Samedi 30 août 2008 à 15:16


Barnabé connaît sa maison, il en a exploré tous les recoins. Il connaît le jardin derrière la maison, ses herbes folles, ses fleurs plus ou moins sages, les bestioles qui le peuplent. Il connaît son quartier et tous les gens, tous les chiens, tous les chats qui l'habitent et même quelques fantômes qui le hantent. Il ne croise jamais un passant, connu ou inconnu, sans lui adresser un sourire, dire bonjour ou entamer un brin de conversation. C'est comme ça, vivre. C'est prendre sa place dans l'entrelacs qui rend les gens interdépendants, solidaires ou franchement haineux, qui les relie plus ou moins étroitement et cela, souvent, sans qu'ils en soient conscients. Le commerçant n'existe pas sans ses clients, le piéton sans le chauffard, le vieux con sans le reste de l'humanité qui l'horripile. Le bonhomme du cinquième qui hait les chiens est lié sans le savoir à la dame d'en face, qui laisse son infâme caniche crotter sur le trottoir. Ils ne se sont jamais vus, parce qu'ils ne sortent jamais à la même heure. Mais quand il entend vociférer le grincheux, Barnabé sait mieux que lui à qui il s'adresse.
Barnabé est souvent dehors. Il trempe dans la vie des autres comme une serpillère dans un seau.
Il est tellement dehors qu'on l'engueule. Et qu'est-ce qu'on lui reproche ?
Son désintérêt pour les affaires du monde.
Chaque jour, c'est la même litanie : 
- Barnabé, tu n'es pas sérieux ! Une guerre terrible vient d'éclater entre le Salbazar et le Kelsaltan ; elle a fait des milliers de victimes en trois jours et tu n'es même pas au courant ! Un yacht de luxe a été pris d'assaut par des pirates dans la mer d'Empot et tu t'en fous ! Et le tragique naufrage de notre équipe nationale de tricot aux jeux olympiques, tu n'y penses même pas, parce que tu n'en sais rien ! Et ne ne parle pas des peines de cœur du président Nabozy, de la guerre des chefs au Parti Ramolliste, du réchauffement implacable du climat ! Sais-tu seulement que le dollar baisse, que l'inflation galope, que l'euro prend l'ascenseur, que la croissance s'essouffle, que le chômage  enfle, que même Pardonna se lance dans la politique ?
Tu te fous du monde, Barnabé !
Alors, pour avoir la paix, Barnabé, de l'air le plus démonstrativement désolé, répond:
-Désolé.
- Non, pas désolé, ça ne va pas ! Arrête donc de traîner dans la rue, rentre, installe-toi dans le salon, regarde donc la télé, instruis-toi, sinon tu finiras complètement ratatiné, ici où rien ne se passe, parce que justement c'est ICI.
Et sans conviction, Barnabé gagne le salon, pose une demi-fesse sur un coin de fauteuil et laisse traîner son regard.
On lui a dit de se planter là, de presser le bouton de la zapette. Pour contempler le monde ! Malheureusement, il a beau s'appliquer, ce n'est pas le monde qu'il a sous les yeux, mais un meuble banal dans son salon banal. Un meuble sur lequel se forment et se déformaient des images, et qui lance dans le vide des flots de paroles. Les images, il les voit, mais le monde...

Alors il se plaint :
- Il n'est pas là, le monde.
Et on lui rétorque :
- Mais si ! Regarde donc, écoute donc, instruis-toi donc !
- Mais à quoi ça rime, tous ces endroits où je ne suis pas, tous ces gens à qui je ne peux pas parler, et ce blabla qui ne veut pas s'arrêter. Le monde, ce n'est pas ça. Le monde, c'est un endroit où je peux faire quelque chose.
- Mais qu'est-ce que tu voudrais faire, mon pauvre Barnabé. En plus, maladroit comme tu es… Et puis, franchement, est-ce qu'on est là pour faire quelque chose ?
- Ah bon ? Je croyais…
- Mais tu n'y comprends rien, Barnabé. Tout le monde regarde la télé. Donc nous aussi on regarde la télé. Et ce n'est pas pour « faire quelque chose », c'est pour ne pas rester complètement ignorant, bêta, plouc. On regarde la télé parce qu'il faut être au courant. Vivre au XXIe siècle et ne pas être au courant ? La honte !
- Mais au courant pour faire quoi ?
- Tu recommences ! Eh bien c'est pour que tu n'aies pas l'air idiot quand tu discuteras avec les gens. Imagine un peu que tu ne connaisses même pas la dernière chanson de Britt Respire !
- Britt Respire ? Je ne sais même pas qui c'est.
- Mon pauvre Barnabé !
Et Barnabé contemplait la faim dans le monde, les derniers rebondissements de la campagne présidentielle Tasmanienne ; il regardait plonger l'économie occidentale... Puis, sur un ton navré, la présentatrice fit le bilan du tout dernier accident d'autocar, sur un fond d'ambulanciers débordés et de badauds en train de prendre des photos.
Il chercha un visage connu dans la foule, tenta d'accrocher un regard, mais déjà le sujet avait changé. On parlait maintenant de la mévente des tomates.

Le pire, dans toute cette affaire, c'est que Barnabé aurait dû être agacé de se voir contraint à rester là comme une bûche devant ce meuble stupide. Or, loin d'être irrité, il se sentait coupable, coupable et impuissant, coupable d'être impuissant.

Et là, tout d'un coup, il comprit le truc.
Ça fonctionnait comme ça.
Un échange, en quelque sorte, donnant, donnant. Ce qu'ils appellent le monde, on te le sert comme un spectacle. Avec tout ce qu'il faut pour satisfaire ta curiosité. En échange, tu restes bien tranquille, vautré dans ton fauteuil. Tu finis par croire que ce fouillis d'images, c'est le monde lui-même. Le tour est joué. Désormais, le monde, il est là et nulle part ailleurs. Tu veux le monde, fixe l'écran, c'est ta fenêtre.
Et attendez, ce n'est pas fini !
Ce que tu vois te bouleverse. Te voilà ému, la larme à l'œil, indigné même,  mais toujours dans ton fauteuil; farci de grands sentiments, mais paralysé. Comme c'est triste, tous ces malheurs. Oui. C'est tellement triste que… conclusion :  Il n'y a rien à faire. c'est affreux, mais ça nous échappe complètement. Hors d'atteinte des simples pékins, le monde ! Alors, que chacun reste enfermé dans sa maison, verse une larme de temps en temps, mais laissons donc le monde une fois pour toute derrière l'écran de la télé, bien tassé au fond de la boîte à images entre deux couches de pub !

Eh bien, non !
Barnabé éteignit le poste d'un énergique et définitif coup de savate et sortit aussitôt à la recherche de son ami Mamadou, qui avait besoin de lui.
Rien à voir avec le monde, rassurez-vous ! Juste une affaire de papiers qui manquent...

Par with-the-light-out le Samedi 30 août 2008 à 18:06
Le monde tiens .. et l'arreter pour en descendre .. deux trois minutes le temps de souffler, de retrouver ce papier, d'appeler la dame, la faire rire .. je l'ai reçu finalement ! Un joli papier qui dit que j'ai une tête en air (mais en air propre et non traité par leur déodorisant en forme de sapin ou de lapin, un joli air) mais que j'ai bien fait joujou chez les militaires. *soulagée*

J'espère te recroiser bientôt monsieur, pour bavarder un peu.
Par maud96 le Lundi 1er septembre 2008 à 22:50
J'adore... le coup de savate qui achève la télé inconsistante surtout... et les allusions "jeu-de-mots" à l'actualité, qui montrent que tu la suis quand même cette actualité... de loin, ou plutôt de dessus, d'en haut, distant. Bruits, paillettes et fureurs pour masquer le réel.
Par Ch0u.Fleur le Mardi 2 septembre 2008 à 16:50
Est ce que Barnabé vit par les autres?
Est ce que Barnabé vit a travers les autres?
Et est ce que c'est bien?
Par maud96 le Lundi 8 septembre 2008 à 12:32
Juste pour répondre à ton com : j'ai eu la curiosité (maladive chez moi !) de chercher sur le net "enfiferouâper", le concurrent d'"enfirouaper". Et, surprise, j'ai eu une réponse ici : http://fr.wiktionary.org/wiki/Discuter:enfirouaper" onclick="window.open(this.href); return false;">http://fr.wiktionary.org/wiki/Discuter:enfirouaper . Ta science m'impressionne ! Mais du coup, j'ai appris un "gros mot" (tout à fait en bas de la page) provenant de "l'argot parisien". Je comprends pourquoi les québécois n'utilisent plus "enfirouaper" : "fuck" est tellement plus simple à prononcer !
Ce quui est très drôle, c'est que les canadiens font eux-même un mot de ces vieux mots dont ils ont parfois oublié l'usage. Lire ici : http://artisardeche.superforum.fr/jeux-blagues-divertissement-f1/enfiferouaper-t542.htm" onclick="window.open(this.href); return false;">http://artisardeche.superforum.fr/jeux-blagues-divertissement-f1/enfiferouaper-t542.htm :))
Par pelote le Dimanche 9 janvier 2011 à 15:01
Je recherchais cet article, il m'avait beaucoup marqué. (Je suis étonnée de ne pas l'avoir commenté d'ailleurs! Peut-être en privé ? je ne sais plus!) Enfin bref, j'adore ce texte, et cette idée que l'on prend l'image pour l'objet, c'est quand même en quelque sorte un sacré pilier de notre appréhension du monde. Ca me fait toujours du bien de penser à cet article quand les gens me regardent ahuris et me disent "tu savais pas ça ?!". Et d'un air désolée je dis "ben non...". Mais encore faut-il faire quelque chose pour le monde tel qu'il se présente à nous.
Par Musi le Dimanche 9 janvier 2011 à 15:49
Un grand merci a pelote qui déterre pour moi de vieux articles !
La télé, c'est a mon sens ce qui est presque le plus abouti et le mieux fait dans la société d'aujourd'hui. Il est absolument fascinant de constater a quel point sont hypnotisés.
Parle dans la rue, avec n'importe qui, d'un journal. Je prétend que la personne sera capable d'exercer son esprit critique. "Ce n'est pas parce que c'est écrit que c'est vrai"
Mais mon impression est que les gens croient la télé, le journal de 20h les yeux fermés ! Impression biaisée sans doute parce que simplement mon "étude" se base sur peu de gens, mais il me semble que l'attitude des gens vis a vis de la télé est très différente que par rapport aux autres médias en ce sens qu'elle est eu remise en question....
Personnellement, je n'ai jamais eu la télé chez moi. J'en suis très heureux et remercie mes parents !
 

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