Lundi 17 septembre 2007 à 15:41


La forêt était immense, mais on en faisait aisément le tour. Il suffisait de marcher quelques jours en gardant toujours la lisière, soit à sa gauche pour qui allait dans un sens, soit à sa droite pour qui allait dans l'autre. Et, toujours, on retrouvait son point de départ. On l'avait aussi survolée bien des fois. Les avions de ligne glissaient quotidiennement au-dessus, indifférents. Du ciel, on découvrait une vaste étendue d'arbres, plate comme la surface d'un grand lac et comme elle légèrement moutonnante ; sans peine, d'un bord de la forêt on apercevait l'autre.

Sur la carte, cela donnait une grande tache, colorée en vert par convention, bien circonscrite à l'intérieur des frontières bien gardées d'un pays bien clos.
Pourtant, cette forêt, personne , jamais, ne l'avait traversée. Beaucoup s'y étaient risqués ; les uns n'étaient jamais revenus, les autres, après avoir conservé le même cap des jours et des jours, avaient fini par ressortir, tout près de l'endroit par où ils étaient entrés. Et ils déclaraient ensuite n'avoir rien vu. L'intérieur de la forêt, disaient-ils présente toujours exactement le même décor : un sous-bois sans clairière, la répétition à l'infini du même motif végétal ; partout les mêmes arbres, le même relief, le même sol. Les arbres, d'une essence trop commune, d'une matière trop médiocre n'excitaient guère les appétits financiers. Et puis, la forêt savait résister. A peine abattus, les arbres pourrissaient. Plus encore, on avait beau couper les arbres, les renverser avec d'énormes engins mécaniques, les plaies infligées se refermaient aussitôt, et, quelques jours après, le regard butait sur la lisière intacte.
Un jour, qui fut appelé appelé par décision des autorités le Jour de la Grande Forêt, on voulut en avoir le cœur net. Toute la population du pays se trouva mobilisée. On entoura toute la forêt d'une gigantesque chaîne humaine. Il n'y avait pas vingt mètres d'une personne à l'autre. A l'heure prévue, le signal fut donné, chacun se mit en marche. Une même mission pour tous : avancer tout droit jusqu'à l'endroit où, forcément, tout le monde finirait par se regrouper. Et là, on aviserait.
Dès le franchissement de la lisière, chacun perdit de vue ses voisins, le silence était total, on se perdit. Les plus chanceux ressortirent tout près de l'endroit où ils étaient entrés, mais des centaines de personnes ne donnèrent plus jamais signe de vie.
Si efficaces à l'extérieur de la forêt, les moyens de communication les plus sophistiqués ne donnaient rien sous le couvert des arbres.

Pour les uns, cette forêt était une béance, un piège, une malédiction.
Pour les autres, elle était tout simplement impénétrable. Pas impraticable, seulement impénétrable. Praticable, elle l'était assurément. On pouvait y marcher, rien n'arrêtait jamais la progression, les fourrés n'étaient jamais trop denses, le sol élastique était confortable aux marcheurs. Mais on pouvait s'enfoncer aussi loin qu'on le voulait dans cette fichue forêt, on ne la pénétrait pas. Elle recelait un mystère auquel on n'avait pas accès.

Les deux théories paraissaient incompatibles.

On émit enfin une hypothèse qui tentait de surmonter la contradicion : ceux qui n'étaient jamais revenus n'auraient pas à proprement parler disparu, ils auraient  seulement suivi un chemin d'errance beaucoup plus long que les autres. Ils seraient morts de faim, vaincus par leur propre effort. La forêt n'y était probablement pour rien. Peut-être réapparaîtraient-ils un jour.

Puis, quelqu'un comprit. Il essaya de le faire savoir, en vain, cela va sans dire. Un coin du voile avait été levé, brièvement ; il retomba aussitôt.

La forêt masquait l'arbre et l'arbre lui-même cachait autre chose. La forêt réelle, indéniablement réelle, servait de leurre à la réalité « ensemble d'arbres », laquelle dissimulait le fait que chaque arbre portait un signe.
On avait donc toujours vu une forêt là où il n'y avait que des arbres les uns à côté des autres ; et même ceux qui avaient porté toute leur attention sur les arbres ne s'étaient point avisés que ceux-ci n'étaient pas là en tant qu'arbres. Tel est toujours le malentendu fondamental. On croit évoluer dans l'espace réel avec les repères du monde réel, et l'on s'interdit de reconnaître qu'on se trouve en réalité dans l'espace symbolique du langage. Chaque itinéraire au cœur de la forêt était une phrase, que chacun construisait, le sachant ou ne le sachant pas. Le hasard de l'errance, menait l'égaré de signe en signe jusqu'à l'achèvement d'une phrase, la sienne propre, tout à la fois nouvelle et déjà écrite. En mettant le pied dans la forêt, chacun s'engageait dans sa phrase, une phrase parfois si longue qu'elle paraissait interminable, mais qui ne pouvait nous mener qu'à nous-mêmes.

Du néant au néant, la vie : curieux détour.


Par Plaiethore le Mardi 18 septembre 2007 à 15:48
En plein dans la forêt, à l'instant précis où je t'écris, assis sur la souche d'un tronc que je viens d'abattre.
J'ai fais de longues phrases, d'autres bien courtes ; j'ai même positionnés quelques pierres et cailloux ramassés afin de ponctuer mon chemin. La forêt est dense. L'histoire s'écrit avec sueur ou sourire, ou les deux combinés.
Des millions de phrases à encore assemblées. la vie n'est pas si courte qu'on veut bien le penser.
En marche !
Par maud96 le Mardi 18 septembre 2007 à 21:34
Une belle allégorie : je m'y suis sentie perdue... et j'erre encore !
Par Plaiethore le Mercredi 19 septembre 2007 à 10:23
à encore "assembler"

Gnarf.
Par maud96 le Mercredi 19 septembre 2007 à 22:48
Merci pour ton gentil mot... Encore un calcul rénal... Attendre... Ne pas venir sur mon blog, j'ai honte de ce que j'ai commis aujourd'hui !... défoulement !
Par soft-snow le Jeudi 20 septembre 2007 à 10:08
Je viens d'imprimer ce texte magnifique.
J'aimerais avoir ton talent et ton inspiration tu sais ?
Et en lisant ça je me dis que c'est comme une blague qu'on me fait de là-haut, quand il s'avère que c'est toi qui m'encourage à écrire, et non l'inverse.
Par Ch0u.Fleur le Jeudi 20 septembre 2007 à 12:59
Pfffffffffff. J'en ai marre, ce commentaire va être nul, comme d'hab mais tant pis.
J'adore ce texte voila.

_______

Je ne peux pas crier pour chasser ces fichus microbes.
Ca m'arrache littéralement la gorge.

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J'ai acheté plein de bouquins pas chers ce matin, j'ai une de ces envie de lire le plus possible, wow o_O

Je raconte ma vie. Hum bref.
Bonne aprem cher ami :-)
Par suspendue le Jeudi 20 septembre 2007 à 19:08
La forêt nous emprisonne et nous libère à la fois. Je sais pas pourquoi, ça me fait penser aux correspondances de Baudelaire dans les Fleurs du mal.

Je suppute pas. C'est les passants qui supputent. J'ai même pas le temps de supputer en ce moment. Même pas le temps d'écrire alors t'as qu'à voir !
Et toi, comment se passent tes journées/semaines ?
Biyou.
Flo.
Par monochrome.dream le Jeudi 10 mars 2011 à 16:23
Je suis perdue dans tes mots et je n'en reviens pas non plus. Mais qui a dit que l'on pouvait s'aventurer dans les phrases d'un autre ? Est-ce que ton article ne fonctionne pas exactement comme une forêt, au fond ? Avec des passages, des chemins que rien n'arrête, avec un toit provisoire pour s'absorber dans ce que j'explore de lui ?
Ne m'attends pas de sitôt à la sortie d'un tel article.
 

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