Lundi 25 février 2008 à 15:04


A Mademoiselle de Montréal

Hier, M. Brume a convoqué son portefeuille, l'a vidé devant lui sur son bureau et, embrassant d'un regard torve sa carte de crédit, toute sa monnaie et ses quelques billets, il n'a pas mâché ses mots !

« En voilà assez ! J'ai bien envie de vous virer. Mais comme il me faudra bien manger, je vous garde, mais uniquement pour expédier les affaires courantes.
« Le reste ne passera plus par vous. Vous ne vous mêlerez plus de la conduite de ma vie en encore moins de mon bonheur.

« Quand j'étais enfant, nous n'avions ni voiture, ni télé, ni machine à laver, ni frigo. Et c'était la même chose pour la majorité des gens qui vivaient près de nous. Le frigo, nous l'avons acheté d'abord, pour remplir une tâche bien précise qui n'avait rien à voir avec le rêve. Un frigo, ça sert à conserver les aliments, un point c'est tout. Et pour la machine à laver, ma mère a été bien contente, parce ça faisait beaucoup de travail et de fatigue en moins. Et la voiture nous a libérés de bien des souci pour le transport, etc.
« Bref, le frigo, la machine à laver, et même la voiture, ça relevait du besoin et le besoin n'a rien, mais vraiment rien à voir avec l'aspiration au bonheur. Ça lève des obstacles sur le chemin du bonheur, d'accord, mais ce n'est pas le bonheur.
« Avec la télé, pourtant, c'était déjà moins clair. Au fond, on n'en avait pas vraiment besoin, de la télé. On l'a achetée pour d'autres raisons, plus floues, moins explicites, vaguement suspectes. Et pour les mêmes raisons suspectes, on a changé notre première voiture, alors qu'elle fonctionnait encore bien, contre une autre, simplement parce qu'elle était un peu plus ceci, un peu moins cela.
« Et les habits ! On ne les jetait que quand ils étaient usés, troués. Jamais parce qu'ils n'étaient plus à la mode. D'ailleurs, qu'est-ce que ça veut dire, la mode, quand les priorités sont de manger, de se loger, de se vêtir décemment, de se déplacer sans y consacrer la moitié de la journée ? Les chaussures fatiguées, on les confiait au cordonnier. Et cela ne nous faisait ni chaud ni froid de les porter une année de plus.
« Jusqu'au moment où on s'est dit : ils sont plutôt moches, ces habits. Et dès lors, on a commencé à en acheter uniquement pour en avoir de plus beaux, pour ressembler aux autres qui ne cessaient pas d'en changer pour ressembler à je ne sais qui. Oui, c'est avec la télé que ça a commencé à changer. On croit que dans la télé, c'est des gens, des choses, des lieux comme dans la vie. Eh bien, pas du tout. C'est des images de gens, des images de choses, des images de lieux et, finalement, des modèles de gens, de choses, de lieux.
« Avant, on allait au magasin avec une liste de commissions dans sa poche, et juste les sous qu'il fallait, parce qu'on avait besoin de ceci ou de cela. Mais par la suite, la tête farcie d'images de gens, de choses, de lieux, on s'est mis à  fréquenter les magasins pour voir s'il n'y avait pas quelque chose qui rappelle toutes ces images, quelque chose de bien à acheter, juste pour se faire plaisir.
« On s'est fait des envies. Et on a placé dans ces envies une part croissante de notre désir de vivre.
« Par exemple, on a commencé à faire des voyages, moins pour l'aventure et la découverte que pour ne pas bêtement rester à la maison. On avait en tête des images de plage et de mer, alors on est allé chercher la plage et la mer. On a connu la plage et la mer dans les campings de la Côte d'Azur ; on a connu la plage et la mer dans une petite pension du Languedoc ; on a connu la plage et la mer sur la Costa Brava ; on a connu la plage et la mer aux Baléares. C'était chaque fois plus loin et mieux, mais c'était chaque fois la plage et la mer, la même plage, la même mer. C'était barbant et même franchement sinistre parfois, mais jamais on ne s' est demandé si on n'aurait pas mieux fait de rester à la maison. Parce que le fait de devoir payer, de devoir se serrer un peu la ceinture pour s'offrir trois semaines par an la belle image qui nous avait fait rêver, ça évitait, sur place, de nous avouer notre ennui et de nous dire « à quoi bon ? »
« A la longue, on a fini par mépriser ce qui ne coûte rien, par estimer que le bonheur, pour être vraiment le bonheur, devait se payer, et cher. On n'a plus rien voulu savoir des parcs publics, de la campagne, de la forêt commune. On a voulu un parc, trois arbustes en guise de forêt, à nous, rien qu'à nous. Un pavillon et un bout de terrain. La barrière de ce lopin de terre a tracé une frontière entre l'espace de notre bonheur à construire de toutes pièces et un monde extérieur devenu indifférent, voire hostile. Pour embellir notre petit espace, pour lui donner du sens, on a acheté, acheté, acheté. Ce n'était jamais assez beau tel que c'était. Toujours, il fallait quelque chose de plus : un banc où on ne s'assiérait jamais plus de cinq minutes, un bassin qu'on a cessé de remplir après deux ou trois ans. Et nos déchets, les rebuts de cette quête incessante, on les lançait simplement par-dessus la barrière, dans ce monde extérieur dont nous nous étions coupés. Et s'il fallait sortir, aller en ville par exemple, il était devenu indispensable de passer par un café, de manger au restaurant, d'acheter une bricole. La ville elle-même nous était devenue si étrangère que sans le café, le restaurant, la boutique, la promenade aurait été totalement vide, sans objet.

« Et ainsi de suite.

« Jusqu'à la nausée.

« Jusqu'à cet article lu dans un blog, où il est question d'une masse de déchets grande comme la France  qui nage entre deux eaux au milieu de l'Océan Pacifique.

« Pardonnez-moi, mes forêts, qui pourtant nous aviez fait tant rêver quand nous jouions aux Indiens ! Pardonnez-moi, vastes espaces ouverts à tous, champs de lumière et de brume, où nous nous sentions si intensément chez nous autrefois ! Pardonnez-moi, bancs publics, quartiers sonores et odorants, passants sur les trottoirs, brasseurs d'utopie dans les bistrots, commerçants hâbleurs, mendiants roublards, enfants tapageurs dans les arrière-cours !
« Et les livres, la poésie, la musique, le théâtre, la peinture, les musées...
« Et cette table, cette chaise, cette feuille de papier, cette plume, ces mots qui ne réclament qu'un peu de temps et d'attention pour nous embarquer vers l'inconnu, pour nous révéler à nous-mêmes ! Et les conversations le soir, les interminables dialogues sur msn, les blogs, les rires avec les amis, la lutte ensemble, la solidarité, l'amour… »



Par lagrandemymy le Lundi 25 février 2008 à 17:18
...

Tout de même.

...

*s'en va réfléchir*
Par monochrome.dream le Lundi 25 février 2008 à 21:17
Mon propre commentaire me rend déjà triste. Je ne pense pas que le bonheur soit gratuit, voilà. Ton article est magnifique, vraiment. Tu décris l'évolution parallèle de la décadence et du progrès avec un naturel qui frôle la perfection. Ca fait même peur, en fait, très peur, parce que tout sonne si juste. Je l'ai lu cet aprèm, et j'en suis restée toute con pendant une bonne demi-heure, sans réussir à le commenter. Il y a juste le titre et la fin, qui ne vont pas. Il y a les désirs frustrés par le manque d'argent, je parle des vrais désirs, des désirs qui mettent en jeu l'amour, l'amitié, la passion, les rires et l'insouciance. On ne peut pas le nier, la société du négoce adule un nouveau dieu qui dirige tout, tout, tout, et ce dieu c'est le fric. Il y en a qui ont faim, qui sont logés dans des trucs à peu près merdiques qu'on appelle HLM, et même, souvent c'est pire, ce sont des caves ! Des gens vivent dans des caves ! Il y en a qui sont obligées de se vendre pour vivre, de se souiller, de dégueulasser leur dignité pour des rafales de fric, tant qu'elles sont encore jeunes et désirables. Pour vivre. Pour élever des enfants quelquefois. Et sans argent, ces gens ne sont rien que des boules de stress poursuivies par le fisc. Les gens à la rue, tout ce qu'ils connaissent, ce sont les rires ivres, la pitié et la laideur urbaine. Ils n'ont pas de temps pour le reste, pour les conversations, pour l'msn, pour l'amour des autres. Alors non, le bonheur n'est pas gratuit. Le bonheur, c'est l'issue d'une lutte terrible, d'une course effrénée contre soi, avec handicaps aléatoires.
Et puis je suis bête de tout casser. Ton article est sublime, tu sais ?
Passe une bonne soirée, je t'embrasse.
Par Apfel le Lundi 25 février 2008 à 21:40
Parce que le bonheur, ce n'est qu'un concept idiot. On ne se contente que trop peu de ce que l'on possède déjà. Oui, il faut toujours plus. Le progrès nous amène à demander davantage alors que certains ne possèdent pas le dixième. Il y a de l'injustice et de l'insouciance presque malsaine.
J'y réfléchis, justement, assez souvent. De quoi vous renverser le cerveau.
Par que-vent-emporte le Lundi 25 février 2008 à 23:32
Lau, c'est vrai que je m'adresse, sinon aux nantis, du moins à ceux qui n'ont pas trop de peine à vivre, à ceux qui consomment, qui dépensent, qui polluent. Pourtant, je reste sûr d'une chose. La simple satisfaction d'un besoin ne sera jamais le bonheur. Jamais. Tout juste une condition pour que le bonheur soit possible. C'est trop mépriser ceux qui n'ont rien que de penser qu'ils pourront se contenter de peu.
Par monochrome.dream le Mardi 26 février 2008 à 14:59
"Tout juste une condition pour que le bonheur soit possible."
Ce que je me disais aussi. Mais alors ça ne fait pas du bonheur quelque chose de gratuit, si l'argent en conditionne l'accès : .
Par maud96 le Mardi 26 février 2008 à 20:50
C'est qui, la demoiselle de Montréal ? (jalouse moi, là ! mdr ! ). Bon, mais l'île flottante en plastique, çà c'est mon blog, je crois bien.
J'aurais aimé écrire cet article... mais il fallait réfléchir après une vie-à-carte-de-crédit, pour l'écrire, pas à 18 ans à peine sonnés.... Mon Dieu pourvu que je ne tombe pas trop dans ce chemin tout tracé du petit consommateur-conditionné-à-consommer... Dire que c'est tellement çà le monde autour de nous ! Un engloutissement collectif dans notre mer de déchets, je pense, une sorte de suicide global consenti... A petite vitesse, on se rend si peu compte, on est si peu conscients, et surtout on s'y fait si bien, à ce besoin maladif d'acheter et dépenser, à cette obsession de remplir le vide... le vide de quoi ?
Par suspendue le Jeudi 28 février 2008 à 9:18
Le pire c'est qu'on ne s'en aperçoit même plus. On est né dans des billets de dollars et maintenant on nage dans l'euro. Il suffit de regarder Into the wild pour se remettre les idées en place. Justement ton article correspond exactement au moment où je l'ai vu. Ca donne vraiment envie de tout plaquer, de se barrer avec rien, quelques objets souvenirs, et d'entamer un long tour du monde avec pour seule identité ces souvenirs, son êtres et non sa carte d'identité bout de papier identifiant à travers une masse populaire consommatrice. Mais voilà, il faut être courageux et avoir beaucoup de volonté, et c'est vraiment pas le cas des gens. Il y a des petites luttes quotidienne à entamer (qui sont déjà entamer) des luttes pour un bonheur naturel, mais d'abord qiu'est ce que le bonheur ? Il est différents pour chacun et ce que toi tu critiques comme un bonheur matériel irréel d'autre critiqueront ton bonheur naturel comme insatisfaisant.
Par a.fleur.de.curiosite le Samedi 8 mars 2008 à 20:33
C'est vrai qu'il est beau cet article. Il mériterait bien des attentions, parce qu'il y a des tas d'idées.

"On croit que dans la télé, c'est des gens, des choses, des lieux comme dans la vie. Eh bien, pas du tout. C'est des images de gens, des images de choses, des images de lieux et, finalement, des modèles de gens, de choses, de lieux. "
Je crois que je vois du Lacan partout ! C'est grave docteur ? ^^

Il y a ce vide. Insoutenable. Il y a ce besoin de produire, de stocker, d'acheter, d'accumuler. Pour donner du sens à ce qui nous échappe: nous, la vie, ce fameux "A quoi bon ?" que l'on évite. Comme si l'envie créée devenait besoin. Pas besoin primaire, pas besoin vital, mais besoin ressenti comme tel. On dit que la publicité crée du désir, des envies. Elle crée un besoin auquel on se doit de répondre, qui ressemble à une tentative désespérée de combler un manque. Insoutenable ce vide, mais tellement nécessaire ! Vital parfois lui aussi. Besoin (encore!) de jeter, de dépenser, de cracher, de vider, de tout changer. Oppressante, cette accumulation de produits et d'objets.
En fait je raconte n'importe quoi. Projection, quand tu nous tiens. ^^
"ces mots qui ne réclament qu'un peu de temps et d'attention [...] pour nous révéler à nous-mêmes !"

C'est vrai que ton article rappelle un peu Into the wild (ça a été évoqué en commentaire me semble-t-il). Seulement je crois que le personnage du film, qui "plaque tout, et tous" pour l'aventure, sans rien, qui décide de tenter l'expérience de vivre quelques mois en pleine nature, n'est pas hors de cette spirale infernale, mais qu'il y réagit justement extrêmement fort.

Tu ne te sentiras peut-être pas totalement concerné par ces mots, mais je te demanderai quand même de les entendre, que tu le veuilles ou non: Il est fort cet article, merci.

Et Maud, quelle muse !
Par choops le Jeudi 20 mars 2008 à 20:40
Ca fait un bout de temps que j'n'étais pas passée par ici moi. Force est de constater que ça me plaît toujours autant. J'ai (enfin) vu Into the Wild hier, et malgré le fond d'morale américaine, ce film m'a complètement boulversée. Et j'ai un gros faible pour les films qui me bouleversent comme ça, qui me font réfléchir. Et tes textes me font le même effet. Ce texte est magnifique :)

Continue d'me faire rêver/réfléchir, à bientôt :)
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