Dimanche 15 octobre 2006 à 18:24

A Déméter

Je trie volontiers parmi les poètes, mais la poésie pour moi n'a pas d'âge, à condition qu'elle me parle.
Acceptons sans trop de réticence le jeu de lecture que propose cet hymne à Déméter du VIe siècle avant notre ère ; il pourrait bien nous surprendre et nous atteindre atteindre au-delà de notre amour des belles histoires ou de notre besoin d'émotion.
Pourtant, cette poésie très ancienne diffère  profondément de celle qu'on écrit aujourd'hui.
Celle-ci naît des mots, s'exprime dans la confrontation des mots, et tire l'essentiel de sa substance du monde intérieur ; celle-là fait son marché à la surface du monde tout court. Pour elle, point d'introspection ; elle se nourrit du regard et de l'écoute de poètes habitués à interroger le devenir des choses.
Ce texte ne prétend pas opposer l'imaginaire poétique à la prose du réel ; il ne fait que transcrire la poésie même d'un monde saturé de signes et débordant de sens, d'un monde parlant la langue des hommes, qui est aussi celle des dieux. L'univers entier peut frémir à cause d'une fleur. La germination d'une graine enfouie devient un drame cosmique. La nature est constamment traversée de cris lancinants perceptibles aux seuls esprits purs ; elle inspire les poètes parce que ceux-ci la voient humaine dans toutes ses dimensions ; elle est poésie, parce qu'avant tout elle est la beauté même.

Aucune traduction honnête ne peut donner ici l'illusion d'une écriture contemporaine. La nôtre assume ses lourdeurs nécessaires, trahit trop souvent le rythme du poème pour en préserver le sens. Une traduction n'est jamais l'équivalent du texte original; il n'en est qu' une lecture particulière, toujours contestable et bien vite dépassée.

Le traitement des noms propres appelle une remarque. Nommer, ici, c'est exprimer l'essence même de la personne ; au nom proprement dit s'attachent toujours une ou plusieurs épithètes qui ne sont jamais gratuites. Un personnage peut même apparaître sous différents noms (Déméter devient Déô) ; la prudence conduit parfois à taire le nom d'un dieu maléfique : ne dites pas Aïdôneus (Hadès), Seigneur du monde souterrain, Souverain des âmes défuntes, mais seulement Celui qui tant de monde accueille.

Le texte orignal comporte 495 vers de douze temps ; il est écrit dans la langue de l'Iliade et de l'Odyssée.

A Déméter
et à sa fille Perséphone, née de Zeus.

Le Rapt de Perséphone

De Déméter à la belle chevelure, la digne déesse, je vais chanter l'histoire. Son histoire, et aussi celle de sa fille aux fines chevilles qu'Aïdôneus enleva ; Zeus, qui jette au loin la voix profonde du tonnerre, la lui avait accordée, mais Déméter au glaive d'or, splendide en ses fruits, n'en savait rien.

La jeunette s'amusait avec les filles d'Océan aux poitrines généreuses, cueillant des fleurs : ici des roses, là un safran, et là de belles violettes ; elle remontait la pente d'une tendre prairie : des iris, une jacinthe…

et puis le narcisse.


Pour plaire à Celui qui tant de monde accueille, la Terre l'avait fait surgir exprès pour cette petite, fraîche comme un bouton de rose : Zeus avait suggéré ce piège.

Stupéfiante merveille, cette plante, mystère sacré pour quiconque la contemple, qu'il soit un dieu immortel ou un humain périssable !
D'un seul germe cent têtes étaient sorties ; leur parfum si doux faisait sourire le vaste ciel au-dessus, la terre entière, et même les gonflements salés de la mer.

Fascinée, la petite tendit les deux mains pour s'emparer du beau jouet… et le sol qui porte nos chemins se fendit de bas en haut sur toute la plaine de Nysos. Surgit alors, tiré par ses chevaux immortels, le Roi qui tant de monde accueille, le fils de Cronos, Celui qu'il nous faut si souvent nommer.

Il embarqua la jeunette sur son char d'or ;  elle ne voulait pas ; il l'emmena ; elle sanglotait !

Elle poussa un cri strident, voulant alerter son père, le Cronide, le souverain, le tout puissant. Cette voix, aucun immortel, aucun homme périssable ne voulut l'entendre, pas même les oliviers, splendides par leurs fruits… Seule la fille de Persès, la naïve Hécate aux brillantes bandelettes, perçut, sortant du gouffre, l'appel de la jeunette à son père le Cronide. Bien sûr, il n'échappa pas au Soleil souverain.

Mais le Cronide siégeait à l'écart des dieux dans un temple bruissant de prières suppliantes, recueillant les belles offrandes des hommes périssables.

La petite quittait ce monde ; son oncle, Celui qui règne sur tant de gens, Celui qui tant de monde accueille, l'emportait bien malgré elle, au galop de ses chevaux immortels. Zeus l'avait suggéré.

Aussi longtemps qu'elle put encore apercevoir la terre, le ciel étoilé, le flot abondant de la mer poissonneuse et les rayons du soleil, elle ne perdit pas l'espoir de revoir sa mère attentive et la race des dieux toujours régénérés. Plus forte que son chagrin, l'espérance troublait encore sa raison.

Les sommets des monts et les profondeurs marines se renvoyaient l'écho  de la voix immortelle, qui parvint à sa mère souveraine ; une douleur aiguë transperça son cœur ; de ses propres mains elle arracha la mantille qui ornait sa chevelure parfumée, elle jeta un voile noir sur ses épaules et s'élança comme un oiseau, dans une recherche folle, par les terres et par les mers.

Personne parmi les dieux immortels ou les humains périssable ne lui consentit une parole sincère ; aucun oracle porteur de vérité ne lui parvint.

Neuf jours durant, Déô la souveraine erra sur la terre, une torche allumée dans chaque main. Défaite par le chagrin, elle renonça à l'ambroisie et au nectar si doux ; elle refusa de baigner son corps.



Samedi 14 octobre 2006 à 18:36


J'aurais mieux fait de rester au lit


Ce matin, je me suis levé tôt pour aller sonder la réalité. Je l'ai trouvée contradictoire et molle. Comme d'habitude.

Et alors ?
Je n'aime pas ça, parce que personne n'accepte facilement que la réalité soit contradictoire et puis aussi parce qu'une réalité molle se prête à toutes les manipulations. Rien de plus simple que de forcer le contraste, de lessiver toutes les nuances, de jouer le noir contre le blanc ou l'inverse et de monter un décor, une apparence :
Les démagogues excellent dans cet art, mais aussi, et surtout, les marchands de soupe.
Qu'il est facile de faire croire que tous les musulmans sont fanatiques, tous les jeunes incultes et tous les Français fans de foot ! Nous avons tellement envie de creuser notre petit trou dans une réalité simple ! Peu importe si l'on efface du même coup les millions de musulmans qui n'ont rien à voir avec le fanatisme, les milliers de jeunes qui lisent, se cultivent, écrivent, et… les trois Français qui n'ont pas vu la finale de la coupe du monde ! On manipule nos représentations et c'est comme si l'on faisait vraiment basculer la réalité.
Assez sur les manipulateurs et leurs techniques ! Une chose me choque encore plus, c'est l'incroyable démission des parangons de la culture, de tous ceux qui pleurent la disparition du grec et du latin, s'indignent du désamour pour les classiques, se lamentent sur la perte des repères et la montée de l'illettrisme.
Plutôt que de mouiller vraiment leur chemise, ils préfèrent le refuge du débat, les échanges d'arguments à l'abri des faits ; ils préfèrent s'interroger sur ce qu'il faudrait faire plutôt que de se mettre à l'ouvrage ; ils aiment mieux polémiquer contre un adversaire réel ou imaginaire plutôt que d'agir. C'est qu'ils n'ont pas envie d'agir : ils préfèrent passer leur temps à se chercher des raisons de le faire.
J'entendais à la radio des intellectuels éminents pousser des lamentations de cocus : les jeunes ne s'intéresseraient plus à la littérature et ils endommageraient gravement la langue française en écrivant n'importe comment dans leurs blogs… Mais si, au lieu de pleurnicher, au lieu de se barricader dans leurs institutions, ils venaient nous en parler de la littérature, s'ils venaient simplement ici nous en donner l'envie ! Ils sont tellement bégueules qu'on finit par se demander s'ils y tiennent vraiment, à leurs valeurs, et si ce n'est pas un genre qu'ils se donnent, leur look à eux en quelque sorte.


Vendredi 13 octobre 2006 à 17:47

Le monde intérieur que nous portons en nous est aussi profond et complexe que l'univers réel. C'est un potentiel extraordinaire que chacun met en valeur à sa manière, les un plus, les autres moins. Et pourtant, en présence des autres, nous ne sommes pas curieux de cette richesse ; nous nous en protégeons au contraire, faisant comme si cela n'était pas. Un inconnu ne doit offrir de lui que sa surface extérieure lisse et opaque. Quelqu'un nous adresse-t-il la parole dans le métro, nous nous raidissons ; solitaires bien souvent et malheureux de l'être, nous nous dérobons au contact d'autrui.
C'est ainsi que nous faisons dans la vie ; mais, dans les blogs, c'est exactement l'inverse qui se produit. La présence physique des autres nous est épargnée ; en revanche c'est par une fenêtre directement ouverte sur leur monde intérieur qu'ils se donnent à voir. Cette approche paradoxale ouvre un espace relationnel nouveau et redonne sa chance à un sentiment qui semblait en perte de vitesse : je veux parler de l'amitié. On n'osait plus guère s'en réclamer, on doutait même de son existence : un brin passionnée, on la soupçonnait de n'être qu'une relation amoureuse inavouée ; anodine et festive, elle semblait condamnée à se dissoudre dans la bruyante convivialité des « potes ». Pourtant, la voilà qui ressurgit, bien vivante, pleine de santé, dans les commentaires, les tags et les articles de nos blogs.
A vrai dire, je ne m'y attendais pas en postant mon premier article. Or, en quelques semaines, le jeu des articles, des commentaires et des liens m'ont mis en présence de personnes qui comptent aujourd'hui pour moi, alors même que je ne les ai jamais rencontrées, que je ne les rencontrerai probablement jamais. Ils stimulent ma réflexion, me provoquent, me donne envie de les connaître mieux et de leur témoigner estime et admiration.  Mon blog leur doit beaucoup.
Une telle possibilité d'établir des relations indépendantes de la proximité géographique, du travail, de l'action militante, des relations familiales ou même des affinités idéologique était inconcevable auparavant. Mais surtout, qui aurait pu imaginer que des inconnus puissent entrer en relation de journal intime à journal intime ! C'est le paradoxe du blog :  ce qu'on y dépose, à la portée de n'importe qui, c'est justement ce qui a peu de chance de sortir, d'être même formulé devant les partenaires courants de la vie quotidienne, parce que… c'est trop personnel, ou sans intérêt apparent. Les choses se passent comme si dans la blogosphère, la notion de secret avait un autre sens que dans le monde vrai, ou n'avait carrément plus cours.
En quelques semaines sur Cow, j'en ai plus appris sur certains aspects de la vie des gens que pendant des décennies de vie « réelle » au contact des autres, je veux dire dans le déni de leur intériorité.


Mercredi 11 octobre 2006 à 10:10

Ce matin, j'enfonce une porte ouverte. Et demain, une autre, peut-être.

« Je n'ai pas d'idées, alors je n'écris pas » : c'est la meilleure manière de ne pas écrire, de ne plus écrire, et, finalement, de ne plus avoir d'idées du tout.
On n'écrit pas parce qu'on a des idées, mais bien, justement, pour avoir des idées.
C'est voir les choses à l'envers que de considérer l'écriture seulement comme la forme que l'on donnerait à une pensée toute faite. Tout au contraire l'écriture est le processus le plus efficace pour extraire les idées de notre subconscient, en assurer l'élaboration, les relier avec d'autres idées et produire des constructions mentales tout à fait imprévues, et parfois étonnantes.
Au fond de nous-mêmes, des germes de pensée se pressent, qui ne demandent qu'un petit effort d'attention pour être être capturés, portés au jour et développés. Cela ne se fait pas tout seul, ce n'est pas simple, c'est un vrai travail, mais quelle jubilation de tirer de soi-même des richesses insoupçonnées, de conduire un raisonnement jusqu'à son terme, de transformer les idées vagues en concepts rigoureux !
Pour dire les choses autrement, nous sommes comme un vaste pays dont seul un tout petit canton aurait été exploré et mis en valeur, dont une part importante serait vaguement soupçonnée, dont l'essentiel resterait totalement inconnu, totalement mystérieux, quoique nullement inaccessible.
L'exploration de ce vaste pays est une nécessité pour quiconque tient à prendre la mesure de sa propre humanité et la pratique quotidienne de l'écriture est le plus beau moyen d'y parvenir.


Mardi 10 octobre 2006 à 16:11


Journal de Barnabé

Je n'ai jamais aimé la rue là-bas, parce qu'il y a dans cette rue une maison moche qui me veut du mal. Et ce n'est pas la seule. J'ai toujours eu des problèmes avec les choses. Je n'aime pas quitter ma chambre, parce que je sais que le monde m'attend à la sortie.
Au moment précis où je mets le pied sur le trottoir, la poubelle d'en face me repère, elle avertit toute la rue : « Attention, voilà Barnabé, on va de nouveau s'en payer une bonne tranche ! » Je me méfie tout spécialement de cette poubelle. Je me tiens à distance et ne la perds pas de vue. La puissance fascinante de mon regard peut obliger les choses à rester immobiles. Je les fixe (ce n'est pas une façon de parler). Mais, aussitôt que j'ai le dos tourné, le monde m'échappe. D'ailleurs, toutes les choses qui savent que je suis en train de fixer la poubelle profitent de l'aubaine et se mettent sur mon chemin. Les gens m'évitent quand je croise leur route ; les choses viennent se planter juste devant moi, et ça fait mal.
Je suis toujours attendu à la sortie.
Méfiez-vous. Méfiez-vous tout particulièrement des choses qui se donnent une allure généreuses et amicales. Dans le square, il y a un grand arbre. Une grosse branche passait par-dessus l'allée principale. Je me suis toujours méfié de cette branche. J'ai souvent averti les gens de ne pas s'attarder dessous ; je voyais bien où elle voulait en venir, cette branche. Les gens me riaient au nez. Eh bien, un beau matin, on a retrouvé la branche par terre, cassée net au ras du tronc.
Les gens ne me font pas très peur ; ils me laissent tranquille ; ils sont trop occupés; ils sont comme des planètes dans le ciel : ils suivent une trajectoire prévisible. Mais les choses sont terribles. D'accord, elles ne m'ont jamais sauté dessus, elle ne m'ont jamais couru après; elles attendent tout simplement. Je ne dis pas qu'elles bougent, je pense seulement qu'elles pourraient bouger et cette simple éventualité me terrorise. L'immobilité n'est pour les choses qu'une paralysie, une contrainte dont elles cherchent à s'affranchir par tous les moyens.  Pour l'instant, on dirait qu'elles n'y arrivent pas facilement et c'est tant mieux.
Je n'en suis d'ailleurs pas si sûr. Certaines choses ont déjà pris le contrôle de notre vie :  toutes celles qui rapprochent le gain de la dépense, le réveil de l'assoupissement, le repos de l'épuisement, la faim de l'indigestion, l'illusion du dégoût, la naissance de la mort.
En fait, je sais ce qui se passe : les gens sont de moins en moins des gens et les choses de moins en moins des choses. C'est même pire que ça : les gens deviennent de plus en plus des choses et les choses deviennent de plus en plus roublardes. Les gens savent de moins en moins qui ils sont. Ils se laissent porter par les choses et bercer par elles, distraire par elles, consoler par elles. Ils finissent par n'être plus qu'un trait d'union entre une chose et une autre, simplement la raison d'être des choses. Et je sais ce qui nous attend : les choses nous guettent pour nous saisir de l'intérieur, nous chasser de nous-mêmes et le monde ne sera bientôt plus qu'une grande chose proliférante, une seule et unique chose livrée à elle-même, et folle. Une chose qui mange de l'homme pour faire de la chose. Ca tourne en rond à l'intérieur, ça monte pour redescendre, ça descend pour remonter, ça court dans tous les sens jusqu'au dérèglement final, jusqu'à l'explosion ultime. Les gens sont dans la chose, entraînés dans le mouvement de la chose. Et quand on est dedans, on ne peut plus rien voir, on est seulement con. L'âme s'est évaporée depuis belle lurette, la chair humaine souffre, et si devant moi cette salope de poubelle ricane, c'est parce qu'elle sait que le temps des choses est arrivé.


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