Vendredi 21 novembre 2008 à 17:27


Parmi les nouveautés importante de la v3, j’apprécie la fin des illusions à propos du nombre des visites quotidiennes.
En effet, depuis la grande migration, ce blog ne compte guère plus d’une dizaine de visiteurs par jour, souvent moins, et c'est très bien. A cette échelle, un visiteur n'est en aucun cas une unité statistique, mais une personne et, probablement, neuf fois sur dix, une personne connue et reconnue, donc un(e) ami(e).
Fini le fantasme de l’ouverture à l’univers entier, l’illusion d’avoir un public ! Les vanités journalistique ou littéraire n’ont plus cours. C’est à des proches que je m’adresse, à vous, donc, puisqu’on ne parle pas à ses proches en disant « ils ».
J’en tire les conséquences : insister beaucoup plus sur l’échange, rendre plus explicites mes préoccupations et mes espérances, resserrer le propos sur l’essentiel.

L’essentiel, pour moi, c’est d’abord ceci :
Personne ne choisit de venir au monde. On est là, ça ne se discute pas, et quand on atteint l’âge d’en prendre conscience, on constate, c’est tout. On peut rester indéfiniment dans cet état d’esprit et subir la vie parce que tout le monde le fait, parce ça passe pour une obligation, mais on peut aussi faire autrement, tout reprendre à zéro et ne pas faire un pas de plus avant d’avoir clairement choisi : j’accepte ou je refuse. A partir de là, si je suis encore vivant, c’est bien que la vie bien que la vie est devenue un choix, libre et assumé.
L'humanité se laisse donc diviser en deux groupes bien distincts : ceux qui subissent la vie et ceux qui l’assument pleinement parce qu’ils en ont fait le choix. Ou trois groupes peut-être, si l’on tient compte de tous ceux qui, sans avoir encore vraiment choisi, expriment déjà clairement leur refus de subir.
Cela dit, un choix aussi radical dépend d’une condition préalable : on ne peut opter pour la vie sans s’être accordé de solides raisons d’être et de durer.
Où trouve-t-on cela ?
Je ne pense pas que les raisons de vivre nous attendent, toute faite, prête à l’usage, dans le monde tel est. C’est en soi-même qu’il faut les chercher et de manière assez paradoxale.
En effet, c’est quand nous devenons capable d’exiger plus de la vie que ce qu’elle peut nous offrir, de formuler une attente dépassant ce qui peut être obtenu, c’est quand nous accordons plus d’importance à cette attente qu’aux moyens que la vie nous offre pour y satisfaire, que nous commençons à comprendre à quoi peut ressembler une raison d’être. Et c'est toujours et forcément une raison de lutter.

Il m’arrive de percevoir des éclats de beauté extraordinaires dans le monde qui m’environne, mais je les entrevois seulement et souvent après coup, sur une photo que j’ai prise. En même temps, je vois que cette beauté est fragile et menacée. C’est toujours d’un océan de laideur qu’on doit l’extraire. En plus, les gens, le plus souvent, ne l’aperçoivent même pas, sous leurs yeux. N’empêche, ça donne envie de se battre pour elle. Voilà ce que j’appelle une raison d’être.

Il m’arrive d’avoir une intuition, une idée qui se forme alors que je ne la soupçonnais pas, qui me paraît vraie. Et aussitôt je me rend compte que toutes les idées vraies, toutes les pensées lucides, il faut les extraire d’une montagne de bêtise. Les discours humains sont comme les rivières et les fleuves : ils suivent la pente de la facilité, de la lâcheté, de la compromission. Cela me donne envie de me battre contre la bêtise et pour l’intelligence, démonter les supercheries, signaler les pièges et les désamorcer. Voilà une autre raison d’être.

Il m’arrive de croiser un regard humain, mais qu’il me semble rare et incertain parmi tous ces visages morts, qui n’expriment plus que le dégoût, la peur, la conscience de l’échec ! Et là, serais-je à la limite de l’épuisement, je me dis que je ne peux pas être comme cela, ni donner à voir aux autres une telle apparence. Partout, toujours, je dois rester vivant, soutenir ceux qui vivent encore et dire partout à qui voudra bien l’entendre : ne laissez pas filer votre humanité ! Encore une raison d’être.

Il m’arrive d’être profondément ému par quelques sons, par quelques mots, par quelques images venant souvent de très loin, qui n’ont pas été pensés pour moi et qui ne correspondent plus à notre époque. Des mots de poètes, de philosophes, d’écrivains, de subtils édifices sonores, des tableaux, des sculptures souvent mutilées. Mais ces fragments, c’est comme s’il fallait les récupérer au milieu des poubelles, ou dans les caniveaux, délaissés qu’ils sont par les écoles, ou négligés par tous ceux qui ne parviennent plus à en concevoir l’usage. Cela me donne envie de les donner à voir et d’en parler. Ô combien ! Ce n’est pas la moindre de mes raisons d’être.

Au fond, j’en conviens, toutes ces raisons d’être que je reconnais pour miennes définissent un personnage un peu pathétique : témoin marginal de ce qu’on parvient plus à voir, dépositaire pittoresque d’un héritage dont plus personne ne se soucie. Qu’importe !

Et puis, par bonheur, il y a mille autres façons de se construire, plus héroïques, plus exaltantes, plus évidemment altruistes. A chacun de trouver la sienne !


Mardi 4 novembre 2008 à 11:57


On ne s’arrête pas ! On continue ! On continue ! On avance !
Ça pousse de tous les côtés, ça tire aussi. On gicle dans tous les sens. On se prend des coups dans les tibias. Pas moyen de se mettre sur le bord pour respirer un peu. Les semaines bousculent les jours ; les heures compriment les minutes, les secondes explosent. Il faut parer au plus pressé et le reste après, s'il reste un après. 
Alors, ne va pas dire que tu t’ennuies, ne va pas dire que tu ne sais pas  quoi choisir. De toute manière, ça choisit pour toi.
Et puis dégage ! Tu crois qu’on est là pour rêver ? Tu n’es pas tout seul. Tu gênes à traîner comme ça au beau milieu de la piste ! Le temps passe… tu veux qu’il te passe dessus, le temps, et qu’il t’écrabouille ? Sauve ta peau ! Fais comme les autres. Cours ! Mais cours, bon sang !
Quoi ? Pourquoi ? Où ça mène ? Tu veux savoir pourquoi ? Tu veux savoir où ça mène ? Pas le temps d’expliquer. Pas le temps de savoir pourquoi. Pas le temps de savoir où ça mène. Pas le temps de comprendre. C’est comme ça.


Samedi 4 octobre 2008 à 11:36


La philosophie consiste à passer toutes les données de la vie au crible de la pensée, à cause de ce besoin que nous avons de nous dire  non seulement :  
« C'est là », mais encore : « Cela a un sens ».

Car du seul constat de l'être, il ne sort rien.

Ça y est, penses-tu, tout de suite les grands mots !
Rassure-toi, ce que je veux dire maintenant, c'est vraiment simple.


Un galet, par exemple, que tu ramasses au bord de la rivière et que tu poses sur une étagère parce que tu le trouves beau, il est. Sans aucun effort de sa part. Quand tu mourras, on videra ton appartement, on balancera ton caillou n'importe où, mais ce sera toujours le même caillou. Le caillou, vraiment, il ne lui faut presque rien pour persévérer dans son être des centaines, voire des milliers d'années.
Nous, en revanche, nous sommes vivants, donc incapables de demeurer ce que nous sommes seulement quelques heures sans faire toutes sortes de choses pour cela. Pour durer, la vie nécessite un effort constant, car elle penche spontanément vers la mort.
Mais ce n'est pas tout. Nous, les humains, nous sommes encore autre chose que de simples êtres vivants. A la différence de la quasi-totalité des plantes et des animaux, nous sommes incapables de nous satisfaire des actes minimaux garantissant la conservation de l'individu et la perpétuation de l'espèce. Ce minimum, qui convient à la palourde et peut-être au lièvre des champs, il ne nous suffit pas ; irrésistiblement, nous nous portons au-delà du nécessaire. Cela nous mène à cette fabuleuse sublimation du réel qu'est l'art, à cette fabuleuse sublimation de la communication qu'est la littérature, mais aussi à aux pires excès, à des gaspillages insensée, et probablement à une extinction prématurée.
L'homme se comporte comme s'il y avait autre chose.
Il se comporte comme si tout avait un sens, parce qu'il ne conçoit pas la vie sans qu'il y en ait un. Il est pris d'un tel vertige quand il se voit jeté là qu'il se dit : il y a forcément quelque chose là-derrière, quelque chose que je dois savoir.
L'homme possède une conception paranoïaque du monde. Il s'invente des histoires, se fait un roman de tout ce qui arrive.
Car ce fichu besoin de connaître relève bien de la paranoïa: le réel cache un projet ; le réel nous concerne ; tout ce qui est, forcément, existe en fonction de nous.
Longtemps les hommes se sont perçus eux-mêmes comme des personnages privilégiés impliqués dans un projet mystérieux ; ils se sont ingéniés à comprendre ce projet et en ont tiré toutes les mythologies ; plus tard, ils ont abordé le monde comme un grand livre à déchiffrer, sans se rendre compte que, ce livre, ils l'écrivait eux-mêmes tout en croyant le lire.
Par lui-même, le réel n'a pas de sens, il n'est pas humain, il est juste complexe. Tout ce que ce monde peut comporter de sens, c'est nous qui le créons, et ce fameux projet sur lequel nous cherchons notre appui, c'est à nous qu'il appartient de le trouver.
Ce monde humain que nous croyions étendu à tout l'univers ne concerne qu'une petite planète fragile au bord de l'asphyxie dont nous risquons fort de ne jamais pouvoir sortir .


Créer du sens, à l'échelle de l'espèce comme à celle de l'individu, c'est bien la tâche la plus urgente de nos jours.

Or, curieusement (cruelle ironie de ce destin que nous nous forgeons !), cette période-ci, où des périls extrêmes nous menacent, se trouve être également la plus antiphilosophique, celle du repli sur des ersatz de sens, celle de la confortable impuissance. C'est le moment de la grande démission - prétexte à toutes les compromissions - non plus devant le cours aveugle des choses, la nécessité des Anciens, mais devant la domination, plus sournoisement aveugle encore, des systèmes que nous avons nous-mêmes créés, processus sans sujet, échappant à tout contrôle.

Pas de chance !

Et comme la lucidité n'a rien d'agréable, retournons bien vite à nos illusions, en attendant la fin.


Samedi 30 août 2008 à 15:16


Barnabé connaît sa maison, il en a exploré tous les recoins. Il connaît le jardin derrière la maison, ses herbes folles, ses fleurs plus ou moins sages, les bestioles qui le peuplent. Il connaît son quartier et tous les gens, tous les chiens, tous les chats qui l'habitent et même quelques fantômes qui le hantent. Il ne croise jamais un passant, connu ou inconnu, sans lui adresser un sourire, dire bonjour ou entamer un brin de conversation. C'est comme ça, vivre. C'est prendre sa place dans l'entrelacs qui rend les gens interdépendants, solidaires ou franchement haineux, qui les relie plus ou moins étroitement et cela, souvent, sans qu'ils en soient conscients. Le commerçant n'existe pas sans ses clients, le piéton sans le chauffard, le vieux con sans le reste de l'humanité qui l'horripile. Le bonhomme du cinquième qui hait les chiens est lié sans le savoir à la dame d'en face, qui laisse son infâme caniche crotter sur le trottoir. Ils ne se sont jamais vus, parce qu'ils ne sortent jamais à la même heure. Mais quand il entend vociférer le grincheux, Barnabé sait mieux que lui à qui il s'adresse.
Barnabé est souvent dehors. Il trempe dans la vie des autres comme une serpillère dans un seau.
Il est tellement dehors qu'on l'engueule. Et qu'est-ce qu'on lui reproche ?
Son désintérêt pour les affaires du monde.
Chaque jour, c'est la même litanie : 
- Barnabé, tu n'es pas sérieux ! Une guerre terrible vient d'éclater entre le Salbazar et le Kelsaltan ; elle a fait des milliers de victimes en trois jours et tu n'es même pas au courant ! Un yacht de luxe a été pris d'assaut par des pirates dans la mer d'Empot et tu t'en fous ! Et le tragique naufrage de notre équipe nationale de tricot aux jeux olympiques, tu n'y penses même pas, parce que tu n'en sais rien ! Et ne ne parle pas des peines de cœur du président Nabozy, de la guerre des chefs au Parti Ramolliste, du réchauffement implacable du climat ! Sais-tu seulement que le dollar baisse, que l'inflation galope, que l'euro prend l'ascenseur, que la croissance s'essouffle, que le chômage  enfle, que même Pardonna se lance dans la politique ?
Tu te fous du monde, Barnabé !
Alors, pour avoir la paix, Barnabé, de l'air le plus démonstrativement désolé, répond:
-Désolé.
- Non, pas désolé, ça ne va pas ! Arrête donc de traîner dans la rue, rentre, installe-toi dans le salon, regarde donc la télé, instruis-toi, sinon tu finiras complètement ratatiné, ici où rien ne se passe, parce que justement c'est ICI.
Et sans conviction, Barnabé gagne le salon, pose une demi-fesse sur un coin de fauteuil et laisse traîner son regard.
On lui a dit de se planter là, de presser le bouton de la zapette. Pour contempler le monde ! Malheureusement, il a beau s'appliquer, ce n'est pas le monde qu'il a sous les yeux, mais un meuble banal dans son salon banal. Un meuble sur lequel se forment et se déformaient des images, et qui lance dans le vide des flots de paroles. Les images, il les voit, mais le monde...

Alors il se plaint :
- Il n'est pas là, le monde.
Et on lui rétorque :
- Mais si ! Regarde donc, écoute donc, instruis-toi donc !
- Mais à quoi ça rime, tous ces endroits où je ne suis pas, tous ces gens à qui je ne peux pas parler, et ce blabla qui ne veut pas s'arrêter. Le monde, ce n'est pas ça. Le monde, c'est un endroit où je peux faire quelque chose.
- Mais qu'est-ce que tu voudrais faire, mon pauvre Barnabé. En plus, maladroit comme tu es… Et puis, franchement, est-ce qu'on est là pour faire quelque chose ?
- Ah bon ? Je croyais…
- Mais tu n'y comprends rien, Barnabé. Tout le monde regarde la télé. Donc nous aussi on regarde la télé. Et ce n'est pas pour « faire quelque chose », c'est pour ne pas rester complètement ignorant, bêta, plouc. On regarde la télé parce qu'il faut être au courant. Vivre au XXIe siècle et ne pas être au courant ? La honte !
- Mais au courant pour faire quoi ?
- Tu recommences ! Eh bien c'est pour que tu n'aies pas l'air idiot quand tu discuteras avec les gens. Imagine un peu que tu ne connaisses même pas la dernière chanson de Britt Respire !
- Britt Respire ? Je ne sais même pas qui c'est.
- Mon pauvre Barnabé !
Et Barnabé contemplait la faim dans le monde, les derniers rebondissements de la campagne présidentielle Tasmanienne ; il regardait plonger l'économie occidentale... Puis, sur un ton navré, la présentatrice fit le bilan du tout dernier accident d'autocar, sur un fond d'ambulanciers débordés et de badauds en train de prendre des photos.
Il chercha un visage connu dans la foule, tenta d'accrocher un regard, mais déjà le sujet avait changé. On parlait maintenant de la mévente des tomates.

Le pire, dans toute cette affaire, c'est que Barnabé aurait dû être agacé de se voir contraint à rester là comme une bûche devant ce meuble stupide. Or, loin d'être irrité, il se sentait coupable, coupable et impuissant, coupable d'être impuissant.

Et là, tout d'un coup, il comprit le truc.
Ça fonctionnait comme ça.
Un échange, en quelque sorte, donnant, donnant. Ce qu'ils appellent le monde, on te le sert comme un spectacle. Avec tout ce qu'il faut pour satisfaire ta curiosité. En échange, tu restes bien tranquille, vautré dans ton fauteuil. Tu finis par croire que ce fouillis d'images, c'est le monde lui-même. Le tour est joué. Désormais, le monde, il est là et nulle part ailleurs. Tu veux le monde, fixe l'écran, c'est ta fenêtre.
Et attendez, ce n'est pas fini !
Ce que tu vois te bouleverse. Te voilà ému, la larme à l'œil, indigné même,  mais toujours dans ton fauteuil; farci de grands sentiments, mais paralysé. Comme c'est triste, tous ces malheurs. Oui. C'est tellement triste que… conclusion :  Il n'y a rien à faire. c'est affreux, mais ça nous échappe complètement. Hors d'atteinte des simples pékins, le monde ! Alors, que chacun reste enfermé dans sa maison, verse une larme de temps en temps, mais laissons donc le monde une fois pour toute derrière l'écran de la télé, bien tassé au fond de la boîte à images entre deux couches de pub !

Eh bien, non !
Barnabé éteignit le poste d'un énergique et définitif coup de savate et sortit aussitôt à la recherche de son ami Mamadou, qui avait besoin de lui.
Rien à voir avec le monde, rassurez-vous ! Juste une affaire de papiers qui manquent...

Vendredi 22 août 2008 à 12:28


Ici, tout est plus fort, plus grandiose. Sur ce spasme minéral, cette grande vague de pierre, c'est une explosion de verdure, dans l'air frais, sous le ciel froid, sous des nuages d'épopée. Et tout change.
Les insectes bourdonnent à mes oreilles, des bruits furtifs traversent les fourrés. L'attention se fixe sur le chant d'un oiseau obstinément répété, puis c'est un autre qui prend le relais.
Dans un puissant enchevêtrement mille cycles portent la vie à son paroxysme. En comparaison, la ville, si grouillante pourtant, paraît morte. Et ce n'est pas sans raison. Le mouvement des choses créées par l'homme n'a rien à voir avec cette effervescence. Nous ne maîtrisons que le déclin. Certes, nous créons des formes, souvent prodigieuses ; mais comme elles n'ont rien à voir avec la vie, à peine produites, elles ne peuvent plus que se défaire.
On a beau jeu de dire et de répéter que tout se transforme, que rien ne se perd, ni rien ne se crée. Ces formes dont nous sommes si fiers suivent un tout autre cours. Créées mortes, elles font bonne apparence un bref instant, se décomposent entre nos mains, perdent leur usage, et finissent en monceaux de déchets.


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