Dimanche 4 mars 2007 à 19:16


Sixième épisode

La question pouvait se poser en effet. Mais, comme chacun le sait, elle ne vient à l'esprit que quand elle n'a plus de sens, qu'il est trop tard et qu'on ne peut plus revenir en arrière.
Deux ans après le début des travaux, la forêt avait été bouleversée ; les arbres utiles au "work" étaient devenus rares ; on devait parfois en abattre trois pour n'en extraire qu'une minuscule pièce de bois. Les troncs et les branches inutilisés pourrissaient sur place. Exposés au soleil, les buissons qui avaient fourni tant de fruits abondants et savoureux se desséchaient et crevaient lamentablement. Pour tenter de cultiver quelques malheureuses céréales, on avait brûlé des hectares de taillis. Les insectes et les rongeurs pullulaient ;  en vagues saisonnières, ils déferlaient sur les végétaux survivants. Le gibier se faisait rare ; les poissons semblaient avoir déserté le lagon. Les sources d'eau potable tarissaient, car l'eau de pluie lavait les sols et formait des torrents dévastateurs qui se perdaient dans l'océan.

Mais trêve de lamentations ! Pourquoi cette obstination à toujours insister lourdement sur le mauvais côté des choses ? C'est la rançon du progrès, mais payez la rançon et le progrès se révélera à vous, dans toute sa fascinante beauté !

Près de la grande plage, en effet, le "work" produisait un fruit, autrement plus impressionnant que toutes les baies des bois. Sur une vaste esplanade sablonneuse, au milieu d'un indescriptible amas de débris et de détritus, se dressait maintenant une monstrueuse machine. C'était un assemblage insensé de bambous, de roseaux, de lattes de bois; des pédales et des manivelles partout, des hélices impressionnantes et des panneaux articulés.
Et quelle activité tout autour ! Blogdown, maintenant, n'était plus le seul à donner des ordres. Le pli était pris ;  une armée de chefs, de sous-chefs et de contremaîtres s'était constituée et l'on parlait même de recruter une brigade de surveillants pour donner de l'ardeur aux paresseux et débusquer les derniers réfractaires au "work".
Toutes les ressources de l'île devaient être mobilisées pour construire la machine. La grandeur du "work" valait bien cet effort.
Et puis, il faut bien le dire, on n'avait plus le choix.

Le temps pressait. Ce temps autrefois si lent à passer courait maintenant comme un fou. Une sévère disette exténuait les plus faibles ; la population diminuait spectaculairement ; les nouveaux-nés crevaient comme des bêtes quelques semaines ou quelques jours après être venus au monde. L'île Monde, meurtrie, à l'agonie, serait bientôt un piège fatal. Aucun doute n'était plus permis : le salut des Hommes résidait dans la machine volante, le "big engine".
A peine désignés, les surveillants furent chargés de traquer ceux qui ne croyaient pas à l'évidence, les défaitistes qui prétendaient encore que cette saloperie de machine ne volerait jamais. Il fallait mobiliser les conscience !  Energiquement encadrés par les surveillants, les Hommes furent même conviés à célébrer Blogdown comme un héros providentiel, le Sauveur.
Où en serions-nous s'il n'était pas là !
Quelques isolés, pas encore complètement décervelés par le "work", avaient beau faire remarquer qu'on avait créé le problème en même temps que la solution, on leur démontrait, de façon frappante, donc imparable, qu'on avait aussi bien créé la solution en même temps que le problème et qu'au point où on était, il fallait s'en contenter.

Un beau jour, avec l'abattage du dernier arbre, la capture du dernier animal, la pêche du dernier poisson et l'ingestion de la dernière semence, tout fut enfin terminé.
Epuisés, les Hommes n'eurent même plus la force de rejoindre leurs huttes délaissées. Ils se laissèrent tomber sur place. Quelques increvables s'obstinaient à vouloir faire la fête, mais il ne restait rien à manger, juste un peu d'eau, rien qui pût rappeler les joyeuses soirées d'autrefois, quand on n'était encore que de misérables primitifs. Qu'importe ! Il fallait partir, de toute urgence. A l'aube, le lendemain, Blogdown pria tous les chefs d'ordonner aux sous-chefs de sommer les contremaîtres et les surveillants de ratisser l'île tout entière afin rassembler tout le monde, ce qui fut fait.


Par LaPetiteSarthoise le Lundi 5 mars 2007 à 17:59
Elle fait peur, ton histoire... J'ose espérer que la réalité est quand même moins noire (ou n'est-ce que parce que l'échelle est plus grande que nous le voyons moins ?)
Par maud96 le Lundi 5 mars 2007 à 23:34
Parabole du "progrès" machiniste forcené dont notre civilisation s'enorgueillit... Le pire, c'est que tout paraît bien résumé !
Pour mes études, oui, je suis dans une unversité anglophone très "productiviste" aussi : l'important est moins de se laisser imprégner par une culture que d'accumuler des savoirs et des recettes... Je m'en rends de plus en plus compte... Mais il reste des "â-côtés" (matières à options) qui sont intéressantes... Mais, toujours le productivisme : il faut absolument tout faire entre Août et Mai, pour pouvoir faire une 3ème rentrée en Mai, avec un troisième "trimestre" réservé aux "étudiants" de l'été... Je dois "vider" ma chambre fin Avril... çà marche comme l'hôtellerie en montagne... Du coup, peu de temps pour lire et assimiler vraiment...
Mais, on apprend aussi à travailler plus responsable et plus vite... (pas de cours magistraux, lecture du cours polycopié et interrogation dès le lendemain par le prof en amphi (testing) )
Par Monochrome le Lundi 12 mars 2007 à 19:54
La Civilisation, comme tu l'as toi-même nommée, la Civilisation est un fléau. Elle mobilise les forces dans l'unique but de produire "des richesses" qui seront réinvesties au nom du Progrès. A terme, ce Progrès devrait bien finir par sauver le monde ! Alors on espère...et on bosse !
Par monochrome.dream le Mardi 8 mars 2011 à 12:34
Ca sent le roussi...
 

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