Lundi 24 février 2014 à 22:31
Brume est un philologue. Il est vrai que ce mot est tombé en désuétude et qu'on dirait plutôt linguiste aujourd'hui. Mais justement, linguiste, il ne l'est pas. Ce n'est pas à la langue qu'il tient, mais à l'ensemble de ses réalisations, cette couche sédimentaire qui a commencé à se former dès le moment où les hommes se sont mis à écrire. Entrelacs et accumulation de textes, gisements formés par toutes les bibliothèques publiques et privées. De tous les écrits qu'elles ont rassemblés, et de tous ceux qui traînent dans tous les lieux où nous vivons, émanent de subtiles radiations touchant l'âme des hommes et structurant leurs pensées sans même qu'ils en aient pleinement conscience. Un texte n'est peut-être qu'une pensée fossile, mais imaginez un fossile que ranimerait d’un simple regard. En écrivant, un homme pose à l'extérieur de lui quelque chose de son monde interne ; par la lecture le texte reprend vie dans une nouvelle intériorisation.
Le mot texte, même en français, renvoie à texture et à textile et donc au geste du tissage. Entre l'écriture et le tissage, entre la composition et la couture on trouve une étroite filiation de sens : le rhapsode, celui qui disait les mythes, n'est un couseur de paroles. Et si vous pensez que je me laisse dériver au hasard de mes idées et que je m'éloigne de l'objet de mon propos, sachez que tout au contraire nous trouverons ici justement la raison pour laquelle Brume se pense en philologue. Ce lien entre texte et tissage n'est qu'une métaphore, une métaphore qui n'intéresse pas le linguiste, car celui-ci ne va pas chercher dans l'art du tissage et de la couture les secrets de son objet d'étude. En revanche, elle intéresse Brume, car, si elle ne dit rien sur le langage, elle en dit beaucoup sur le travail de l'imaginaire.
La métaphore, pur effet de langage, n'obéit qu'à la loi du langage et ne s'appuie sur rien de réel; et pourtant, elle commande notre manière de voir.
Brume a un très grand respect pour la science et les hommes de science, mais très clairement il n'en est pas un, car il estime leur champ d’action trop étriqué. On pourra certes expliquer beaucoup de choses à partir de la chimie du cerveau, peut-être finira-t-on par rendre compte ainsi de la création poétique ou de l'art en général. Pas sûr que cela fasse de nous de meilleurs poètes ! En outre, nous ne sommes pas à la veille d'y parvenir, tandis qu’obstinément, la poésie, sous les formes les plus diverses, y compris les chansons et les fleurs du langage quotidien, continue d'informer notre pensée. Brume la capte telle qu'elle naît sous les doigts du poète sans chercher à savoir de quelle alchimie elle procède, et suit son parcours. C’est tout et cela suffit.
Mardi 21 janvier 2014 à 21:44
Parler de l'écriture au lieu de simplement écrire, c'est simplement idiot et même un peu prétentieux. Je me suis efforcé de ne pas céder à cette tentation et je crois y être parvenu le plus souvent possible dans la période heureuse ou cela venait tout seul. Maintenant que c'est devenu laborieux, c'est tout ce qu'il me reste pour essayer de comprendre.
Jamais ici je n'ai écrit sur commande. Les textes se faisaient eux-mêmes. Ouvrir le robinet, recueillir l'eau dans un seau, rien d'autre à faire. Bien sûr, ils n'étaient pas parfaits au premier jet, presque jamais. Je laissais venir, puis reposer, et reprenais quelques jours après, quand le souvenir immédiat s'en était dissipé. Les mots déjà inscrits, qui semblaient déjà si étrangers, comme d'un inconnu, en appelaient d'autres, d'autres portes secrètes s'ouvraient et de vieux fantômes venaient esquisser leur émouvant pas de danse sous mon regard intérieur.
Je n'ai pas l'écriture facile, je résiste, je cherche facilement un prétexte pour m'en arracher, surtout quand justement les mots pourraient venir.
De longs moments passés devant le clavier, sans savoir quoi dire, sans avoir rien à dire, avec pour seule certitude la garantie qu'il y a pourtant toujours quelque chose à dire, que des mots, des phrases sont toujours à fleur de conscience et qu'ils n'ont qu'à venir éclater en surface, comme ces bulles qui remontent du fond d'un étang.
Je ne saurais expliquer comment il faut écrire, je raconte simplement comment cela se passe ici.
C'est comme un rêve. J'essaie de ne penser à rien, en réalité je sommeille, les doigts sur le clavier, de telle heure à telle heure, et je note ce qui me vient.
Quand les mots me viennent, je m'efface. Je laisse dire comme si cela n'avait aucun rapport avec moi, ou presque. Parfois je me laisse porter par la musique.
Un serrement de coeur, je tends l'oreille, un univers vient se loger entre les quatre murs de la pièce où je me tiens.
J'aime voir défiler les mots comme le paysage qu'on voit de la fenêtre du train, d'un train lent et silencieux. Soudain le bruit du train s'efface et seul le paysage poursuit son déroulement, paysage mouvant qui s'enfuit loin de nous à peine entrevu.
On ne peut pas savoir comment cela se passe dans les secteurs de son âme auxquels on n'a pas accès.
Seul, face à l'horizon seul devant les arbres, les champs, la vapeur des nuages.
Je me dissous.
Et la place que j'occupais s'emplit de mots. Pourquoi des mots ? parce que je rêve. Je vois bien des images, mais ce sont des mots, seulement des mots qui s'échouent sur cette page.
Toujours cette idée que cela rappelle un souvenir, une absence, une perte.
C'est, par lambeaux, ce que sans le savoir je suis qui m'arrive là et le plus souvent cela m'étonne.
Samedi 19 septembre 2009 à 11:35
Sentiment d'être parfois le spectateur et non plus l'acteur de soi. Se voir comme dans un rêve et surtout s'entendre prononcer des choses inattendues venues d'on ne sait où.
Je me demande si tout le mystère de l'écriture n'est pas simplement là. Se retirer de soi, un peu, et recueillir avec un certain étonnement d'étranges paroles. Paroles surgies du silence, de la non-action, de la non-pensée. Je me sens comme une réserve de paroles enroulées, accumulées quelque part, portées par moi, venues à mon insu. Au crépuscule, dans la pénombre et le silence installés, elles se réveillent et c'est comme l'apparition soudaine d'une biche à l'orée du bois.
Mercredi 27 février 2008 à 18:41
Lire un texte philosophique, c'est s'offrir l'occasion de penser avec un auteur. C'est se hisser jusqu'à lui pour tenter de découvrir en sa compagnie quelque chose de ce qu'il cherchait lui-même. Donc pas question de douter de soi, de se déclarer incompétent, si l'on tient à la réussite de l'expérience. Inutile d'attendre qu'un filet de vérité se déverse au creux de notre crâne vide, cela n'arrive jamais.
Lire, c'est penser avec un auteur, comme avec un guide on marche.
Le guide montre la voie, aménage les passages difficiles, mais la course est impossible si, moi, je ne marche pas du même pas que lui, et sur mes propres jambes. Plus encore, le guide n'est là que parce que je le veux, pour parvenir, avec son aide, à la destination que je me suis choisie.
Voilà, c'est dit.
Malheureusement, les professeurs omettent souvent de le rappeler à leurs élèves, qu'ils laissent interdits, l'œil collé à la page imprimée, écrasés par l'autorité d'un illustre barbu, ne sachant ni ce qu'ils se veulent ni même pourquoi ils sont là.
La philosophie n'est accessible qu'à ceux qui revendiquent le droit de comprendre, à ceux qui ont le culot de tutoyer le maître, de lui signifier leurs désirs et de réclamer des explications si la direction qu'il montre n'est pas celle qu'ils veulent suivre.
La page imprimée n'est qu'un point d'appui pour sauter au cœur de la pensée vivante.
Ne dites jamais : « Platon a écrit que… » , mais déclarez d'une voix ferme : « En lisant Platon, voici la pensée qui m'est venue. » Quelle qu'elle soit, cette pensée sera bien fille du vieux Platon, et ne vous faites pas trop de souci : les enfants ne ressemblent pas toujours à leurs pères !
Dimanche 14 octobre 2007 à 12:37
La question qui me travaille, celle qui me fait courir depuis des années comme un chien qui flaire la sauvagine, c'est : « Pourquoi l'écriture, la littérature, l'art ? »
Et pourquoi est-ce que je n'échappe pas à cette question, moi qui ne suis ni artiste, ni écrivain ?
Bon. Il y a des artistes, il y a des écrivains, il y a des livres, beaucoup, et même beaucoup trop. C'est un fait, pas une explication.
Alors pourquoi toutes ces activités qu'aucune utilité ne porte ?
Ne me répondez pas que c'est parce que les hommes, fatigués par l'incontournable laideur de la « vraie » vie, ont besoin de se distraire, de s'offrir de temps à autre une cure de beauté. Ce n'est pas sérieux. Et puis l'art, bien souvent, n'est ni beau ni distrayant.
Ne me répondez pas que c'est parce que l'art et la littérature se vendent, qu'il y a un marché de l'art et de l'écriture et que si un marché de quelque chose existe, ce quelque chose a forcément sa place parmi nous. C'est grossier, et faux en plus.
Des milliers d'artistes, des milliers d'écrivains persistent à peindre, sculpter ou écrire sans le moindre espoir, ni même la moindre envie, d'en faire un commerce.
Et l'on fait fausse route en brandissant l'inutilité, la gratuité ou le plaisir de choquer comme un étendard. Tout cela joue parfois, j'en conviens, mais, de toute évidence, ce n'est pas de cela que nous parlons.
Bien au-delà de ces considérations mesquines, bien au-delà de du désir puéril d'être reconnu et célébré ou de se donner en spectacle, se cache une raison d'être, autrement plus impérieuse.
La littérature et l'art en général ne sont ni utiles ni inutiles, ils sont tout simplement nécessaires.
Et je crois savoir pourquoi.
C'est d'ailleurs tout simple.
On n'écrit pas parce qu'on décide un jour d'écrire plutôt que de spéculer en bourse, gratter la terre ou aller à la pêche. Ce n'est pas un choix. D'ailleurs nombre d'artistes le disent : « Je ne peux pas faire autrement ».
On écrit, on peint, on chante, on sculpte, on danse, parce qu'on reconnaît qu'à l'intérieur de soi quelque chose –on ne sait quoi - veut être dit.
Cette pression de ce qui veut être dit, nous l'avons tous, mais certains la perçoivent mieux que d'autres, ou la refoulent moins que d'autres. S'ils n'y cédaient pas, peut-être ne pourraient-ils simplement pas vivre.
Cette sensibilité à cette parole autre, non révélée, repliée sur elle-même, qui nous constitue, loin de nous exiler dans les marges de la « vraie vie », ou à l'écart des « vrais problèmes », nous ramène au cœur de notre humanité. Cela veut dire qu'en fonçant, aveugles, sur les boulevards de la réussite ou les sentiers de la survie, nous passons, délibérément ou par contrainte, à côté de ce que nous sommes. Décentrés, décalés, aliénés comme naguère on savait si bien dire, nous nous éloignons de nous-mêmes.
L'art, l'écriture, c'est tout bêtement la protestation de l'humain en nous.