Mardi 30 janvier 2007 à 19:31


Aux heures creuses, s'il s'en trouve, il arrive à Barnabé de chausser ses gros souliers et de battre la campagne. Comme les animaux n'y sont pas rares, il ne manque pas d'adresser à tous ceux qu'il rencontre quelques paroles aimables, si possible dans leurs langues. Il n'y arrive pas trop mal avec les moutons et les vaches, qui marquent un certain intérêt à ce qu'il leur dit ; la langue cheval, il l'entend un peu, mais ne la parle pas; quant aux corneilles, il a l'impression qu'elle se paient sa tête, mais ce n'est qu'une impression. Si des gens se trouvent dans les parages, ils esquissent un sourire et haussent les épaules. C'est normal : ils ne peuvent pas comprendre ce dit Barnabé et, de toute façon, ce n'est pas à eux qu'il s'adresse.


Alors voilà. Si jamais vous vous promenez quelque part entre le Crêt de la Neige, le Vuache et le Salève et que vous rencontrez un grand échassier coiffé d'un béret et poussant des cris variés : Meuh ! (vache), Bêêê ! (mouton), Wouwouwouwouwou ! (chien de la ferme 1), Mêaou ! (chat), Rrrâwâwâgrrrr ! (chien de la ferme 2), Conard ! (4x4), Croââ ! (corneille), Grouik ! (cochon laineux), alors pas de doute, c'est ce fada de Barnabé.
Arrêtez-vous un instant, ça lui fera plaisir. Il trouvera rapidement l'idiome qui vous convient et échangera avec vous quelques paroles chaleureuses ! Ne ricanez pas, car il est susceptible. Et pardonnez-lui : il ne sait pas (toujours) ce qu'il fait.


Mercredi 24 janvier 2007 à 18:53


Barnabé a cassé le vase de Chine. Le vase du salon, LE vase. Et quand un vase est cassé, il est cassé. Inutile de recoller les morceaux, ça se voit.

Mais pourquoi a-t-il fait ça ? Tout simplement parce qu'il savait que le vase était là, qu'il savait qu'en sa présence à lui le vase courait un grand danger, qu'il voulait absolument tout faire pour ne pas le casser et qu'il en a trop fait d'un côté et pas assez de l'autre ; il a fait beaucoup trop attention au vase, justement, et pas assez au tapis à l'instant précis où c'était le tapis, pas le vase qu'il fallait surveiller et …
 

On dit partout que Barnabé est égoïste, qu'il ne fait jamais attention à ce qu'il dit, qu'il est blessant. La vérité est plus simple : Barnabé est maladroit. Les maladroits sont parfois distrayants ; ils font rire, aussi longtemps qu'ils ne nuisent qu'à eux-mêmes. Ils peuvent rouler dans l'escalier, se précipiter sous les voitures, tomber dans toutes les rivières, on se marre un bon coup puis on les ramasse, on les répare. De toute façon, c'est leur affaire. Mais quand ils s'en prennent au vase de Chine du salon, excusez-moi, c'est une tout autre histoire ; ils ne font plus rire du tout. Ils sont nuisibles, ils sont la nuisance même.

Je vous conseille l'expérience suivante : vous prenez un univers (pas besoin de chercher midi à quatorze heure, un univers standard, de qualité moyenne, fera très bien l'affaire) ; puis vous prenez Barnabé et un vase de Chine. Vous placez le vase n'importe où dans l'univers et Barnabé n'importe où aussi, mais ailleurs, et vous attendez. Pas très longtemps. Quand vous entendez le bruit, c'est que la rencontre a eu lieu. Barnabé était le destin du vase de Chine, et réciproquement. Tant pis pour Barnabé, on ne peut rien y faire.

Sauf que maintenant, Barnabé est vraiment emmerdé.
Il avait fini par se faire oublier, depuis l'histoire de la lettre d'amour qui avait provoqué la gifle, depuis le fameux compliment qui l'avait irrémédiablement brouillé avec ces gens qu'il admirait tant, depuis ses mots d'esprit consternants: il se sentait tout neuf, il était en train de refaire sa vie. Mais il a fallu qu'il se trouve dans CE salon (qui n'était pas le sien) où trônait CE vase de Chine (pas si beau que ça, mais énorme, pansu, bouffi, mafflu : inestimable !) …

Que faire ? S'esquiver en douce ? Laisser croire que c'est le chat… quel chat ? ou le chien… vous avez vu un chien dans les parages ?  Ni chien, ni chat, ni gamin turbulent : Barnabé seulement, Barnabé le Vandale, Barnabé LE Briseur DU Vase de Chine !

Le voile s'est déchiré, découvrant l'aveuglante Vérité et Barnabé vient de comprendre…
Le big-bang était que le prélude ;  le surgissement de la vie, une étape ; l'aventure humaine avec Lucy, le pithécanthrope, les Pyramides, le fil à couper le beurre et Nicolas Sarkozy, un simple prétexte. La vraie raison pour laquelle il y a quelque chose plutôt que rien, le point d'aboutissement du grand tralala, ne les cherchez pas dans les spéculations des philosophes ou dans les livres sacrés, vous l'avez là, devant vous : c'est Barnabé rouge de honte, debout sur un tapis à moitié retourné et jonché de débris.

Maintenant, le monde peut bien s'évaporer dans la grande surchauffe qui s'annonce, puisque tout est accompli.


Lundi 8 janvier 2007 à 19:35

Vous avez un peu de temps ? Alors tant mieux ! ça tombe bien. Parce que, justement, je me suis beaucoup interrogé à propos du temps. Pas du temps qu'il fait, mais du temps qui passe (c'est une façon de parler). Au départ je me disais : le temps a tout de même beaucoup d'inconvénients. On en manque toujours ; il nous empêche d'être tranquilles à présent à cause de tout ce qu'il faudra faire demain et les jours d'après. Et ses avantages ? Je n'en voyais pas vraiment.
Et puis je me suis rendu compte que si j'avais bien mal hier sur le fauteuil du dentiste, maintenant, ça va beaucoup mieux. S'il n'y avait pas de différence, alors je serais toujours en train de souffrir chez le dentiste, ou alors je n'aurais aucune raison de penser qu'aujourd'hui je me sens mieux, ou encore je vivrais tout à la fois, ce qui serait bien pire. Au fond, le temps, c'est ce qui nous tient tant bien que mal en équilibre entre deux catastrophes absolues : tout vivre à la fois ou ne rien vivre du tout.
Bon.

Alors je me suis demandé ce que c'était que le temps. J'ai démonté mon réveil, celui qui fait bip bip. Il n'y avait presque rien dedans et je n'ai rien compris, ni au réveil ni au temps. Alors j'ai pris un vieux réveil, comme on n'en fait plus, avec des ressorts et des roues dentées. Et j'ai compris.  Le secret de ce réveil n'est que le long épuisement de la tension d'un ressort. Un réveil, ce n'est rien d'autre que ça, ou presque. Au départ, le ressort est tendu, à la fin il est détendu. Et, du coup, j'ai aussi compris le temps.
Le temps n'existe pas ; ce n'est qu'une façon de voir les choses. Le mouvement, le changement, eux, ils existent ; le temps n'est qu'une manière d'en parler, ni la seule, ni la meilleure.
Ce qui importe, donc ce n'est pas le temps, mais bien le vaste et multiforme mouvement de tout ce qui est là, ici et maintenant.
Cette découverte m'a fait bien plaisir, c'était une belle journée, je n'avais pas perdu mon… bref !
Un nombre incroyables de choses que l'on tient pour si importantes sont parties en fumée dans dans la dissection de mon vieux réveil : l'âge, l'heure, l'efficacité, le rendement, la tyrannie des objectifs, et cette manie que nous avons d'anticiper l'avenir au point de nous interdire le moment présent.
Ensuite, je me suis rendu compte que l'illusion d'un temps unique masquait une infinité de mouvements, de rythmes, de pulsations, de cycles. Le rythme de la montagne n'est pas celui du papillon. La prétentieuse scansion des horloges nous a coupés de la mouvance dansante de l'univers. Plus encore, obsédés par le flux des secondes, nous avons conçu le pire des délires : la mécanisation du monde. Heureusement, la montagne s'en fout, tout comme le papillon, tout comme le randonneur ou l'ami sincère des papillons.
Et si l'on peut dire que le temps n'existe pas, alors le passé et le futur se réduisent eux-mêmes à une simple manière de voir. Ce que nous appelons le passé n'est ni passé ni révolu : il constitue au contraire l'étoffe, la matière même du présent; quant à l'avenir, tout entier dans le présent lui aussi, il n'est que la grande fermentation du réel et nous en sommes en partie responsables, maintenant, pas demain.
L'éternité elle-même n'a rien à voir avec un temps sans limite ;  ce n'est qu'une attitude devant la mouvance des choses et, en ce qui me concerne, un exercice spirituel. Toucher à l'éternité, c'est d'abord tout simplement se rendre maître d'un petit fragment du présent, c'est donc échapper au temps, en quelque sorte. Quiconque y parvient, si peu que ce soit, peut entrevoir comme un éclat d'éternité, sans nullement se transformer en pierre, sans renoncer à penser, sans sombrer dans le néant.
Il y a des moyens pour cela : la lumière de l'aube, la profondeur du ciel nocturne, le ressassement des mots d'un poème, la musique, le spectacle d'un tableau et, par-dessus tout, le visage de l'être aimé.


Vendredi 20 octobre 2006 à 16:37


Glose

Il y en a, du monde, dans la carcasse de ce pauvre Barnabé ! Et pourtant, il est beaucoup moins peuplé que chacun d'entre nous. Eh oui ! Désolé de décevoir tous ceux qui aiment à croire ce qu'on répète bêtement partout, mais cette idée tellement rebattue d'une personnalité unique, solide et même simplement cohérente est une pure illusion. Tous les adolescents angoissés qui s'épuisent à découvrir qui ils sont vraiment se fourrent le doigt dans l'œil. Ils voudraient se rassurer, savoir qui ils sont et où ils vont, et ils retrouvent comme une bille en équilibre sur un ballon de football, incapables de savoir dans quelle direction ils vont rouler. C'est qu'à l'intérieur de nous, ça part toujours dans tous les sens ; une personnalité, c'est chatoyant, ramifié, proliférant, et ça se contredit à journée faite ; pendant qu'une partie de soi tente de se concentrer sur un problème de math, il y en a toujours une autre qui vous glisse des insanités dans l'oreille (et le pire, c'est que parfois la solution s'en vient par là !). Si je prends le temps de m'examiner, je me reconnaîtrai aussi bien dans cet espoir de la Littérature, de l'Art, de la Science, du Sport, de la Finance, que j'aspire à être, que dans cette éponge noyée de bière, ce légume affalé devant la télé, ce tabagique honteux, que je suis. Je me retrouve à la fois maître(sse) et esclave, raisonnable et bouffon. Je dégouline de bons sentiments, mais, au moment où je m'y attends le moins, j'entends gronder l'intolérance et le rejet tout au fond de moi.

La seule question valable n'est donc pas : « Qui suis-je ? », mais bien :
« Comment faire tenir tout cela ensemble ? »  En vérité, le mot personnalité ne désigne pas l'unité de l'être profond, mais l'effort que nous devrions accomplir en permanence pour donner une cohérence à toutes ces forces, en agissant sur chacune d'elle pour que leur résultante ne nous plombe pas sur place ou ne nous envoie pas dans le mur.

C'est décevant pour tous les flemmards qui aspirent à se réveiller un beau matin tout construits – de préférence géniaux et promis aux plus grands honneurs – avec en plus une garantie de cent ans sur l'intégrité du produit ; c'est fabuleux pour tous ceux qui n'hésitent pas à mouiller leur chemise, parce que le champ du possible est vaste et qu'un brin de finesse et de volonté permet des merveilles à partir de pas grand-chose.


Jeudi 19 octobre 2006 à 17:27




Chaque fois que je m'endormais et que je rêvais, c'étaient toujours des rêves différents et ça me plaisait. Mais chaque fois que je me réveillais, c'était la même réalité et on m'appelait toujours Barnabé : ça, vraiment, ça me déplaisait. Je commençais à en avoir marre. Je voulais être ailleurs et pas ici, j'en avais assez d'être toujours maintenant, mais surtout, j'en avais marre de ce crétin de Barnabé, de ce grand corps flasque et de cette mentalité d'imbécile. Pour le temps et l'espace, je ne pouvais pas faire grand-chose  (je suis de plus en plus sûr que cela ne dépend pas de moi). En revanche, pour Barnabé, j'avais une toute petite marge de manœuvre. Je me cachais dans un coin de sa cervelle et l'apostrophais au moment où il ne s'y attendait pas trop. Je le toisais et lui lançais : « On va bien voir qui a le droit de dire JE ici!». J'avais presque toujours le dessus ; je poussais alors Barnabé dans ses derniers retranchements, c'est-à-dire dans un coin perdu de son psychisme, par exemple le gros orteil gauche, et je fermais la porte tant bien que mal (il n'y a pas de serrure). Bon débarras ! Je devenais le maître des lieux le temps qu'il reprenne ses esprits, qu'il se perde un bon moment dans ses organes et qu'il retrouve le chemin de son petit cerveau. J'en avais bien chaque fois pour quelques minutes. Et alors, je me marrais  en tirant au hasard sur tous les leviers, en pressant tous les boutons, en psychédélisant les communications. Si quelqu'un appelait Barnabé, je ne répondais surtout pas, ou alors n'importe quoi. La personne se fâchait, et je lui répondais : « JE m'en fous, de toute façon JE ne suis pas Barnabé ! » Alors la personne se fâchait encore plus en disant : « Arrête tes conneries, je sais bien que tu es Barnabé ! » Je pouvais aussi me cacher dans l'armoire, m'enfermer dans la salle de bains ou sous un lit. La personne devenait hystérique : « Barnabé ! Tu n'es plus un gamin, sors de là tout de suite ! » Et ça tombait pile sur le moment où cet imbécile de Barnabé réapparaissait à la porte de son encéphale, tout essoufflé par la montée et plus niais que jamais. Il s'empressait de dire : « C'est moi ! Je suis là ! » Et alors il se faisait encore plus engueuler, et n'y comprenait rien, parce qu'il avait loupé la meilleure partie de l'histoire…
Bon ! Ca, c'était avant la catastrophe.

Je me doutais bien de quelque chose. Je flairais une présence, j'entendais des bruits bizarres, des pas à l'étage au-dessous, des bruits de chasse d'eau, des grondements sourds parfois. J'étais à peu près certains que, ce crétin de Barnabé et moi, nous n'étions plus seuls dans la carcasse. C'était d'ailleurs bien plus qu'une présence : une sourde et mystérieuse menace. Barnabé n'était pas seulement un imbécile, il était aussi hanté. Le comble !
Un jour que j'allais l'attraper par le collet pour le renvoyer dans son orteil, je me suis pris un énorme coup de massue par derrière. Quand j'ai repris conscience, je ne savais même pas où j'étais, et à peine qui j'étais. Il m'a fallu une éternité pour retrouver mon chemin. La porte de l'encéphale était fermée à double tour ; j'ai dû ruser et passer par la fenêtre des toilettes. Et alors, misère! L'âme de Barnabé était dans un coin, en torchon, à moitié déchirée et attachée au radiateur. L'Autre était aux commandes, un balèze que je n'avais encore jamais vu, une horreur de type, une bête plutôt. Il était armé jusqu'au dents. Il avait pris le contrôle du corps de ce pauvre Barnabé, enfin de mon corps, et il le forçait à courir… Jamais Barnabé n'avait couru si vite et je l'entendais hurler : « Bonzaaaaaïïïïïï ! » Et vlam ! LE choc ! Ah ! ce bruit de verre brisé…

Je me réveille lentement. Horreur ! le corps, notre corps, mon corps, ce corps! Cabossé, des fuites de sang dans tous les coins, des flaques puantes sur le plancher, des morceaux d'os un peu partout et plus aucun contact visuel avec le monde extérieur.
Ca sent la perfusion, les médicaments, le désinfectant et la merde. Pas de doute, nous sommes à l'hôpital. J'entends un peu de bruit outre-peau. Je colle mon oreille à la paroi fendue et déformée du crâne, je saisis quelques bribes de conversation :

« … coma … insensé, un dingue  … on aurait dû l'interner depuis longtemps … incompréhensible … les deux cabines téléphoniques du carrefour … en plein dedans, bille en tête … aurait pu les éviter, on ne voit qu'elles … oui, une dame et son chien, écrasé, coupé en deux, le toutou … et la dame? non, pas grand-chose … Barnabé … des séquelles irréversible et vous savez … déjà pas terrible avant … un coup de folie … mais pourquoi ces deux cabines téléphoniques ? pourquoi les deux à la fois ? pourquoi ? pourquoi ?»


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