Dimanche 21 janvier 2007 à 0:39
C'est un bus étrange. Une ligne imprévisible, qui trace elle-même son itinéraire jour et nuit, jamais le même d'un jour ou d'une nuit à l'autre, s'arrêtant comme au hasard, tantôt ici, tantôt là. Nous, les passagers, ne sommes pas les maîtres du trajet et le chauffeur reste invisible.
Ce bus, j'y suis monté un jour, il y a très longtemps. J'étais jeune, à peine libéré des balbutiement de l'enfance. Je l'attendais, il s'est arrêté, je suis monté. Et moi qui n'avais encore souci que de moi-même, je n'ai pas relevé le fait qu'un vieillard devant moi s'était levé pour me céder sa place. Car dans ce bus ce sont les plus vieux qui se lèvent pour laisser s'asseoir les plus jeunes. A chaque arrêt, un passager embarque et un autre descend. La porte pour monter se trouve devant, à l'arrière celle pour descendre. Personne ne se trompe jamais, car l'erreur sur ce point n'est pas dans l'ordre des choses.
De ce bus, on ne s'évade que par moments, si l'on ferme les yeux. On peut alors concevoir l'illusion d'une vie pleine de passions, d'un métier chargé de responsabilités. Mais dès qu'on les rouvre, on se retrouve à sa place, inconfortablement assis, sans mot dire, le regard tourné vers la fenêtre à contempler les secondes et les minutes qui tombent du ciel et recouvrent le sol comme les feuilles des arbres en automne, comme la neige en hiver.
Un jour, ou une nuit, je verrai monter une belle jeune fille ou un très jeune homme, qui me désignera sans le savoir. Et ce sera mon tour de lui céder ma place.
Mercredi 17 janvier 2007 à 23:48
Je fais assez souvent le rêve de monter par erreur dans un train, de sentir qu'il se met en marche, d'être empêché d'en redescendre et de me trouver embarqué sans ticket, dans une course sans retour.
Ce rêve plonge naturellement ses racinces bien loin dans l'enfance. Il faut dire que, pour rentrer de l'école à la maison familiale, très tôt dans ma vie j'ai eu affaire aux transports publics.
Ma mère avait une vision assez personnelle de l'éducation. Quand j'ai eu cinq ans, à l'occasion de ma première rentrée en maternelle, elle m'a accompagné jusqu'à l'école, s'est arrêtée devant un groupe de gamins qui sanglotaient et m'a tout de suite annoncé la couleur: « Toi, tu ne feras pas comme eux ! »
Ensuite, elle m'a livré à la maîresse comme un paquet – heureusement, la maîtresse était gentille – puis, la transmission des pouvoirs étant accomplie une fois pour toutes, elle a pris congé : « Maintenant, tu connais le chemin. A tout à l'heure et ne traîne pas en route ! » Personne, depuis lors, ne l'a jamais revue aux abords de l'école.
Sur le moment, cela ne m'a pas frappé: c'était parfaitement normal, puisque c'était elle; au demeurant, j'étais parfaitement heureux.
Tout de même, de la maison jusqu'à l'école, cela faisait en gros deux kilomètres à travers un territoire mal pacifié, peuplé de chiens aboyeurs, de voleurs de goûter et d'escamoteurs de bonnet (en hiver). Par chance, assez rapidement j'ai obtenu le privilège exorbitant de rentrer en train pour la modique somme de dix centimes (à n'égarer sous aucun prétexte !), dans ces petits wagons de troisième classe aux banquettes de bois qui empestaient le cigare.
Il importait d'être à l'heure sur le quai (qu'est-ce que j'ai pu courir!); mais surtout, le trajet accompli, de ne pas oublier de descendre, parce que, trois cents mètres après la station, la voie faisait un virage mystérieux où les trains disparaissaient irrémédiablement : la locomotive d'abord, puis les petits wagons verts, et enfin le fourgon qui fermait la marche, avec sa lanterne rouge.
Mon angoisse, ce n'était pas de manquer l'arrêt, mais d'être retenu à bord pour une raison inconnue, paralysé comme dans les cauchemars. Le pire aurait été d'oublier dans le wagon mes gants ou mon écharpe, tous deux amoureusement tricotés par maman. Il m'aurait alors fallu remonter en catastrophe dans le train, qui se serait aussitôt remis en marche, me propulsant vers l'inconnu, et sans ticket ! Et il aurait fallu échapper au contrôleur, descendre à la station suivante qui devait se trouver à cent kilomètres au moins, puis rentrer à pied… par quel chemin ? grands dieux ! Rien que d'y penser tout le long du trajet, je m'angoissais tellement que là, du coup, je me trouvais bien à deux doigts… d'oublier de descendre !
Puis le temps a passé ; les choses se sont arrangées. J'ai fini par savoir ce qu'il y avait au-delà du fameux virage, j'y suis même allé parfois, délibérément, puis j'ai complètement cessé d'y faire attention. Au fil des ans, mon univers personnel a gagné en étendue et en uniformité; il est devenu prévisible et a perdu tout mystère. Des trains plus imposants m'ont emmené quotidiennement du bourg à la ville et de la ville au bourg. Les petits wagons verts sont partis à la ferraille et j'ai fini par m'établir bien loin du chemin de fer. Seuls les rêves me sont restés.
Dimanche 14 janvier 2007 à 17:26
C'est ici qu'il faut situer l'histoire de Blaise.