Lundi 3 décembre 2007 à 9:07


Au détour d'une conversation, Monsieur Brume capta au vol une étrange réplique : « Tes paroles, disait quelqu'un à je ne sais qui, seront toujours plus solides que toi ». Paradoxale affirmation. Mais, vous l'avez peut-être déjà remarqué, si certains paradoxes sont de purs effets de style, d'autres, sans cesser de surprendre, sans rien livrer de leur mystère, sonnent étonnamment juste. C'était le cas. Brume décida donc de conserver cette étonnante proposition dans un coin de sa mémoire pour pouvoir y penser un jour et, peut-être, y voir plus clair.

Mais le lendemain déjà, il était fixé, comme si les mots eux-mêmes, pendant son sommeil, s'étaient donné… le mot. Oh oui ! de plusieurs côtés, tout à coup, ça lui parlait, et fort clairement.
A la radio, à l'heure du café matinal, un homme très savant –René Girard – lança incidemment ce constat que seuls les humains connaissent la vengeance. Affirmation qui fit sens aussitôt. La vengeance lui apparut d'un coup telle qu'elle était : cristallisation du ressentiment dans une parole, une parole née d'une offense, d'un événement ponctuel et susceptible d'être oublié si grave soit-il, mais qui, une fois prononcée, investit qui l'a énoncée, lui survit et se transmet de génération en génération, bien au-delà des limites ordinaires de l'oubli.
Les hommes d'autrefois n'avaient pas tort de se méfier des mots et de leur pouvoir.
Il se souvint aussi de ce philologue qui prétendait que les héros de l'épopée antique sont d'abord - et peut-être seulement - des noms, dont leur histoire, si riche soit-elle en épisodes divers, ne serait que l'illustration et le développement.
Et il s'avisa aussi de la sourde efficace de la parole qu'on cache, du poids écrasant des secrets de famille, du retour cauchemardesque de phrases qu'on supposait murées. Présence soudaine et torturante des morts ! Un fantôme, c'est cela, ce n'est que cela : le travail des mots dans le remords ou le deuil impossible.

Mais Brume comprit aussi une chose que l'homme de la conversation n'avait pas dite, mais qui découlait logiquement de son affirmation: Nous sommes plus faibles que nos paroles. Et c'est peu dire, pensa Brume.

La cohérence de notre organisme est toute provisoire. Le corps n'est qu'un agrégat de cellules qu'une règle tient ensemble et qu'une autre pousse à la dissolution. Ce corps que l'on voit, que l'on prend pour soi, alors qu'il n'est qu'une manifestation de soi parmi d'autres. Beau corps, belle image : moi. Mais cela, qui le dit ? Certainement pas le corps !

Et il comprit encore autre chose – décidément, cette pensée était féconde - : la parole n'est pas une simple émanation de l'individu. Par les règles qui seules peuvent lui conférer un sens, par la langue, elle est d'emblée historique et commune. On ne dit jamais n'importe quoi et, la plupart du temps, quoi qu'on dise, ce qu'on dit vraiment, on l'ignore. Les individus que nous pensons être ne sont que des relais dans la circulation d'un sens qui naît dans l'entre-deux, évolue dans l'entre-tous, et nous échappe.


Par Plaiethore le Lundi 3 décembre 2007 à 9:40
Je guette le pigeon voyageur et je reviens lire Monsieur Brume plus tard. Je va travailler...
Saluti ami !
Par maud96 le Lundi 3 décembre 2007 à 19:05
Ce matin, en cours, je gribouillais quelques vers sur un bout de papier, imaginant la vie d'un flocon de neige... J'en viens à dire ici : le flocon léger meurt, mais la neige lourde reste !
Je ne suis donc qu'un flocon volatile, messager d'une vérité trop lourde pour moi ! ... et une vérité froide !
Par LaPetiteSarthoise le Lundi 3 décembre 2007 à 22:27
C'est très intéressant, ce qu'il nous dit là, ce Monsieur Brume. C'est toujours intéressant d'ailleurs, il provoque des spirales vertigineuses de réflexion...

Il n'empêche, le pauvre garçon dont un certain Barnabé aime à usurper l'identité me manque un peu.
Par monochrome.dream le Mardi 4 décembre 2007 à 11:25
S'il y avait une hiérarchie dans l'éternel, penses-tu que les écrits et les arts occuperaient un rang supérieur à celui de la parole ? Ou l'argent, peut-être ? Ou la société elle-même, sa structure ? ("structure", pas au sens où Lacan l'entend, ma phrase se mangerait la queue^^).Toutes ces choses qui génèrent la parole, sans quoi elle n'aurait rien à signifier d'autre qu'elle-même, et peut-être qu'alors elle se tairait (parce que soi branché en boucle sur soi sans aucun prétexte, ça rend fou, quelque part).
Par a.fleur.de.curiosite le Lundi 28 janvier 2008 à 21:40
Depuis le temps que ça me tiraillait, je suis un peu frustrée: ça ne vient toujours pas. Mais j'y reviendrai. A bientôt donc, Mr Brume.
Par monochrome.dream le Lundi 29 décembre 2008 à 16:33
Tu construis même des paradoxes. Paroles qu'on crache, auxquelles on s'accroche (tu sais, pour s'envoler, c'est dans ton 16/12/2007)avant qu'elles ne se dissolvent... mais paroles qui survivent, toujours, dans les mots à venir et pas seulement les nôtres, et paroles qui influent, qui, gravées au creux d'un "pour toujours", s'élancent bravement vers ce "toujours". Peut-être qu'on ne les croit dissoutes que parce que le temps les rend subtiles, trop pour une vague mémoire humaine ?
Par monochrome.dream le Samedi 19 mars 2011 à 22:36
Je suis médusée que la parole (et le sens) puissent exister. Je ne m'explique pas comment c'est possible. D'où ça vient.
 

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