Samedi 8 décembre 2007 à 12:21


On lui avait appris, à Barnabé, qu'il était lui, Barnabé, de la plante des pieds jusqu'au sommet du crâne et de la pointe des fesse jusqu'au bout du nez. Ça, c'était Barnabé. Et plus loin, ce n'était plus Barnabé. Vous voyez ce que je veux dire ? Ça vous paraît assez simple à comprendre, avouez-le.

Eh bien, même ça, Barnabé, il n'avait jamais réussi à s'y faire.

« Pourquoi est-ce que je serais si petit, si moche, si tassé dans un coin : le plus gros dans le pantalon et la chemise, le reste dans les chaussettes et sous le bonnet ? Bon. Il y a de ça, mais tout de même pas seulement. » Quand Barnabé songeait, imaginait, parlait (rarement) ou simplement tentait de comprendre, son je n'avait plus du tout besoin de cette forme-là, il n'était pas forcément assigné à résidence dans cet étrange objet. Le corps, c'est tout à fait nécessaire et utile pour marcher, danser, faire le beau, cacher son jeu, etc. , mais pour tout le reste, c'est juste un point d'appui, un tabouret pour accéder à la grande fenêtre du monde. Bref, Barnabé débordait un peu des catégories ordinaires.
 

Un jour qu'il avait encore râlé en disant : « Tu me marches sur l'escalier ! Tu me fais mal à l'arbre ! Arrête de me déambuler sur le trottoir ! » sa mère en a eu marre. Elle l'a attrapé par la manche de sa chemise et traîné devant le grand miroir de la salle de bains.
« Tu vois, Barnabé… Non mais regarde, non ! pas là ! le miroir ! c'est toi, Barnabé. A l'intérieur des vêtements et sous ta tignasse – Quand iras-tu chez le coiffeur ! - c'est Barnabé. Mais à l'extérieur, ce n'est plus Barnabé. Si tu mets tes mains dans tes poches, c'est très bien. Si tu les mets dans les miennes, ça ne va plus, mais alors plus du tout. »

Un temps d'arrêt.

« Tu comprends ? »

Oui, répondait machinalement Barnabé, mais en réalité il pensait non.
Lui, Barnabé, il ne parvenait pas à voir les choses ainsi.
Dans le miroir, ce n'était pas lui, mais juste un individu opaque. Et même pas un individu : un corps. Et même pas un corps : une image.
Prendre l'image pour la chose, c'était déjà une grosse erreur ; et là-dessus, prendre une chose – à tout prendre, le corps n'est qu'une chose – pour une personne, c'était une nouvelle erreur par-dessus la première. Et grave.
Tout ça, se disait Barnabé, c'est juste une ruse, la plus perverse des ruses pour que lui, Barnabé (qui savait très bien, d'ailleurs, ne pas s'appeler Barnabé), ne parvienne jamais à la compréhension de lui-même, ni du monde par la même occasion.
L'individu Barnabé, c'est juste une invention commode de ceux qui aiment à compter les gens, à les grouper, à les classer, à les additionner, à les soustraire, à les multiplier par toutes sortes de données économiques, et à les diviser entre eux.
L'individu, ce n'est qu'une frontière pour vous isoler du monde, une coupure entre soi et soi. Barnabé ? un individu ? Et pourquoi pas un « vous, là-bas », un consommateur, un numéro de sécurité sociale, une… ressource humaine ?
Barnabé ne voulait pas que le regard des autres décide de qui il était et même de l'endroit où il se trouvait. Qu'est-ce qui l'empêchait, après avoir fait acte de présence au lycée, c'est-à-dire largué son corps sur une chaise en témoignage de son passage, de prendre son envol pour se répandre aux quatre points cardinaux de la pensée, s'accrocher au fil du langage, remodeler à sa manière la totalité du monde ?

Mais la réalité, mon pauvre Barnabé, qu'est-ce que tu fais de la réalité ?

La réalité, il ne la méconnaissait pas, Barnabé. Il savait comment la trouver. Il lui suffisait de fermer les yeux et de foncer en courant droit devant lui. En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, la réalité se manifestait dans toute sa... réalité. Il n'en doutait pas un seul instant, de la réalité, Barnabé. Il voulait juste qu'elle demeure à sa place. Il détestait courir les yeux fermés. Il voulait les garder ouverts sur le grand escalier de l'imaginaire ou la grande architecture du langage, qui vous prenait ce putain de réel à revers, vous le faisait parler, vous l'humanisait en moins de deux, vous le rendait intelligible, émouvant, souvent sublime.
Ayant percé le mur des apparence où on voulait l'enfermer, Barnabé s'en allait tranquille sur le chemin de la vie.



Par monochrome.dream le Samedi 8 décembre 2007 à 12:52
Il rapporte le Multiple à l'Un, alors forcément s'il se sent un, il est aussi multiple. Que pense-t-il de Dieu, Barnabé ? Immanent au monde ? Alors Barnabé, c'est Dieu, et quelque part c'est plutôt rassurant pour lui, donc pour moi puisqu'apparemment je suis lui. Ca me rappelle des trucs qui n'ont rien à voir. Les Stoïciens d'une part. Et un tout petit peu Feuerbach pour ce qui est de Dieu.
Par LaPetiteSarthoise le Samedi 8 décembre 2007 à 12:53
Ce que j'aime chez Barnabé, c'est qu'il me fait rire et réfléchir à la fois ! :D

Courir les yeux fermés... J'aime cette image de la réalité :)
Mais même si c'est en effet désagréable, ça arrive régulièrement de se prendre un mur quand on garde obstinément les yeux ouverts sur le grand escalier imaginaire. Tout ça c'est la faute des autres !
Par a.fleur.de.curiosite le Samedi 8 décembre 2007 à 14:08
Tu sais que j'adore te lire ? J'ai envie de crier "encore!" "encore!", jubilant devant le reflet de mon écran.* Et puis Barnabé, sans le savoir, il est derrière moi et il me dit "c'est toi !'. Barnabé ne s'appelle pas barnabé, il a bien raison ! Quant à moi, je pense encore et toujours à l'autisme.
J'ai envie d'applaudir. =) Tu sais quoi ? Je crois que certains textes vont rejoindre mon classeur parce que quand même, là ! Je peux ?
Ah, juste avant de partir. La catégorie, Barnabé, je me demande.

* Faut dire que ça fait vraiment du bien de comprendre ce que je lis dans cette période de lecture éprouvante, sourire. Alors je jubile un peu quand même. Je trouve même ça suspect, à vrai dire, de comprendre. Je me demande si ce n'est pas un leurre (sourire). Un peu comme Barnabé, qui se doute qu'au fond, on lui raconte des salades. Mais c'est tellement bien dit. C'est même marrant ! Tu avais tout de même on ne peut plus raison, la vie n'est qu'une vaste plaisanterie. J'ai hâte de rentrer dans la maison tu sais, et de crier Aha ! =)

Je l'ai dit, on ne revient pas d'ici tout à fait le même que quand on est venu, et ne serait-ce que pour ça, je te dis merci.
Par lagrandemymy le Samedi 8 décembre 2007 à 15:04
C'est toujours dur de ne pas commenter la première parce que je suis d'accord avec les autres et que je ne ferai que reprendre leurs propos en guise de toute originalité. Barnabé est un cas et c'est toujours un plaisir...
Par maud96 le Samedi 8 décembre 2007 à 18:55
Oui, comme dit la Grande Mymy, Barnabé est un cas : d'ailleurs, il a des pointes aux fesses (1ère phrase de ton article). Barnabé n'est vraiment pas normal ! Normal qu'il ait ressenti le besoin de larguer de temps en temps ce corps bizarre, même si, sur une chaise de lycée un corps avec des fesses pointues, çà doit pas être très facile.
Barnabé donc baillait aux corneilles et rêvait en classe... Voilà qui me le rend sympathique !
Par °Juliette° le Dimanche 9 décembre 2007 à 11:21
Magnifique ... :)

Par suspendue le Lundi 10 décembre 2007 à 18:03
Dans la rue, je pense, je pense au voyage, à mes projets, aux textes qui j'envisage d'écrire, à la politique de ce monde, et aussi, plein de choses matérielles comme : Qu'est ce que je vais manger ce midi !
Merci d'avoir lu mon texte! Mon père m'a réaporté des corrections après la réecriture, je vais donc le réecrire encore ^^
Bizou*
Par L-Emasculee-Conception le Mardi 11 décembre 2007 à 1:27
Le corps est un vaisseau d'ou l'on tente de naviguer sur le monde, de le toucher à travers les hublots blafards, froids et embués de la perception. Mais ce qu'on voit à travers la vitre est souvent déformé. le recul ne sied pas toujours bien au monde.
La réalité c'est fermer les yeux... amusant quand on ne cesse de nous repeter a tout va "ouvre les yeux" pour nous dire "réalise". mais je suis d'accord avec Barnabé, il faut Savoir la réalité, il faut foncer dans les murs parfois, les yeux fermés, parce qu'on ne voit rien arriver, se prendre un mur de plein fouet, pour ne pas oublier, la prochaine fois, de les ouvrir toutes grandes, nos mirettes, sur la beauté de l'imaginaire.
ce texte foisonne d'images magnifiques, tellement parlantes, vivantes, humaines, humanistes, qu'il nécessiterait qu'on s'y arrete une journée entière dessus et encore ce ne serait pas assez. J'ai l'impression de passer a coté de tout ou de tout du moins l'essentiel.
Barnabé est bon, Barnabé me fait sourire, Barnabé est sage, et Barnabé, en bien des points, me rappelle qui j'étais.
Mr vous êtes un magicien des mots!! :)
Par Ch0u.Fleur le Dimanche 16 décembre 2007 à 13:31
Il est vraiment étrange, ce Barnabé.
Une ruse pour qu'il ne parvienne jamais à la compréhension de lui-même, ni du monde par la même occasion.
Et moi ce que j'en fais de la réalité ?
*
Bref c'est pas très compréhensible tout ca, j'me comprends dans ma réflexion stupide.
Moi aussi j'suis étrange.
On est peut-être tous étranges.
Par Au-fil-de-la-plume le Jeudi 27 décembre 2007 à 14:08
C'est très beau, très vrai. Je l'aime bien ce Barnabé, que je viens de découvrir. :-)
Par Sardine le Vendredi 8 février 2008 à 20:15
Barnabé, bien que tu nous l'esquisses un peu plus à chaque fois, reste pour moi un mystère.
Par Sardine le Vendredi 8 février 2008 à 20:15
Un mystère bien agréable, dont je dévore les brides de vie.
Par monochrome.dream le Lundi 29 décembre 2008 à 16:23
C'est lourd à porter, l'individualité. Parce que c'est une manière d'être hors-monde, d'être corps étranger dans quelque chose en quoi il serait très doux de se fondre. Tant pis, Barnabé : on est tous logés à la même enseigne, j'imagine...
Par monochrome.dream le Samedi 19 mars 2011 à 22:44
Quand on se réduit à un corps, on a pour toute la vie une amputation à gérer : on s'est coupé "le reste". Aïe !
 

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