Cinquième épisode
Il leur fit un grand discours et, quand il eut fini, les jeunes le regardèrent médusés. Quoi ? voler ? comme les oiseaux ? Ce serait possible ? Blogdown sourit :
- Evidemment que c'est possible. Bon ! Assez perdu de temps, mettons-nous au …
Il cherchait dans la langue des Hommes un mot pour "travail", mais il n'en trouva aucun. Il dit "work" et c'est ainsi que la Civilisation (la seule, la vraie, avec sa belle majuscule) força l'entrée de l'île Monde.
Aussitôt, les jeunes regagnèrent le village le plus proche et répétèrent les paroles de Blogdown, sans grand succès. Ces idées folles dérangeaient trop les habitudes. Tout le monde rêvait de partir, certes, mais si les rêves sont les rêves, c'est justement pour qu'on ne se soucie pas de les réaliser ! Les plus vieux se montrèrent particulièrement grincheux ; mais que peut valoir le point de vue des Anciens, si vénérables soient-ils, dans une société complètement dépourvue de hiérarchie ? On laissa donc faire, comme d'habitude.
Le lendemain matin, six adolescents boutonneux se présentèrent sur la plage, pour le "work".
Au mépris des traditions les plus ancrées, Blogdown ne se mit pas lui-même à l'ouvrage mais donna des instruction. Les jeunes hésitèrent, se grattèrent la tête un bon moment, puis s'exécutèrent. Ils étaient incroyablement maladroits, dissipés, inefficaces, mais se soumirent d'assez bonne grâce, car ils découvraient une jouissance nouvelle : le soulagement de ne plus dépendre seulement de son bon vouloir, l'obéissance à la volonté d'autrui, la soumission à une autorité, la discipline. Pour un début, ce n'était pas si mal. Quand Blogdown ordonna aux jeunes d'abattre des arbres et de couper des roseaux, les jeunes abattirent des arbres et coupèrent des roseaux. Il fallut aussi fabriquer des outils, filer des fibres, pêcher des poissons pour faire de la colle. Trois semaines plus tard, une clairière trouait la forêt.
Les Anciens se demandaient combien de temps il faudrait à la nature pour remplacer les arbres abattus; ils discutèrent de cette question à perte de vue; mais, tandis qu'ils se perdaient en conjectures, le "work" continuait. Une deuxième clairière s'ouvrit un peu plus loin, puis une troisième.
Les habitants observaient ce manège avec curiosité. Petit à petit, les mentalités évoluèrent. Chaque matin, de nouveaux candidats se présentaient pour le "work".
Pour dire les choses franchement, personne ne croyait aux promesses d'évasion formulées par Blogdown, mais cela n'avait aucune importance. Il se passait enfin quelque chose sur Monde ; des changements perceptibles dynamisaient le temps. Désormais, chaque jour fut différent du précédent. Un système se mettait en place, qui changeait la vie ; l'île perdue entrait dans l'histoire.
Bientôt, les "workers" furent tellement accaparés par leur tâche qu'il n'eurent même plus les moyens de subvenir eux-mêmes à leurs besoins vitaux. A l'instar des malades, des invalides ou des grands vieillards, ils furent nourris par leurs proches, puis par de moins proches.
Chaque jour on abattait des arbres, on broyait des fibres, on découpait, on assemblait, on collait, on râpait, on se blessait même. Certains commençaient à se demander si le "work" n'était pas un peu fatigant.
Quelques mois plus tard, la population s'était scindée en plusieurs groupes dont les frontières étaient clairement marquées : les bâtisseurs, les transformateurs de matière première, les pourvoyeurs de matière première, les cueilleurs, les chasseurs, sans compter les champions de la traditions, ces irréductibles fainéants que certains commençaient à regarder de travers.
En moins d'un an, le temps devint une denrée rare, le "work" passa au premier plan de la vie sociale, plus personne n'eut une minute à soi. Sur la plage, les matériaux s'accumulaient, formant un énorme tas, derrière lequel quelque chose de monstrueux s'édifiait.
Certains commencèrent à se poser des questions.
Etait-ce bien raisonnable ?