Lundi 9 octobre 2006 à 9:04

Amour de la langue. Belle idée, mais qui me gêne cependant ; la langue en effet n'est pas une chose que l'on puisse aimer, … parce qu'elle n'est pas une chose.
Elle est relation, entre les hommes et de soi à soi. Pas un objet (sinon pour les linguistes, mais qui est linguiste ?) et surtout pas une matière que l'on puisse « manier » (hideuse expression !). La langue est la forme particulière que prend toute communication verbale et toute pensée consciente à l'intérieur d'un espace culturel donné ; le souci que nous en avons témoigne simplement du soin que nous portons à notre rapport au monde. Ni plus, ni moins. La richesse de la langue, c'est d'abord la richesse de l'échange entre les hommes et la subtilité de l'image du monde que nous pouvons construire en nous-mêmes. On vit dans la langue ; on ne la possède pas, on la partage, comme on partage l'air qu'on respire, comme on peut sourire aux autres.


Vendredi 6 octobre 2006 à 15:28


Journal de Barnabé

J'habite dans une ville ; enfin, près d'une ville. Je dois vous expliquer comment la trouver.  Le mieux, c'est que je vous dise comment je fais, moi, pour la trouver, chaque fois que je dois y aller.
Tout d'abord, il ne faut pas oublier de tout sauvegarder sur l'ordinateur et de le mettre sur « veille » ; ensuite, il faut se lever, sortir de la chambre, prendre le couloir à gauche, jusqu'à la porte qui n'est pas comme les autres: la seule porte de l'appartement qui donne sur le reste du monde. Après ça, deux possibilités : descendre par l'escalier, ce qui n'est pas difficile, mais qui fatigue un peu, ou essayer de prendre l'ascenseur (c'est une façon de parler), ce qui ne marche pas à tous les coups. Ce n'est pas toujours facile de choisir. Bon ! Mettons que vous ayez choisi.
Arrivé en bas, sortir de l'immeuble, prendre à droite, suivre le trottoir, compter deux immeubles, et huit petites maisons. Enfin, pas vraiment besoin de compter : on sait quand on est arrivé à la sixième maison à cause du chien. C'est un chien très bien réglé. Il attend derrière la haie, en silence, il te laisse passer devant lui sans bouger (il croit que je ne le vois pas, mais c'est pas vrai). Mais alors, dès que tu arrives devant le portail, il fonce en aboyant comme un fou. Il saute en l'air derrière le portail et fait le gros méchant. Dès que tu as fini de passer, il retourne tout tranquille derrière sa haie, pour guetter le piéton suivant. Il me fait peur, mais comme c'est chaque fois exactement la même chose, j'ai fini par m'habituer.
Ensuite, encore deux maisons : sept, huit. Il faut repérer l'écriteau au bord du trottoir, ne pas aller plus loin, sinon tu te perds dans des endroits, tu ne sais même pas s'ils existent ou s'ils n'existent pas. Le mieux, c'est de s'asseoir sur le banc (il y a un banc), s'il n'est pas déjà occupé. Ne pas se demander quel bus, parce qu'il n'y en a qu'un et que c'est toujours celui-là. Attendre.
Dans le bus, on est tranquille. On peut même penser à autre chose. Le bus est formidable : il fait toujours le même trajet, s'arrête chaque fois exactement aux mêmes endroits. Cette régularité miraculeuse me fascine. Et ça marche avec tous les chauffeurs, parce qu'il y en a plusieurs. Tous les chauffeurs sont au courant pour le chemin et les arrêts, et ils font tous exactement la même chose. Je les admire ; eux, au moins, ils n'ont pas de problème pour savoir qui ils sont. Ils sont chauffeurs de bus, complètement. Jamais de pensée sauvage, jamais l'idée de tourner à droite quand il faudrait tourner à gauche, jamais un arrêt oublié. Les chauffeurs de bus sont les gens les plus prévisibles que je connaisse. J'aimerais être comme eux !
Faire attention au moment où le bus traverse la rivière, d'abord parce que la rivière est la plus belle chose qui existe près de chez moi, ensuite parce qu'après le pont, il ne reste plus que deux arrêts. Au deuxième, on est arrivé. Ne pas oublier de descendre, surtout : boutiques, restaurants, voitures partout, touristes, cathédrale, mairie, centre-ville !
Voilà. Maintenant vous savez aussi bien que moi comment trouver ma ville. Et si jamais vous voulez savoir où j'habite, vous n'avez qu'à reprendre les explications que je viens de vous donner, mais dans l'autre sens, en commençant par la fin.
Quoi ?
Non ! Je ne vous donnerai pas le nom de ma ville, parce que ce n'est qu'un odieux mensonge. Regardez cette ville, même seulement un tout petit peu ! vous verrez tout de suite qu'elle n'a rien à voir avec ce nom-là. Alors, si je vous donne ce nom, ça ne vous servira à rien, vous ne pourrez même pas la reconnaître.


Jeudi 5 octobre 2006 à 10:50


L'indifférence, voire le discrédit, dont souffre aujourd'hui la poésie tient en gros à cette idée que la poésie se permettrait de dire n'importe quoi n'importe comment, au mépris de la vraisemblance et au rebours du discours rationnel dominant. Lire des poèmes serait donc une façon de nier les progrès de l'humanité, de revenir aux conception les plus naïves et dépassées du monde.

Les anciens Grecs voyaient des dieux partout, il pensaient la nature comme un être animé, ils établissaient des correspondances systématiques entre tous les niveaux du réel.
Nous savons aujourd'hui que le monde n'est pas ainsi : seuls des fous peuvent se sentir épiés par les rochers ou interpellés par les arbres.
D'accord pour le monde, si nous appelons monde cette partie du monde que j'appellerais le réel indifférent et qui constitue à proprement parler le domaine des sciences. D'accord pour l'homme si nous appelons homme cette matière complexe dont nous sommes faits. D'accord même pour la vie.
Reste pourtant tout le reste, à savoir l'expérience humaine du monde. Il y a longtemps que les poètes ne disent plus l'objet monde, ni l'objet homme, ni même l'objet âme. Ce qu'ils s'efforcent de formuler, parfois maladroitement, parfois de manière fulgurante, c'est ce qui résiste aux assauts de toutes les réductions, de tout discours rationnel : c'est ce qui bouillonne en dessous, ce qui jaillit du fond et nous contraint, que nous le voulions ou non, à avoir de cet arbre devant nous une tout autre expérience que celle du botaniste, et qui nous autorise à établir dans ce réel indifférent une demeure proprement humaine.
La poésie ne vole rien au savoir ; la refuser, ce serait verrouiller la matrice du sens.


Mercredi 4 octobre 2006 à 19:36

Je ne suis ni écrivain ni poète. J'habite au-dessous, à l'étage beaucoup moins noble des commentateurs et des critiques, une toute petite pièce. Ce n'est pas un choix, c'est un fait.
L'écriture me fascine mais, pour toutes sortes de bonnes raisons, il s'agit presque toujours de l'écriture des autres.
J'ai eu assez de temps pour comprendre à quel point notre identité est fluctuante, incertaine et fragile. L'écriture, la vraie, jaillit des fissures, des lacunes, des zones d'ombre, elle défonce les portes les mieux fermées, renverse tous les murs qui nous protègent et peut nous conduire complètement nus au bord du gouffre.


Mardi 3 octobre 2006 à 19:43

Je vous ai déjà dit que mon existence ne présente pas un grand intérêt. Vous décrire mes activités de la journée, le temps qu'il fait (en ce moment : pluie et vent violent)… Non, vraiment, très peu pour moi.
Pourtant, dans un blog, il faut aussi du vécu. Pour cela, j'ai décidé une fois de plus de convoquer un avatar ; je l'ai persuadé de bien vouloir vous raconter sa vie.
Ce sera :

Le journal de Barnabé

Mes parents ont décidé que je m'appellerais Barnabé.
Je n'aime pas ce prénom. Vous ne l'aimeriez pas non plus si vous étiez à ma place. Ce prénom me fâche, parce qu'il laisse entendre à mon sujet des choses qui sont fausses.  Si jamais j'ai un vrai nom, un nom à moi, ce ne peut pas être Barnabé. Celui qui dit JE quand j'écris et quand je parle, il ne s'appelle certainement pas Barnabé.

Je suis né le 24 avril 1990 ; enfin, c'est ce qu'on m'a dit, parce que c'est écrit. Et puisque c'est écrit, je l'admets, j'admets ça comme le reste. J'admets donc aussi que j'ai seize ans.

On se moque de moi parce que je pose toujours des questions. On dit que  ces questions sont absurdes et que je suis à côté de la plaque (c'est une façon de parler). On dit aussi que je suis mal intégré et que je n'ai pas d'amis. On dit ça et pourtant je fais des efforts énormes. Mon problème, c'est que j'ai beaucoup de peine à exister. Je me sens comme un litre d'eau. Si je n'ai pas tout autour de moi un récipient qui me retient et me donne une forme (par exemple, tous les litres de vin rouge ont la forme d'une bouteille), je me disperse complètement. J'ai alors toutes les peines du monde à reconstituer un personnage qui me permette d'exister à l'endroit où je me trouve sans que tout le monde se mette à crier et à faire du scandale. A la maison, je joue à être le fils de mes parents et le frère de ma petite sœur. A l'école, je fais l'élève. Je fais tout comme les professeurs le veulent ; avec les autres élèves, c'est plutôt la gueule que je fais. J'essaie de comprendre comment les autres me voient et je fais tout mon possible pour ressembler à ça.
Un jour, le prof m'a dit : " Barnabé, tu es vraiment trop crispé (c'était vrai) ; on dirait que tu joues un rôle (il avait compris !), mais tu es un mauvais acteur ; laisse-toi un peu aller, il faut être soi-même, sois toi-même ( ?) ! "
Alors, je me suis laissé aller ; j'étais content de l'occasion qu'il me donnait d'arrêter de faire semblant. Et c'est venu sans crier gare ; je me suis tourné vers le prof, et mon poing est parti tout seul, droit sur son nez ! Cela venait bien du fond de moi-même, mais alors vachement profond, et je ne sais pas comment. Je pense qu'il y avait là quelqu'un de très méchant, que je n'avais pas encore remarqué. Il y était et, je pourrais dire (je sais pourtant que c'est idiot), qu'il y était avant moi.
Je crois aussi qu'il y est toujours.

Bon, cela m'est arrivé il y a deux ans déjà et depuis, j'ai été renvoyé du collège. Certains ont même prétendu que c'était à cause de cette histoire. Je ne pense pas, parce c'était la faute du prof et que, lui, il y est toujours, dans ce collège.
Maintenant, j'y suis de nouveau, enfin dans un autre collège, enfin c'est un lycée. Je dois aussi discuter souvent et longtemps avec psychiatre dont je me méfie parce que c'est un hypocrite : il veut me faire croire – sans jamais le dire clairement - qu'il me connaît mieux que je ne me connais. Il ment, parce que je sais, moi, que je suis inconnaissable. La vérité, c'est qu'il me connaît juste assez pour que je corresponde à ce qu'il attend de moi.
C'est d'ailleurs exactement comme ça que je connais les autres. Les autres, ils ne m'intéressent pas beaucoup, alors il m'est très facile de les connaître : il y a les cons, et les peut-être pas cons, les dangereux et les inoffensifs, ceux qui me collent aux baskets (c'est une façon de parler) et ceux qui sont comme s'ils n'existaient pas.

Et puis trouve que le monde existe, qu'il existe beaucoup plus que moi je n'existe : il est trop plein d'objets durs, bruyants, laids, puants ; je me cogne tout le temps au monde, j'ai toujours trop chaud ou trop froid à cause du monde. La réalité ne veut pas me laisser tranquille.

Et puis, comme je suis à l'école pour apprendre, je lis énormément, je n'y comprends rien, mais cela n'a pas d'importance, parce que je m'en fous.



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