Journal de Barnabé
Tout d'abord, il ne faut pas oublier de tout sauvegarder sur l'ordinateur et de le mettre sur « veille » ; ensuite, il faut se lever, sortir de la chambre, prendre le couloir à gauche, jusqu'à la porte qui n'est pas comme les autres: la seule porte de l'appartement qui donne sur le reste du monde. Après ça, deux possibilités : descendre par l'escalier, ce qui n'est pas difficile, mais qui fatigue un peu, ou essayer de prendre l'ascenseur (c'est une façon de parler), ce qui ne marche pas à tous les coups. Ce n'est pas toujours facile de choisir. Bon ! Mettons que vous ayez choisi.
Arrivé en bas, sortir de l'immeuble, prendre à droite, suivre le trottoir, compter deux immeubles, et huit petites maisons. Enfin, pas vraiment besoin de compter : on sait quand on est arrivé à la sixième maison à cause du chien. C'est un chien très bien réglé. Il attend derrière la haie, en silence, il te laisse passer devant lui sans bouger (il croit que je ne le vois pas, mais c'est pas vrai). Mais alors, dès que tu arrives devant le portail, il fonce en aboyant comme un fou. Il saute en l'air derrière le portail et fait le gros méchant. Dès que tu as fini de passer, il retourne tout tranquille derrière sa haie, pour guetter le piéton suivant. Il me fait peur, mais comme c'est chaque fois exactement la même chose, j'ai fini par m'habituer.
Ensuite, encore deux maisons : sept, huit. Il faut repérer l'écriteau au bord du trottoir, ne pas aller plus loin, sinon tu te perds dans des endroits, tu ne sais même pas s'ils existent ou s'ils n'existent pas. Le mieux, c'est de s'asseoir sur le banc (il y a un banc), s'il n'est pas déjà occupé. Ne pas se demander quel bus, parce qu'il n'y en a qu'un et que c'est toujours celui-là. Attendre.
Dans le bus, on est tranquille. On peut même penser à autre chose. Le bus est formidable : il fait toujours le même trajet, s'arrête chaque fois exactement aux mêmes endroits. Cette régularité miraculeuse me fascine. Et ça marche avec tous les chauffeurs, parce qu'il y en a plusieurs. Tous les chauffeurs sont au courant pour le chemin et les arrêts, et ils font tous exactement la même chose. Je les admire ; eux, au moins, ils n'ont pas de problème pour savoir qui ils sont. Ils sont chauffeurs de bus, complètement. Jamais de pensée sauvage, jamais l'idée de tourner à droite quand il faudrait tourner à gauche, jamais un arrêt oublié. Les chauffeurs de bus sont les gens les plus prévisibles que je connaisse. J'aimerais être comme eux !
Faire attention au moment où le bus traverse la rivière, d'abord parce que la rivière est la plus belle chose qui existe près de chez moi, ensuite parce qu'après le pont, il ne reste plus que deux arrêts. Au deuxième, on est arrivé. Ne pas oublier de descendre, surtout : boutiques, restaurants, voitures partout, touristes, cathédrale, mairie, centre-ville !
Voilà. Maintenant vous savez aussi bien que moi comment trouver ma ville. Et si jamais vous voulez savoir où j'habite, vous n'avez qu'à reprendre les explications que je viens de vous donner, mais dans l'autre sens, en commençant par la fin.
Quoi ?
Non ! Je ne vous donnerai pas le nom de ma ville, parce que ce n'est qu'un odieux mensonge. Regardez cette ville, même seulement un tout petit peu ! vous verrez tout de suite qu'elle n'a rien à voir avec ce nom-là. Alors, si je vous donne ce nom, ça ne vous servira à rien, vous ne pourrez même pas la reconnaître.