Samedi 17 février 2007 à 17:10

Plus haut l'on monte, plus grandement l'on se fatigue et plus dure est la chute.
Proverbe crétin

Premier épisode

Représentez-vous une île quelque part, au beau milieu du plus vaste des vastes océans. Inconnue des touristes en dépit de ses plages de rêve, inaccessible aux navigateurs les plus intrépides, absente même des cartes marines, cette île aujourd'hui inhospitalière, ravagée, déserte, aurait abrité durant des millénaires une peuplade paisible.
A l'époque qui nous intéresse, sur cette île, le climat serait exceptionnellement doux; une nature extraordinairement généreuse fournirait à quelque deux mille âmes une nourriture savoureuse, abondante et facilement accessible. Les habitants n'auraient aucune idée de ce qui se passerait au-delà de leur propre horizon. Ils s'appelleraient donc eux-mêmes les Hommes et leur île, tout naturellement, se nommerait Monde.

Voilà pour le décor. L'histoire peut commencer.

Sur cette île, toutes les conditions d'un bonheur parfait semblaient réunies. Toutes, sauf une : il manquait les emmerdements, la misère, la maladie, la guerre, les élections, et TF1. Aussi les Hommes languissaient-ils, minés en profondeur par leur désespérante félicité.
Du matin au soir, ils s'ennuyaient mortellement, trop doux pour se disputer, trop tranquilles pour éprouver la moindre angoisse. Capables d'épuiser en moins de deux heures le labeur quotidien, ils n'avaient d'autre ressource que de consacrer le reste de leur temps à la musique, à la danse, à la poésie, à la narration d'histoires sans queue ni tête, et à de torrides orgies. C'était si lassant que dès le milieu de l'après-midi, épuisés, les Hommes se traînaient sur la plage et s'installaient, les uns assis, les autres couchés sur le dos, le regard perdu dans le ciel, où planaient, rois de l'azur (je sais!), les vastes albatros.
De génération en génération, les Hommes se transmettaient un ardent désir d'évasion, dont témoignaient toute leur musique, toute leur poésie, leur langue même, si mélodieuse pourtant.
De temps en temps, quelques écervelés  partaient à l'assaut de l'océan. Tentatives déespérées, vouées à un échec certain. Les vagues rejetaient sur le rivage les débris de leurs barques et leurs corps mutilés.


Mercredi 14 février 2007 à 11:22


Franchement ! Annoncer des temps difficiles et en appeler à un renouveau de la poésie, ce n'est pas un peu bizarre comme démarche ?
Si l'urgence est si grande, ne faut-il pas au contraire planter là toutes ces futilités et se concentrer sur l'essentiel : le maintien du pouvoir d'achat, la sauvegarde de l'emploi, les techniques de survie, l'art d'accommoder les restes ?


La poésie est de toutes les expressions celle qui nous rapproche le plus de nous-mêmes. Or, ce dont nous avons le plus besoin, quand s'annoncent des temps difficiles, c'est justement et avant toute chose, de nous retrouver tels que nous sommes.

Il y a longtemps que nous ne touchons plus terre, que nous sommes entièrement pris en charge, distraits, amusés, mus de l'extérieur. Même plus manipulés par de méchants manipulateurs : simplement tenus loin de nous-mêmes par la Grande Machine qui se tient elle-même. Forme extrême, indépassable, de la servitude consentie.
Or, aujourd'hui, la grande machine est à bout de souffle et l'océan d'artefacts qui nous soutient pourrait se vider d'un coup. Il est urgent de savoir si nous sommes à ce point dissous dans les illusions de notre pauvre mode de vie que nous nous évacuerons avec lui lors de la grande vidange, ou s'il peut encore rester de nous quelque chose pour après.

Pour le savoir, un grand tri intérieur s'impose, pour extraire notre parole propre de tout ce qui parle en nous et par nous, modèle nos désirs, programme nos habitudes.

Pas de malentendu ! il ne s'agit pas de ce mettre en quête de je ne sais quelle Authenticité fantasmée, de je ne sais quelle Vérité cachée, d'aller chercher la Nature derrière la culture, et encore moins d'opposer l'Individu sacré à toute société forcément mauvaise.

Il s'agit seulement parmi tant de voix d'identifier celle qui peut le mieux dire je en nous, pour revenir à nous-même et à partir de nous-même nouer de nouveaux liens.

* * *

Non, n'essaie pas de penser, dis plutôt.
Tu crois penser, mais ce sont mille autres qui pensent en toi, mille autres que toi, et tu dévides comme des  rubans des pensées déjà cent fois pensées. Tu crois être toi, mais tu n'es qu'un chaland qui suit le courant du fleuve rempli à ras bord d'une cargaison qui ne t'appartient pas.

Tu as rendez-vous avec toi-même au cœur de l'histoire du monde qui toujours commence.

Laisse-toi tomber dans le puits intérieur jusqu'à la vase noire où sommeille le cri,  qui s'éveillera par ta bouche, trouvera ses mots, et enfin ce sera toi.

Alors tu seras de taille à toiser le réel, tu prendras la mesure exacte de ton pouvoir.

On n'arrête pas d'un regard les trains aveugles ; on n'inverse pas le cours des fleuves ; mais dans l'agonie de ce monde, essaie de trouver l'amorce d'une histoire neuve.


Dimanche 11 février 2007 à 16:46



Jeudi 8 février 2007 à 0:17


Dans ma tête bien souvent, ça ne pense pas, ça crie, ça aboie, ça mord, ça chahute. Mes pensée (appelons ça des pensées) sont comme les chiens d'une meute au chenil. En apparence, c'est un terrible désordre ; moi-même, je m'y retrouve avec peine. Pourtant, ces chiens obéissent entre eux à une hiérarchie rigoureuse et, ensemble, ils forment bel et bien une meute prête à se concentrer tout entière sur une proie, une seule, pourvu qu'on la lui désigne, ce qui n'arrive pas si souvent, hélas ! 

L'autre jour, une de ces pensée un peu folle, hâtivement sevrée, s'est échappée et s'est mise à courir bruyamment par la ville. J'étais bien incapable de savoir ce qui en résulterait. Eh bien, elle m'est revenue triomphante tenant en sa gueule un beau chapelet de solides commentaires.

Alors, puisque c'est comme ça, on continue !

Il sera donc question de poésie ?


Assurément : de la poésie, de son sens, de sa manière. Mais pas d'emblée, parce qu'à mes yeux la poésie, si importante soit-elle, reste entièrement subordonnée à la vie, dont elle procède, à laquelle elle doit tout, dont elle n'est que l'expression la plus intense et, quoi qu'on puisse en dire, la plus lucide. Je m'inscris donc en faux contre toute tentative d'isoler la poésie, d'en faire un refuge contre la vie, une alternative, une échappatoire. Vous me direz que ce n'est qu'une opinion et qu'on s'en affranchit bien facilement. Peut-être, mais cette opinion, je l'assume entièrement : la poésie qui ne procède pas d'une pleine présence au monde et d'une conscience suraiguë du réel n'est qu'un faux-semblant.
Et même, dire « la vie », c'est encore bien trop vague. Point de vie qui ne soit insérée dans l'histoire, liée à un ensemble de circonstance, à un complexe de représentations, à une vision de l'avenir.

Et c'est là qu'il y a beaucoup à dire, c'est de là que je partirai.
Il me paraît évident que notre civilisation, cette manière de penser l'humanité qui nous est propre, touche à sa fin. L'effondrement est proche ; il sera probablement rapide et brutal. Il prendra tout le monde au dépourvu, et pourtant, plus tard – en admettant qu'il y ait un « plus tard » -, on s'exclamera : c'était si évident ! Si nous ne l'avons pas prévu, c'est que nous ne voulions pas le prévoir.

Selon toutes les apparences, c'est maintenant la fin de la grande utopie technicienne, selon laquelle le développement sans limite des forces productives induirait un mouvement de civilisation et de progrès, garantissant à tous les hommes la prospérité et la liberté dans l'esprit des Lumières. Nous en sommes à peu près certains aujourd'hui : cette belle utopie ne se réalisera jamais. La prospérité, la liberté, l'espérance d'une vie pleinement humaine ne seront jamais ensemble et pour tous au rendez-vous.
Mais surtout, il faudrait un miracle – une découverte scientifique extraordinaire -  pour que cette épopée technicienne redevienne simplement compatible avec les ressources de notre planète. Miser là-dessus, en l'état actuel des choses, c'est s'en remettre à une croyance et non plus à une prévision réaliste, ce qui nous met en contradiction avec la logique même de la civilisation que l'on prétend sauver. Alors, de deux choses l'une : ou bien l'humanité s'éteindra purement et simplement, ou bien son histoire prendra une nouvelle direction dont les caractéristiques nous échappent complètement aujourd'hui. En tout état de cause, ce moment critique, dont témoigne d'ores et déjà l'évolution précipitée du langage et de nos représentations (j'y reviendrai), nous contraint à repenser la vie et donc la poésie dans sa définition même.


Samedi 3 février 2007 à 15:15


N'appelle pas à la rescousse ces mots désormais vides de sens
comme village, chemin creux ou paix du soir, qui ne sont plus ni d'ici ni de maintenant.
Mots d'enfance, accessoires trop jolis d'une enfance rêvée qui n'a jamais eu lieu.

Le nostalgique n'est pas ta langue, ni le retour aux origines.

Renonce à dire je me souviens, même si tu te souviens.
Renonce à  dire je regrette, même si tu regrettes.
Renonce à dire c'était mieux avant, même si c'était mieux avant.
Ne capitule pas devant le présent même s'il nous tient, le couteau sous la gorge.
Car demain qui s'annonce dans un fracas de moteurs, nous portera encore plus loin, bien loin de ces enfantillages.

Pour les mots, admets banlieue, béton, autoroute, parce que tu as le nez dessus, et bagnole, béton, télé, tournante, couvre-feu, canicule.
Vois ce qu'on peut encore faire avec quelques grands incertains comme amour, volonté, pouvoir, quelques grands impossibles comme bonheur ou progrès, et fais l'impasse sur ceux qui sont déjà tombés, comme innocence ou humanité.
Et si l'on ne peut plus tirer de ça la moindre poésie, soit ! Qu'il n'y ait plus de poésie !
Je renoncerais bien volontiers à la poésie pour un euro d'espérance,
pour dix centimes d'avenir.


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