Vendredi 16 novembre 2007 à 16:53
Barnabé a très froid aux pieds, parce qu'il est dehors et que, dehors, il fait froid. Le ciel est bouché, la bise souffle. Mais Barnabé devait absolument aller dehors, et ses pieds, il s'en fout. Il ne passe pas son temps à peser le pour et le contre. Ce n'est pas pour ses pieds qu'il est dehors, mais pour écouter. Rien que pour écouter. Pour écouter comment ça parle aujourd'hui. Parce ça parle tout le temps dehors, et presque jamais quand on est dedans, seul, enfermé entre quatre murs, un plancher et un plafond, la porte close, les rideaux baissés, dans cet air tiédasse, vaguement fétide, qui alourdit la tête. Là, ça ne parle pas. C'est mort. Tandis que dehors, malgré novembre, la bise, le ciel bouché, le jour qui ne parvient pas à se faire et cette lumière de crépuscule qui traîne jusque vers les midi, Barnabé se retrouve dans les nuages, dans les arbres, et, dans la quasi-absence des hommes, se recompose.Il est vrai qu'ils sont rares, les passants, et pas heureux du tout de se les geler tellement. Alors pour se réchauffer un peu, parce que de se moquer, ça réchauffe, ils lui demandent, le sourire en coin : « Barnabé, pourquoi regardes-tu les nuages ? » Et il répond : « Je ne regarde pas, j'écoute écoute, avec les yeux et pas seulement avec les yeux. Ça parle ».Alors, les gens, rassurés, peuvent se dire : « Il est fou, ce Barnabé ! »Mais il ne l'est pas, enfin pas comme on peut le penser. Ce temps de novembre, c'est juste ce qui lui faut pour aérer son vague à l'âme et rafraîchir sa tristesse, à l'image de toutes ces belles choses du dehors qui portent sur elles tout à la fois la beauté et la tristesse. Il sait bien que les nuages ne parlent pas, ni les arbres, et qu'ils ne sont ni gais ni tristes. En revanche il sait que cette grosse concrétion mots agglomérés qui pèse dans sa poitrine a besoin de quelques nuages, de quelques arbres, d'une brassée de feuilles sèches pour se défaire. Barnabé, à la lumière de sa joie ou à l'ombre de son chagrin, sait aller trouver ses propres arbres et les nuages qui lui conviennent.
En écoutant la Sonate no 3 pour piano et violon, op. 108
de Johannes Brahms
Par Johanna Martzy
Enregistrement du 22.10.1953
Mercredi 22 août 2007 à 17:41
« Tu as tout ce qu'il faut pour être heureux ! »
C'est ce que Barnabé entendait toute la journée. Et ça lui faisait une belle jambe, parce qu'au fond du fond, le bonheur, il n'avait pas vraiment l'impression de l'avoir rencontré.
S'il voulait être tranquille, il pouvait être tranquille, mais ce n'était pas ça le bonheur; s'il avait faim, il pouvait manger, mais ce n'était pas vraiment non plus le bonheur ; s'il avait sommeil, il pouvait dormir; s'il avait froid, il pouvait pousser le chauffage : le bonheur, ça ? Vous plaisantez ! Il avait même la télé, même internet, même une santé plutôt bonne. Mais tout de même, le bonheur c'était forcément encore autre chose, ou alors…
Et comme cela ne venait pas tout seul, il décida d'organiser, à son intention, une petite séance de bonheur. Il se planta devant son miroir, se souhaita bien poliment le bonjour, et se demanda le plus gentiment possible : « Alors, Barnabé, qu'est-ce qui te ferait vraiment plaisir aujourd'hui ? » Peine perdue! Le Barnabé du miroir ne voulait pas jouer, il ne répondait rien. Le bonheur, c'est comme s'il s'en foutait. Et même, dans son regard, dans cette moue un peu dégoûtée, on décelait aisément… de l'ironie ? Non, du mépris.
Dimanche 24 juin 2007 à 19:59
Il paraît que je suis unique, qu'il n'y a qu'un seul Barnabé. Enfin non. Il existe probablement d'autres gens qui s'appellent Barnabé, mais on prétend qu'ils sont forcément différents de moi. (Et de toute façon, ça me déplaît qu'on m'appelle Barnabé et vous le savez; mais ça, c'est une autre histoire.)
Ça me donne le vertige, cette histoire de différence. « Tu es différent des autres ... », qu'ils affirment solennellement, mais c'est pour ajouter aussitôt : « ... comme tout le monde ». Qu'est-ce que je dois comprendre, là ? Que chacun est différent, et donc que sur ce point, tout le monde est pareil ? Il faut que je m'y habitue : si je suis différent, c'est parce que je suis comme tout le monde.
Alors, aux autres, je peux dire : « Vous êtes tous comme moi, parce que vous êtes différents » ? Cela me dérange un peu.
Et puis, je me demande si je ne serais pas plus rassuré qu'on me dise : « Il y a dans le monde plusieurs personnes qui sont exactement comme toi ». Cela me mettrait en confiance et j'aurais un but : essayer d'en rencontrer au moins une.
Mais puisque c'est sans espoir…
Et puis, il y a tout de même quelque chose qui cloche dans cette affaire : si les gens sont tous différents, pourquoi font-ils tous pareil ?
Samedi 16 juin 2007 à 18:20
Décidément, Que-vent-emporte est un fumiste ; et vous, des naïfs, parce que vous le prenez au sérieux.
Est-ce que vous avez déjà vu souvent des gens en pyjama qui creusent des trous à quatre heures de l'après-midi pour trouver le sens de la vie ? Est-ce que vous avez même vu ça seulement une fois ? Je parie que non.
Et pourquoi ?
Parce que chercher le sens de la vie, c'est casse-pieds au possible et ça ne sert absolument à rien.
La vie, c'est automatique ; ça vous est collé sur le dos avant même que vous soyez capable de vous en apercevoir et ça fonctionne tout seul, qu'on lui donne un sens ou qu'on ne lui en donne pas. A la naissance, vous vous retrouvez avec une belle pile Duracell dans le ventre et hardi petit ! votre cœur fait tic tac et, comme les peluches de la pub, vous suivez votre chemin. Bien sûr, quand la pile a craché ses derniers électrons les autres vous retrouvent à plat ventre sur le carreau, mort comme une merguez, mais cela ne vous concerne plus. Et, tant que ça durait, sens ou pas sens, la vie exécutait son petit tour de piste.
Autrefois, dans les temps héroïques, quand il fallait trimer 20 heures par jour, subir douze invasions barbares et quinze épidémie de peste dans l'année, être coursé par les ours, bouffé par les loups, grignoté par les rats, et même rôti par des dragons fumants, on pouvait bien se poser des questions, se demander si ça valait la peine de crever de faim, de grelotter tout l'hiver, d'avoir tout le temps mal aux dents et de patauger dans la boue. Alors là, rien que pour savoir s'il ne valait pas mieux en finir tout de suite, on pouvait bien s'interroger sur le sens de la vie.
Mais maintenant qu'on a le chauffage central, la télé, le MacDo et Nicolas Sarkozy, la vie, est devenue une partie de plaisir, une occasion unique de s'éclater, de faire du fric, je jouer à l'enfant, dans un maxi-super parc de loisirs bien organisés et pas si chers que ça. Ne te prends pas la tête ! Laisse-toi conduire là où ça te mène. Du côté où ça penche, c'est là qu'il faut aller. Avec TF1 ou sur MSN, tu ne verras pas le temps passer. Tu ne feras rien d'utile, mais tu ne t'en apercevra même pas et tu ne mettras pas ta vie en danger. Tout le secret de la civilisation est là.
Vachement astucieux, la civilisation.
Une organisation d'enfer. C'est réglé comme du papier à musique. Tu passes les trente premières années de ta vie à te trouver une place dans la grande machine à produire. Tu lui fais les doux yeux, elle te fait patienter, tu perds tes illusions, tu galères, tu finis par accepter le boulot le plus lamentable, tu te demandes même si tu seras à la hauteur et, à la fin du compte, quand tu as ravalé toute ta fierté et définitivement enterré tes rêves d'enfant, tu remercies le ciel d'être encore en piste et de ne pas faire la manche à la sortie du métro. Dans ces conditions, le sens, il est facile à trouver, c'est celui de la marche et il est unique. Ça ou rien. Aucune raison de faire le philosophe.
D'autant plus qu'il y a la récompense. Tu ne voudrais tout de même pas être assez con pour qu'elle te file sous le nez, la récompense ! Quand tu as passé par le grand laminoir, que tu as sacrifié tes ambitions mais que tu commences à gagner des sous, tu gagnes aussi le droit de te racheter une vie, une apparence de bonheur, un ersatz d'espérance. Il suffit de faire le tour de la grande machine, en suivant l'écriteau « consommation ». Tu t'abonnes, tu paies et ça te chie une existence aux petits oignons : un peu minable, mais sans surprise ; du bonheur industriel à la tonne, joli côté pub, médiocre côté réalité, mais accessible tout de suite et qui colle à tes désirs, comme le nutella au goût des enfants. Pour te dispenser de perdre ton temps à t'inventer un destin, on t'en fournit un tout fait, plug and play.
Comment est-ce possible ? tu demandes.
Pour soigner les maladies, on a inventé un arsenal de pilules ; la misère physique des hommes est une aubaine pour ceux qui ont su en faire un marché, et ça fonctionne : les malades sont un peu moins malades et les industriels s'enrichissent. C'est exactement la même chose pour les brûlants désirs, les ardeurs métaphysique, les élans mystiques. Quand un bébé pleure, on ne spécule pas sur ses doutes existentiels ; on lui colle une tétine dans la bouche et il se calme. Les philanthropes d'aujourd'hui ont compris qu'au vague à l'âme, au manque, au désir qui ne sait pas ce qu'il désire, on pouvait toujours répondre par un choix judicieux de hochets. C'est le marché de la vie. Tu paies et on te fourre plein de jouets dans les mains, des bonbons dans la bouche, du spectacle dans les yeux et de la musique dans les oreilles. L'astuce, c'est qu'on te donne les réponses qui te conviennent avant même que tu aies le temps de poser les questions. Alors, tu ne risques plus de te confronter à l'obscurité de la nuit, au silence de ton cœur, à la sécheresse sublime des lettres alignées sur la page blanche.
Le spectacle est partout, la musique ne s'arrête jamais, le look vaut pour une personnalité, mille écrans t'offrent à journée faite le visage du bonheur.
Et, de temps en temps, un petit coup d'œil bien formaté sur le vaste monde, pour te faire froid dans le dos et pour que tu n'ailles pas mépriser ton doux confort. Boudiou, ce qu'on est bien chez soi !
Tout ça, juste assez bon marché pour que tu te croies capable de te le payer à condition de mettre le turbo au boulot, et juste un poil trop cher pour que tu salives un brin : ça entretient l'envie. Une dose modérée de frustration, ça aide à penser au lendemain, ça organise le temps, on achète plus et la vie passe plus vite.
De toute manière, ça ne dure jamais que quelques décennies. Une existence, c'est plutôt facile à meubler. Un peu de bruit dans ta tête, de brume dans ton cerveau, du spectacle plein les yeux : c'est bien assez pour une vie d'homme.
Alors, oubliez les quêteurs de sens.
Avec ses grands discours, Que-vent-emporte, il se fout de la gueule du monde et de la vôtre avec. Rentrez chez vous, il n'y a rien à voir. Mais n'oubliez pas d'aller voter dimanche.
Faudrait surtout pas que ça change !
Barnabé
Mercredi 4 avril 2007 à 17:41
Cette nuit-là, au seuil du sommeil Barnabé émit un bâillement formidable qui le propulsa dans le plus beau, le plus long, le plus étrange voyage que l'on pût faire. Tandis qu'il basculait dans le pays des rêves, il vit passer tout son corps par sa bouche grande ouverte. En un instant, il se retourna comme un gant. Sa peau repliée sur elle-même formait maintenant comme une toute petite boule. Et tout autour, le réseau irisé des ses entrailles se déployait jusqu'aux confins du vaste univers, lequel fut son monde intérieur, tant que dura cette nuit-là. Il avait tout absorbé, il était tout, et pourtant il se sentait léger, léger, léger.
Comme il avait aussi capturé l'écheveau du temps dans son rêve, il eut tout le loisir d'entendre au fond de lui le beau chant de l'éternité et de l'espace confondus.
Au milieu d'un vaste champ d'étoiles, de planètes émouvantes et d'astres morts, il perçut ce grand cri de lumière où s'accrochent miraculeusement intacts tous les espoirs déçus dans leur état d'avant la trahison, toutes les attentes vaines ramenées au moment où tout demeure possible, la confiance outragée comme elle était avant l'outrage, le corps parfait d'avant la blessure, l'âme désespérée rendue à l'espérance.
Et pendant quelques minutes de notre temps à nous, nous aussi nous fûmes tout cela sans le savoir, poussant des cris de joie dans un tout petit coin de ce cher Barnabé, sûrs que notre tour viendra bientôt de faire ce beau voyage immobile.
Puis, les heures ayant aux heures transmis l'éternelle consigne, la vie ordinaire, plate et mal lavée, se traîna hors de son placard. Barnabé rentra discrètement en lui-même tout doucement, comme un fêtard éméché qui ne veut pas réveiller les voisins.
Il avait tout oublié, comme il se doit ; mais il prit sa plume et jeta sur la blancheur farouche du papier, en lettres dansantes, les prémices d'une nouvelle histoire.