A Déméter
Je trie volontiers parmi les poètes, mais la poésie pour moi n'a pas d'âge, à condition qu'elle me parle. Acceptons sans trop de réticence le jeu de lecture que propose cet hymne à Déméter du VIe siècle avant notre ère ; il pourrait bien nous surprendre et nous atteindre atteindre au-delà de notre amour des belles histoires ou de notre besoin d'émotion.
Pourtant, cette poésie très ancienne diffère profondément de celle qu'on écrit aujourd'hui.
Celle-ci naît des mots, s'exprime dans la confrontation des mots, et tire l'essentiel de sa substance du monde intérieur ; celle-là fait son marché à la surface du monde tout court. Pour elle, point d'introspection ; elle se nourrit du regard et de l'écoute de poètes habitués à interroger le devenir des choses.
Ce texte ne prétend pas opposer l'imaginaire poétique à la prose du réel ; il ne fait que transcrire la poésie même d'un monde saturé de signes et débordant de sens, d'un monde parlant la langue des hommes, qui est aussi celle des dieux. L'univers entier peut frémir à cause d'une fleur. La germination d'une graine enfouie devient un drame cosmique. La nature est constamment traversée de cris lancinants perceptibles aux seuls esprits purs ; elle inspire les poètes parce que ceux-ci la voient humaine dans toutes ses dimensions ; elle est poésie, parce qu'avant tout elle est la beauté même.
Aucune traduction honnête ne peut donner ici l'illusion d'une écriture contemporaine. La nôtre assume ses lourdeurs nécessaires, trahit trop souvent le rythme du poème pour en préserver le sens. Une traduction n'est jamais l'équivalent du texte original; il n'en est qu' une lecture particulière, toujours contestable et bien vite dépassée.
Le traitement des noms propres appelle une remarque. Nommer, ici, c'est exprimer l'essence même de la personne ; au nom proprement dit s'attachent toujours une ou plusieurs épithètes qui ne sont jamais gratuites. Un personnage peut même apparaître sous différents noms (Déméter devient Déô) ; la prudence conduit parfois à taire le nom d'un dieu maléfique : ne dites pas Aïdôneus (Hadès), Seigneur du monde souterrain, Souverain des âmes défuntes, mais seulement Celui qui tant de monde accueille.
Le texte orignal comporte 495 vers de douze temps ; il est écrit dans la langue de l'Iliade et de l'Odyssée.
A Déméter
et à sa fille Perséphone, née de Zeus.
Le Rapt de Perséphone
De Déméter à la belle chevelure, la digne déesse, je vais chanter l'histoire. Son histoire, et aussi celle de sa fille aux fines chevilles qu'Aïdôneus enleva ; Zeus, qui jette au loin la voix profonde du tonnerre, la lui avait accordée, mais Déméter au glaive d'or, splendide en ses fruits, n'en savait rien.
La jeunette s'amusait avec les filles d'Océan aux poitrines généreuses, cueillant des fleurs : ici des roses, là un safran, et là de belles violettes ; elle remontait la pente d'une tendre prairie : des iris, une jacinthe…
et puis le narcisse.
Pour plaire à Celui qui tant de monde accueille, la Terre l'avait fait surgir exprès pour cette petite, fraîche comme un bouton de rose : Zeus avait suggéré ce piège.
Stupéfiante merveille, cette plante, mystère sacré pour quiconque la contemple, qu'il soit un dieu immortel ou un humain périssable !
D'un seul germe cent têtes étaient sorties ; leur parfum si doux faisait sourire le vaste ciel au-dessus, la terre entière, et même les gonflements salés de la mer.
Fascinée, la petite tendit les deux mains pour s'emparer du beau jouet… et le sol qui porte nos chemins se fendit de bas en haut sur toute la plaine de Nysos. Surgit alors, tiré par ses chevaux immortels, le Roi qui tant de monde accueille, le fils de Cronos, Celui qu'il nous faut si souvent nommer.
Il embarqua la jeunette sur son char d'or ; elle ne voulait pas ; il l'emmena ; elle sanglotait !
Elle poussa un cri strident, voulant alerter son père, le Cronide, le souverain, le tout puissant. Cette voix, aucun immortel, aucun homme périssable ne voulut l'entendre, pas même les oliviers, splendides par leurs fruits… Seule la fille de Persès, la naïve Hécate aux brillantes bandelettes, perçut, sortant du gouffre, l'appel de la jeunette à son père le Cronide. Bien sûr, il n'échappa pas au Soleil souverain.
Mais le Cronide siégeait à l'écart des dieux dans un temple bruissant de prières suppliantes, recueillant les belles offrandes des hommes périssables.
La petite quittait ce monde ; son oncle, Celui qui règne sur tant de gens, Celui qui tant de monde accueille, l'emportait bien malgré elle, au galop de ses chevaux immortels. Zeus l'avait suggéré.
Aussi longtemps qu'elle put encore apercevoir la terre, le ciel étoilé, le flot abondant de la mer poissonneuse et les rayons du soleil, elle ne perdit pas l'espoir de revoir sa mère attentive et la race des dieux toujours régénérés. Plus forte que son chagrin, l'espérance troublait encore sa raison.
Les sommets des monts et les profondeurs marines se renvoyaient l'écho de la voix immortelle, qui parvint à sa mère souveraine ; une douleur aiguë transperça son cœur ; de ses propres mains elle arracha la mantille qui ornait sa chevelure parfumée, elle jeta un voile noir sur ses épaules et s'élança comme un oiseau, dans une recherche folle, par les terres et par les mers.
Personne parmi les dieux immortels ou les humains périssable ne lui consentit une parole sincère ; aucun oracle porteur de vérité ne lui parvint.
Neuf jours durant, Déô la souveraine erra sur la terre, une torche allumée dans chaque main. Défaite par le chagrin, elle renonça à l'ambroisie et au nectar si doux ; elle refusa de baigner son corps.