A Mademoiselle de Montréal
Hier, M. Brume a convoqué son portefeuille, l'a vidé devant lui sur son bureau et, embrassant d'un regard torve sa carte de crédit, toute sa monnaie et ses quelques billets, il n'a pas mâché ses mots !
« En voilà assez ! J'ai bien envie de vous virer. Mais comme il me faudra bien manger, je vous garde, mais uniquement pour expédier les affaires courantes.
« Le reste ne passera plus par vous. Vous ne vous mêlerez plus de la conduite de ma vie en encore moins de mon bonheur.
« Quand j'étais enfant, nous n'avions ni voiture, ni télé, ni machine à laver, ni frigo. Et c'était la même chose pour la majorité des gens qui vivaient près de nous. Le frigo, nous l'avons acheté d'abord, pour remplir une tâche bien précise qui n'avait rien à voir avec le rêve. Un frigo, ça sert à conserver les aliments, un point c'est tout. Et pour la machine à laver, ma mère a été bien contente, parce ça faisait beaucoup de travail et de fatigue en moins. Et la voiture nous a libérés de bien des souci pour le transport, etc.
« Bref, le frigo, la machine à laver, et même la voiture, ça relevait du besoin et le besoin n'a rien, mais vraiment rien à voir avec l'aspiration au bonheur. Ça lève des obstacles sur le chemin du bonheur, d'accord, mais ce n'est pas le bonheur.
« Avec la télé, pourtant, c'était déjà moins clair. Au fond, on n'en avait pas vraiment besoin, de la télé. On l'a achetée pour d'autres raisons, plus floues, moins explicites, vaguement suspectes. Et pour les mêmes raisons suspectes, on a changé notre première voiture, alors qu'elle fonctionnait encore bien, contre une autre, simplement parce qu'elle était un peu plus ceci, un peu moins cela.
« Et les habits ! On ne les jetait que quand ils étaient usés, troués. Jamais parce qu'ils n'étaient plus à la mode. D'ailleurs, qu'est-ce que ça veut dire, la mode, quand les priorités sont de manger, de se loger, de se vêtir décemment, de se déplacer sans y consacrer la moitié de la journée ? Les chaussures fatiguées, on les confiait au cordonnier. Et cela ne nous faisait ni chaud ni froid de les porter une année de plus.
« Jusqu'au moment où on s'est dit : ils sont plutôt moches, ces habits. Et dès lors, on a commencé à en acheter uniquement pour en avoir de plus beaux, pour ressembler aux autres qui ne cessaient pas d'en changer pour ressembler à je ne sais qui. Oui, c'est avec la télé que ça a commencé à changer. On croit que dans la télé, c'est des gens, des choses, des lieux comme dans la vie. Eh bien, pas du tout. C'est des images de gens, des images de choses, des images de lieux et, finalement, des modèles de gens, de choses, de lieux.
« Avant, on allait au magasin avec une liste de commissions dans sa poche, et juste les sous qu'il fallait, parce qu'on avait besoin de ceci ou de cela. Mais par la suite, la tête farcie d'images de gens, de choses, de lieux, on s'est mis à fréquenter les magasins pour voir s'il n'y avait pas quelque chose qui rappelle toutes ces images, quelque chose de bien à acheter, juste pour se faire plaisir.
« On s'est fait des envies. Et on a placé dans ces envies une part croissante de notre désir de vivre.
« Par exemple, on a commencé à faire des voyages, moins pour l'aventure et la découverte que pour ne pas bêtement rester à la maison. On avait en tête des images de plage et de mer, alors on est allé chercher la plage et la mer. On a connu la plage et la mer dans les campings de la Côte d'Azur ; on a connu la plage et la mer dans une petite pension du Languedoc ; on a connu la plage et la mer sur la Costa Brava ; on a connu la plage et la mer aux Baléares. C'était chaque fois plus loin et mieux, mais c'était chaque fois la plage et la mer, la même plage, la même mer. C'était barbant et même franchement sinistre parfois, mais jamais on ne s' est demandé si on n'aurait pas mieux fait de rester à la maison. Parce que le fait de devoir payer, de devoir se serrer un peu la ceinture pour s'offrir trois semaines par an la belle image qui nous avait fait rêver, ça évitait, sur place, de nous avouer notre ennui et de nous dire « à quoi bon ? »
« A la longue, on a fini par mépriser ce qui ne coûte rien, par estimer que le bonheur, pour être vraiment le bonheur, devait se payer, et cher. On n'a plus rien voulu savoir des parcs publics, de la campagne, de la forêt commune. On a voulu un parc, trois arbustes en guise de forêt, à nous, rien qu'à nous. Un pavillon et un bout de terrain. La barrière de ce lopin de terre a tracé une frontière entre l'espace de notre bonheur à construire de toutes pièces et un monde extérieur devenu indifférent, voire hostile. Pour embellir notre petit espace, pour lui donner du sens, on a acheté, acheté, acheté. Ce n'était jamais assez beau tel que c'était. Toujours, il fallait quelque chose de plus : un banc où on ne s'assiérait jamais plus de cinq minutes, un bassin qu'on a cessé de remplir après deux ou trois ans. Et nos déchets, les rebuts de cette quête incessante, on les lançait simplement par-dessus la barrière, dans ce monde extérieur dont nous nous étions coupés. Et s'il fallait sortir, aller en ville par exemple, il était devenu indispensable de passer par un café, de manger au restaurant, d'acheter une bricole. La ville elle-même nous était devenue si étrangère que sans le café, le restaurant, la boutique, la promenade aurait été totalement vide, sans objet.
« Et ainsi de suite.
« Jusqu'à la nausée.
« Jusqu'à cet article lu dans un blog, où il est question d'une masse de déchets grande comme la France qui nage entre deux eaux au milieu de l'Océan Pacifique.
« Pardonnez-moi, mes forêts, qui pourtant nous aviez fait tant rêver quand nous jouions aux Indiens ! Pardonnez-moi, vastes espaces ouverts à tous, champs de lumière et de brume, où nous nous sentions si intensément chez nous autrefois ! Pardonnez-moi, bancs publics, quartiers sonores et odorants, passants sur les trottoirs, brasseurs d'utopie dans les bistrots, commerçants hâbleurs, mendiants roublards, enfants tapageurs dans les arrière-cours !
« Et les livres, la poésie, la musique, le théâtre, la peinture, les musées...
« Et cette table, cette chaise, cette feuille de papier, cette plume, ces mots qui ne réclament qu'un peu de temps et d'attention pour nous embarquer vers l'inconnu, pour nous révéler à nous-mêmes ! Et les conversations le soir, les interminables dialogues sur msn, les blogs, les rires avec les amis, la lutte ensemble, la solidarité, l'amour… »
Tout de même.
...
*s'en va réfléchir*