont trahi ton rêve, mais il y a longtemps qu'ils ne rêvent plus eux-mêmes, parce qu'ils ont trop souffert, parce qu'ils ont été humiliés, frustrés de leurs propres espérances. Il y a longtemps qu'ils n'y croient plus.  Tes rêves ressemblent trop à ceux qu'ils ont faits autrefois ; ils éveillent trop de mauvais souvenirs. Leur adhésion à ta démesure s'arrête là. Ouvre les yeux ! A partir de maintenant, c'est chacun pour soi et la réalité pour tous.

On savait bien que la vie d'adulte ne serait pas facile, mais on l'envisageait sur le mode héroïque, comme une sorte d'épopée mythique, une conquête fantastique. A quoi bon venir au monde si ce n'est pas pour tuer des dragons, épouser le plus beau des prince ou sauver la galaxie ?

On se représentait la vie comme une quête, comme l'accomplissement d'une grande promesse. Les petites classes avaient apporté la lecture et l'écriture, les couleurs et des chansons, et tous attendaient la suite avec impatience.

Elle n'a pas traîné, la suite : morne, prosaïque et quelconque : ta scolarité, ta formation, ce que tu prenais pour l'apprentissage de la vie, ce n'était qu'un investissement, une option prise sur ta tête par une instance anonyme au nom des impératifs supérieurs du marché. Et les profs, qui jouent toujours sur les deux tableaux, incapables de choisir entre le cynisme ou la candeur, tu les vois qui défilent comme des zombies ou des chiens de garde, ou des larbins, ou des paumés. Les uns affichent clairement la couleur ; les autres brouillent les pistes ou s'emmêlent dans leurs propres incohérences. Pitoyables surtout ceux qui pleurnichent sur des lambeaux de culture, sur ces œuvres flamboyantes qu'ils ne savent plus transmettre !

C'est pourtant simple à comprendre ; tu te prépares simplement à entrer dans le grand remuement qui fabrique des sous avec des sous, le cycle de la valorisation du capital. Si tu es docile et habile, tu toucheras ta part et ton billet d'entrée pour la galerie marchande ; tu rachèteras ce que des misérables auront produit et que ton bagout, aura fait vendre : pacotilles étiquetées « bonheur », bien en évidence pour qu'on ne soit pas tenté d'aller le chercher ailleurs. Salarié et consommateur, tu auras servi deux fois et bien mérité de la croissance. Mais cela seulement si tout va bien, car les moins chanceux se retrouvent englués dans la vie, comme on peut l'être dans un quartier pourri saigné par la guerre des gangs. Cherche-toi un protecteur, qui te méprisera, mais qui te maintiendra en vie. Cède-lui ton âme, tu feras des saloperies, mais tu n'auras plus la trouille ; sinon, tu rejoindras les épaves, les larves, tous ceux qu'on nourrit comme des chats errants ou des pigeons ou qu'on laisse crever dans leur coin parce qu'il est encore interdit de les tuer.

Mais tout cela, à la limite, on le savait. Le plus dur c'est cette terrible découverte : on n'est pas aimé des siens. Comment ? Pas aimé ? Tu oses dire une chose pareille après tout ce qu'on a fait pour toi ? Mais oui, pas aimé, mal aimé, plus aimé.
Ce qui était aimé, ce qu'ils aiment probablement encore, c'est justement ce qui a disparu. Une image perdue, un fantôme : illusion pour toi, illusion pour eux.  Mais si, rassurez-vous, ils vous aiment et sont prêts à souffrir pour vous jusqu'à en mourir. C'est simplement l'amour, qui n'est pas tout à fait ce que tu croyais.

Ah ! qu'ils sont seuls, ceux qui tentent malgré tout de préserver leurs rêves, de les garder en vie. Qu'est-ce qu'un rêve sinon le souvenir d'un bonheur perdu, une tentative pathétique de recoller les morceaux d'un monde qui n'était même pas fait pour exister...

On ferme la porte derrière soi, on se met en marche, ombre hésitante, on suit son chemin à tâtons, et l'on croise d'autres ombres, d'autres solitudes, on tombe dans les bras les uns des autres, on bascule dans l'irréel, dernière illusion d'enfance, et l'on s'arrache des promesses qu'on ne peut tenir. Ah ! si le temps pouvait s'arrêter !

Pire, on essaie de se fabriquer un univers rose bonbon de poupée Barbie, on se pâme devant la Star Ac, on se croit dans un immense casting, on se la joue en donnant des coudes et en balançant des coups de pied, pour prendre la tête d'une compétition dérisoire.

Pire encore on s'installe dans le déni, le délire meurtrier, les blafardes clowneries du fanatisme, l'automutilation ou la défonce, mais on sait qu'on sera rattrapé tôt ou tard ; tôt ou tard, il faudra payer et la note sera salée. Ou alors c'est déjà payé depuis longtemps et il n'y a plus rien à faire.

Au fond, notre belle époque s'entend à chouchouter des enfants, parce que les enfants sont devenus les consolateurs des adultes désorientés, de purs fantasmes, et un formidable ressort commercial ; c'est l'époque des bisous et des jolis sourires, une époque qui ne sait plus faire des humains prêts à saluer la beauté et à affronter leur destin sans peur. Elle produit en série des instruments, des agents économiques, des temps de cerveau disponibles, et se fout éperdument d'aider à bâtir des personnes. Si tu y tiens, tu n'as plus qu'à te construire toi-même, de bric et de broc, en tâtonnant. Mais surtout, surtout, n'y va pas tout seul.

Humanité, fragile espérance, hasardeux projet de plusieurs fois cent mille ans d'âge, pour te servir, il en faudra, de la lucidité et du courage. Mais même s'il ne reste pour le faire qu'une poignée de survivants harassés, que chacun  s'efforce d'en être ! Ils se tiendront par la main et trouveront leur bonheur !


Par asticow le Samedi 18 novembre 2006 à 17:45
Merci du tuyau pour les commentaires :)
Par Marko.N.A le Samedi 18 novembre 2006 à 17:55
Je pense que cette société consumériste devient de plus en plus oppressante pour beaucoup, moi y compris, la machine s'emballe et son contrôle nous échappe, le temps de réagir est venu ...
Par degraal le Samedi 18 novembre 2006 à 21:04
j'aime beaucoup ta façon d'écrire.. à tel point que je suis incapable à l'instant présent de réfléchir pour savoir si je suis d'accord avec telle ou telle chose que m'évoquent ce texte, je le suis...
Par soft-snow le Samedi 18 novembre 2006 à 22:18
Lu et relu, cet article. Depuis ce matin j'y réfléchis. Je m'y retrouve plus que tu n'peux même l'imaginer, me reconnais en des mots que je n'ai jamais avoués et que tu lâches quand même. Ils devaient venir logiquement avec ce genre de thème, alors finalement je m'en trouve consolée : j'ai évoluée en toute logique. En fait, ça m'afflige un peu tout ça. Au nom de quoi a-t-on, un jour, sacrifié les rêves sur l'autel avoué de l'économie ? Qu'est-ce qui bloque l'Humanité, elle qui prétend tout pouvoir, dans sa quête de l'amour idéal ?

Le chemin, vu du bas, semble sinueux et la pente bien raide. Souvent on a des vues sur ceux qui trônent là haut. Comment ont-ils fait. Que leur a-t-on dit pour qu'ils soient persuadés que continuer à grimper était la solution. Que reste-t-il, derrière le cadavre des illusions infantiles.
Les questions se prennent par la main, forment une ronde un peu carrée, d'où sont bannis les points d'interrogation qui d'ordinaire viennent pêcher la réponse. Les questions sont trop absolues. Elles n'attendent pas de réponse nette. Juste un point de vue. Un conseil ? Parce qu'ici bas c'est la tempête, et qu't'as dû en vivre tant déjà...

=)
Par Nahoy le Dimanche 19 novembre 2006 à 3:11
Ce texte vient de me donner un bon coup de blues , c'est tellement vrais , comme beaucoup d'entre vous surement ,les parents on des enfant pour leur propre plaisir , essai de les faire à leur image mais quand ils voient que tout ce qu'ils ont fait ne leur convient plus , que l'enfant commence à avoir ses propre opinions qui dans la plupart des cas ne plairons pas aux parents il nous laisse alors tomber . et c'est la nous enfants que l 'on se prend le mur de la vrai vie en pleine face . .
Par K-helys le Dimanche 19 novembre 2006 à 11:30
:)
(je sais c'est petit comme commentaire mais j'ai rien d'autre à dire, je marque mon approbation, mon plaisir de te voir écrire si...joliment!, ma surprise de voir comme tu peux te rappeler ce qu'on peut ressentir à cet age pas si facile... j'aime beaucoup ce que tu fais, mais vraiment)
Par que-vent-emporte le Dimanche 19 novembre 2006 à 11:58
Nahoy, tu ne m'as pas tout à fait compris le fond de ma pensée, mais c'est ma faute, je me suis mal exprimé. Quand je disais que les enfants sont les jouets de leurs parents, je ne voulais pas dire que les parents font joujou avec leurs enfants. Je voulais dire qu'ils sont enfermés eux-mêmes, que nous sommes enfermés, dans un système qui dévalorise tellement l'adulte qu'il l'infantilise, le place sous la dépendance d'une enfance fantasmée. L'enfance de nos enfants nous console en quelque sorte de la condition à laquelle nous sommes réduits. J'ai modifié le texte, qui, maintenant, est plus fidèle à ma pensée.
Par capric3-dun-j0ur le Dimanche 19 novembre 2006 à 14:22
Et moi comme une illétrée j'ai rien captouillé. Je crois que je reviendrai lire cet article après m'etre allongée un petit bout de temps.
Par indira le Dimanche 19 novembre 2006 à 22:23
je vais d'abord m'exprimer sur le rêve, quelque chose de si fragile qui peut-être briser en un rien de temps! mais le rêve c'est l'espoir, l'espoir d'un monde meilleur. Le rêve c'est une flamme d'espoir qu'il faut maintenir en vi car sans rêve on devient aigri, c'est comme si la vie perdait son intérêt.
Ensuite je vais parler de cette société où règne l'individualisme, où on est plus à l'écoute des autres, ce monde où la solidarité n'existe quasiment plus, on pourrait appeler ce temps ère de l'argent. On donne un but aux hommes avoir de l'argent comme si en avoir tant et plus pouvait faire le bonheur, mais ce n'est que du matériel... Les vraies valeurs ont disparu de ce monde en tout cas de la majorité des pays et c'est dommage, mais peut-être qu'un jour l'humanité s'en rendra compte, en tout cas je l'espère (encore un rêve :) ).
Ton texte me fait beacoup réfléchir, je t'ai écrit quelques une de mes impressions je vais le relire et t'en écrire d'autre en tout cas j'aime beaucoup!!
Par Plaiethore le Dimanche 19 novembre 2006 à 23:44
Je ne peux faire un peu miennes les pensées de ce texte...
Je pourrais apparaître comme la particularité qui confirmerait une généralité…
Mes parents ne m'ont jamais laissé tomber, m'ont toujours soutenu et encouragé, et cela quelques soient les chemins que j'ai voulu suivre. Ils m'ont donné l'autonomie sans jamais réfuter leur responsabilité.
Plusieurs de mes proches connaissent également les vraies valeurs d'une famille aimante et attentive, qui ignore l'âge d'une majorité.
Je me suis, grâce à eux, construit de briques et de roc. C'est ainsi que je grandirai à mon tour mes propres enfants : le fil au coeur et non à la patte.
Ne soyons pas défaitistes.

Par LaPetiteSarthoise le Samedi 25 novembre 2006 à 13:53
je pourrais dire pareil que Paiethore...

J'aime quand même beaucoup ce texte :-)
Par maud96 le Dimanche 26 novembre 2006 à 14:20
Un texte que je lis très "en retard"...
Le diagnostic-bilan me semble dur... sans doute, puisque tu le vois comme çà, est-il vrai pour beaucoup.
Seule réserve, déjà relevée : les parents (les miens,en tout cas !), souvent aussi conscients que toi sans doute de ce conditionnement "rouleau-compresseur", ne sont pas trop responsables, au plus engrenés eux-aussi à leur corps défendant dans ce "système" (que je "sens" très opérant ici, dans une université anglophone !). Même s'ils nous laissent aller "nous faire "bouffer" par l'Ogre, ils restent notre dernier point d'attache en cas de prise de conscience trop désespérante. Eux, la famille, quelques amis et éventuellement un amoureux...
Par monochrome.dream le Jeudi 9 décembre 2010 à 21:30
Ce texte... J'aurais aimé l'écrire.
Tu m'arraches les mots de la bouche, souvent, mais pas ceux que j'aurais pu dire : les autres, encore derrière, ceux qui, sans ta plume pour les faire jaillir "comme de moi", n'auraient jamais vu le jour.
 

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