Mercredi 25 avril 2007 à 22:08

Certaines choses nous semblent incompréhensibles et inacceptables. Pour autant, faut-il les ignorer ?
Il existe toujours un point de vue à partir duquel les idées ou les comportements les plus insensés acquièrent une cohérences. Cela n'implique pas que nous les acceptions ; tenter de comprendre n'est pas approuver, c'est simplement reconnaître un fait. Si l'on veut faire autre chose que de verser des larmes de crocodile, il faut commencer par là.

En se regardant dans le miroir, elle acquit la conviction que ce corps debout devant elle n'était pas le sien, le vrai, celui auquel elle avait droit, celui qu'elle pensait avoir.
Celui-là, on le lui avait volé. A la place, il ne restait que… ça.

C'est une horreur que de se réveiller un beau jour dans la peau d'une autre. Pendant quelque temps, elle avait eu des doutes, elle avait soupçonné quelque chose, et puis, un beau jour, la révélation : ce n'est pas moi. Impossible !
Elle était incapable de savoir quand la substitution avait eu lieu.
Elle nourrissait une sourde haine contre l'intruse : ses poils, son odeur, l'épaisseur de ses traits, ces formes.  Tout ce chaos qui avait pris possession d'elle, qui avait déformé ses traits, produit cette caricature.
Elle ne pouvait pas dire « mon nez » mais « ce nez », « mes cheveux », mais « ces cheveux ».
Impossible !
Il fallait châtier l'envahisseuse ! Empêcher ce corps de prendre du volume, de proliférer comme une tumeur :  le priver d'aliments, le forcer à régresser, l'étouffer, l'anéantir. Pour retrouver ses traits véritables dans cet amas monstrueux. Peut-être. Pour renouer avec son image. Peut-être. Pour cela,  étrangler, creuser, élaguer, couper, vider.
En agressant ce corps, ce n'est pas elle qu'elle visait, pas folle à ce point, mais l'intruse…
La lutte était engagée, une lutte à mort. Et parfois, ce corps, cette bouche avide, cet estomac qui prenait le dessus ; aussitôt il fallait chasser le trop-plein, vider l'abcès, se décharger de tout ce pus.
On lui avait dit qu'elle grandirait. Oui, d'accord, elle devait grandir mais pas se trouver ainsi, séquestrée par une autre !
Elle s'accrochait désespérément à ses rêves de princesse et d'ange émerveillé.
Elle rêvait d'être une image, rien qu'une image, ou une âme en quête d'âmes semblables. Elle voulait être vraie, pure. Pas ça ! Surtout pas ça !
On lui disait : tu devrais manger. Pourquoi fais-tu cela ? Pourquoi ? Pourquoi ? Ils ne comprenaient pas que ce n'était pas à elle qu'elle s'en prenait, mais à l'autre, celle qui avait mis sa bouche à la place de la sienne, son ventre monstrueux à la place du sien. Ce parasite qui l'avait envahie et qui serrait sa gorge. Ce parasite insatiable, toujours affamé. Ce bébé grotesque et tyrannique. Elle devait se sauver à tout prix.
Ils n'avaient rien compris, les autres. Ils lui disaient : « Tu es très jolie ». Et ils s'imaginaient lui faire plaisir, lui témoigner de l'amitié, et même de l'amour ; en vérité ils la tuaient. Car ils avaient pris le parti de l'autre, et, elle-même, il ne voulaient la voir qu'à travers l'autre. On ne peut pousser plus loin la trahison. Ce corps étranger devenait une prison dans laquelle elle était en train de disparaître, comme on s'enlise dans un marais putride.
Pauvre amoureux de moi :
Il veut prendre ma main, mais ce n'est pas ma main.
Il veut m'embrasser, mais ce n'est pas ma bouche.
Il croit me parler, mais je vois bien que c'est à l'autre qu'il parle. Non, si tu veux me trouver, oublie ce corps. Tu ne comprends pas ? Evidemment, tu ne peux pas comprendre, tu ne sais pas qui je suis, tu ne me connaîtras jamais. Adieu, amoureux d'une autre…

Quelque chose s'était passé et la vie avait déraillé. Comment faire quand on n'a plus de corps où vivre ? Voyez les SDF, dans la rue. Vous ne vous dites pas de temps en temps que ce ne serait tout de même pas difficile de trouver un abri quelque part ?  Et pourtant ils sont là. Hors d'atteinte, exclus de toute solution.
On l'avait dépouillée de son corps, elle se noyait dans le corps d'une autre, seule à le savoir. Personne ne voulait comprendre.
Elle savait même que son histoire n'était pas crédible, elle avait perdu les signes de reconnaissance qui la faisaient exister aux yeux des autres, elle ne pouvait plus parler qu'à elle-même, à condition de fermer les yeux, de ne plus voir cette image dans le miroir…
Vous, les gens, jusqu'à quand continuerez-vous à ne voir des vivants que leur corps ? Certains corps disent vrai, mais il en est d'autres qui savent si bien mentir… Ils ne sont là que pour servir de tombeau à ceux qui, un beau jour, s'y sont retrouvés, captifs.


Par deep-sense le Mercredi 25 avril 2007 à 22:18
Mon dieu, j'adore ce texte, c'est super beau, c'est super vrai, c'est super bien fait. Je retrouve la réalité dedans. Je ne m'y retrouve pas complètement, parce que certes quand je me regarde dans la glace je ne me reconnais pas totalement comme je suis en profondeur, cette image ne représente pas totalement ce que je suis dedans, mais elle n'est pas horrible.
En tout cas, j'adore, bravo.
Kiss <33
Par with-the-light-out le Mercredi 25 avril 2007 à 23:05
c'est une drôle de réalité que tu depeint .. mais s'en est une sans aucun doute .. j'ai un peu pleuré en lisant le texte (oui je ne fais que ca .. une vraie madelaine .. plongée dans une fontaine je crois) .. je t'en tiens responsable.
Très jolis mots.
Par maud96 le Mercredi 25 avril 2007 à 23:07
Réponse à ton com :Non, pas d'article aujourd'hui... parce que je n'ai fait que répondre (retards accumulés) à des coms... C'est un peu fatigant !
Ici, tu as laissé dans ton texte une faute d'accord : on se relit toujours mal, mais tu la trouveras. Question de cohérence là aussi : on ne voit pas les fautes (souvent pourtant très simples) que l'on fait dans un texte, et je suis persuadée qu'on ne la VOIT pas, comme on ne se VOIT jamais vraiment dans la glace : l'idée qu'on a de soi, ou de son orthographe, prime sur le regard... VIVANT...
Et puis un jour, quelqu'un ou un événement ou la maladie ou la vieillesse casse le jouet, le jouet qui nous camouflait... Au début, on ne veut pas le voir dans le miroir, que le beau jouet-corps est cassé.... Il faut du temps pour l'accepter, et donc s'accepter... Un peu mon cas aussi... Mais il y a aussi les superbes jouets-corps qui camouflent un être mort sous des apparences sexy et pétillantes... Là, c'est le regard des autres qui devient alors insupportable...
Par Ne.p4.pill0n le Mercredi 25 avril 2007 à 23:14
Mon Dieu. Quel texte. J'en suis toute boulversée. C'est. Waw. Nan vraiment je sais pas quoi dire, je ne me reconnais pas mais j'ai l'impression d'en reconnaitre d'autres. A part ca je viens de faire pratiquement 2heures de flute la, pas vraiment de travail, juste jouer des morceaux tous plus beaux les uns que les autres. Vouloir atteindre la perfection. Finalement ca passe vite. Par contre j'étais dans une pièce a 18 °C, j'avais un peu froid et maintenant j'ai les doigts congelés, mais bon, c'était pour la bonne cause. J'avais envie, et besoin de jouer beaucoup ce soir, je me sens un peu mieux, j'ai l'impression de me retrouver. Enfin. Je sais pas si je dois aller au lit la, ou rester encore un peu sur le net, je resterais bien un peu la mais il faut que je négocie l'heure du coucher avec mamoune ! A bientot =]
Par defouloir le Jeudi 26 avril 2007 à 10:24
Je vois que je ne suis pas la seule a etre en forme ! J'adore le fond de ce texte, cette morale si vraie et tout le cheminement qui y amène. On sent le malaise qui se cramponne aux mots, et j'adore !
Par LaPetiteSarthoise le Jeudi 26 avril 2007 à 20:09
Je suis tellement d'accord avec le premier paragraphe ! C'est l'état d'esprit que j'essaye d'adopter, du moins tant que l'autre veut bien se laisser comprendre... Car le risque est grand d'interpréter de travers sous prétexte de vouloir comprendre.

Quand au texte... Il m'a transportée, comme d'habitude =)
Par soft-snow le Mardi 1er mai 2007 à 12:44
Pas transportée. Déçus en revanche que ce texte contienne un fond de vérité. Je t'en voudrais presque de l'avoir écrit =s
Par monochrome.dream le Mardi 8 mars 2011 à 17:18
"Pas transportée", disait la soft-snow de l'époque. Je m'en souviens comme si je l'avais lu hier. Je t'en ai voulu pour de vrai d'avoir écrit un texte qui fait si mal au ventre.
 

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