Jeudi 7 décembre 2006 à 18:57


Avez-vous remarqué combien il est difficile de restituer par l'écriture les rêves de la nuit ? Non pas de les raconter - cela, on le peut aisément - mais de rétablir avec des mots l'accès aux affects dont ils sont l'expression, affects qui forment l'essence du rêve et dont il ne reste au réveil que de vagues traces sous la forme de cette étrange histoire. Si l'on s'y essaie, on peut se rendre compte qu'au réveil nous ne tenons que des vestiges, les signes d'une réalité profonde qui se cache en nous, en retrait, bien en deçà du langage.

Ce qui nous conduit à la question centrale de la source de toute narration, de toute littérature. Celle-ci en effet n'a pas simplement pour objet de conter des histoires, de relater des faits réels ou imaginaires, de faire sonner les mots ensemble, mais bien d'entraîner le lecteur dans un cheminement affectif. Toute narration renvoie à un processus émotionnel et la lecture doit être comprise non pas seulement comme le déchiffrement d'un texte, mais bien comme une expérience mentale, cognitive et affective.
Il semblerait d'ailleurs que la dimension proprement narrative du rêve ne soit que la réorganisation in extremis, à l'instant même du réveil, d'un substrat plus fondamental, qui n'existe ni n'agit sous la forme d'une narration.
Au réveil, nous récupérons le rêve comme une histoire, mais une histoire à double fond dont le sens reste à trouver. Et cela me donne envie de postuler que toute narration – de la plus absconse à la plus évidente – ne peut pousser que sur le terreau profond et dense qui nourrit aussi nos rêves. Il se pourrait même que dans toute narration, l'histoire proprement dite ne soit qu'un prétexte.
Ce lien entre la littérature et le rêve me paraît essentiel. En tout état de cause, il gouverne entièrement ma propre démarche de lecteur et – bien modestement – de tricoteur de phrases.
Je ne suis pas loin de penser, par exemple, que tout le travail de Proust dans la Recherche est de cet ordre. En tout cas, je n'ai jamais eu autant que chez Proust le sentiment d'une écriture qui dit bien plus qu'elle ne donne à voir. On croit glisser sur une surface textuelle bien polie ; en réalité, l'œuvre agit tout au fond de nous-mêmes.
Je pense également que les œuvres poétiques les plus inspirées, les plus visionnaires, le sont par le fait qu'elles on été puisées directement à la source du rêve, ce qui explique leur ordonnance surprenante, leur rigueur implacable sous les dehors de l'improvisation et de l'arbitraire.
Bref, si nous voulons nous lancer à nous-même un vrai défi d'écriture, nous pouvons nous essayer à la restitution de nos propres rêves, les écrire et les récrire jusqu'au moment où nous trouverons enfin quelques mots capables de faire vibrer un peu le réseau émotionnel qui se cache en nous et de provoquer la réitération de l'expérience originelle.


Mardi 7 novembre 2006 à 17:35


En hommage à une superbe plume
de 8 ou de 100 ans (c'est selon),
pour la remercier
de m'avoir pris dans ses liens.


Métaphorique, la littérature. C'est en cela qu'elle se distingue radicalement de tout discours régi par la rigueur démonstrative.
Certes, la science et les techniques bouleversent l'ordre du monde et changent certains aspects de la vie ; tout cela, oui, mais rien de plus. Certes, la philosophie dresse l'état des questions indécidables ;  mais elle s'arrête prudemment au seuil du délire. Certes, la religion fait le saut, affirme des réponses, propose un destin, mais ses dogmes ne sauraient satisfaire sans autre un esprit libre (même profondément religieux).
La question de l'expérience de soi, du sens que nous pouvons lui donner reste donc entière, quoi qu'on y fasse.
Bien sûr, puisque la vie nous est donnée nous pouvons nous contenter de subir la loi du temps, de vivre sans penser, d'attendre que la dégradation de notre corps nous traîne à la mort par petites étapes ; mais nous pouvons aussi aspirer à quelque dignité et nous offrir le luxe d'un destin.
Mais tout cela relève de la part non objectivable du réel, et ne peut être pris en charge sur le mode géométrique. En cette matière, nous sommes donc contraints de dire : c'est comme si… , cela ressemble à … , je vais vous raconter une histoire qui dit la même chose…, d'où la métaphore.

Par exemple, j'ai besoin de penser, de croire qu'une Muse parle directement au poète sans passer ni par ses yeux ni par son oreille, qu'elle verse son filet de vérité à la source de la source, là où germent des mots n'ont pas encore pris forme. J'ai besoin de penser cela si je veux prendre la mesure d'une parole qui vaut plus que celle ou celui qui la porte.
Ce n'est point là une théorie démontrée de la création littéraire, mais seulement une tentative de rendre compte d'un processus qui a bien lieu, qui est vital, mais dont le fond nous échappe.
Je ne suis pas exigeant en matière de croyance. Peu m'importe que cette Muse soit de celles qui dansent la nuit autour des fontaines de l'Hélicon et saisissent l'âme des bergers pour en faire des poètes, ou simplement une part brûlante de nous-mêmes, plus profonde que tout ce que nous pourrons jamais savoir de nous-mêmes.

La littérature est par essence et tout entière métaphore, parce qu'elle produit des formes dans lesquelles nous pouvons nous situer, nous reconnaître, voire nous constituer dans le refus de ces formes ou l'affirmation d'autres formes.
C'est particulièrement vrai de la poésie, qui ne dit pas n'importe quoi, qui n'a rien à voir avec le souci de « faire joli ». Le poète s'efforce de dire les choses les plus difficiles à dire, les plus imperceptibles ou les plus proches de l'indicible, à la manière d'un malade qui essaie d'expliquer ce qu'il ressent, à ceci près que le poète n'est pas forcément malade (sauf à assimiler la condition humaine à une pathologie) et qu'il est un explicateur génial (c'est pour cela qu'il est poète).

Lisez Artaud, par exemple, ses écrits de 1947. A la première lecture, vous prendrez le textes dans la figure comme un immense coup de poing et vous aurez envie de tout laisser tomber ; pourtant, ne vous laissez pas faire, persévérez, et à la longue vous verrez surgir une vérité improbable mais brûlante, formulée en des termes dont la science ou même la philosophie n'ont que faire, parce qu'elle se situe bien au-delà de ce que peut maîtriser la science ou effleurer la philosophie : au cœur de l'expérience humaine. La lecture de ces texte provoque une secousse extraordinaire. Et la vérité, ici, est à chercher non pas dans les mots du texte, mais dans l'expérience de vie à laquelle sa lecture nous donne accès.


Samedi 14 octobre 2006 à 18:36


J'aurais mieux fait de rester au lit


Ce matin, je me suis levé tôt pour aller sonder la réalité. Je l'ai trouvée contradictoire et molle. Comme d'habitude.

Et alors ?
Je n'aime pas ça, parce que personne n'accepte facilement que la réalité soit contradictoire et puis aussi parce qu'une réalité molle se prête à toutes les manipulations. Rien de plus simple que de forcer le contraste, de lessiver toutes les nuances, de jouer le noir contre le blanc ou l'inverse et de monter un décor, une apparence :
Les démagogues excellent dans cet art, mais aussi, et surtout, les marchands de soupe.
Qu'il est facile de faire croire que tous les musulmans sont fanatiques, tous les jeunes incultes et tous les Français fans de foot ! Nous avons tellement envie de creuser notre petit trou dans une réalité simple ! Peu importe si l'on efface du même coup les millions de musulmans qui n'ont rien à voir avec le fanatisme, les milliers de jeunes qui lisent, se cultivent, écrivent, et… les trois Français qui n'ont pas vu la finale de la coupe du monde ! On manipule nos représentations et c'est comme si l'on faisait vraiment basculer la réalité.
Assez sur les manipulateurs et leurs techniques ! Une chose me choque encore plus, c'est l'incroyable démission des parangons de la culture, de tous ceux qui pleurent la disparition du grec et du latin, s'indignent du désamour pour les classiques, se lamentent sur la perte des repères et la montée de l'illettrisme.
Plutôt que de mouiller vraiment leur chemise, ils préfèrent le refuge du débat, les échanges d'arguments à l'abri des faits ; ils préfèrent s'interroger sur ce qu'il faudrait faire plutôt que de se mettre à l'ouvrage ; ils aiment mieux polémiquer contre un adversaire réel ou imaginaire plutôt que d'agir. C'est qu'ils n'ont pas envie d'agir : ils préfèrent passer leur temps à se chercher des raisons de le faire.
J'entendais à la radio des intellectuels éminents pousser des lamentations de cocus : les jeunes ne s'intéresseraient plus à la littérature et ils endommageraient gravement la langue française en écrivant n'importe comment dans leurs blogs… Mais si, au lieu de pleurnicher, au lieu de se barricader dans leurs institutions, ils venaient nous en parler de la littérature, s'ils venaient simplement ici nous en donner l'envie ! Ils sont tellement bégueules qu'on finit par se demander s'ils y tiennent vraiment, à leurs valeurs, et si ce n'est pas un genre qu'ils se donnent, leur look à eux en quelque sorte.


Mercredi 11 octobre 2006 à 10:10

Ce matin, j'enfonce une porte ouverte. Et demain, une autre, peut-être.

« Je n'ai pas d'idées, alors je n'écris pas » : c'est la meilleure manière de ne pas écrire, de ne plus écrire, et, finalement, de ne plus avoir d'idées du tout.
On n'écrit pas parce qu'on a des idées, mais bien, justement, pour avoir des idées.
C'est voir les choses à l'envers que de considérer l'écriture seulement comme la forme que l'on donnerait à une pensée toute faite. Tout au contraire l'écriture est le processus le plus efficace pour extraire les idées de notre subconscient, en assurer l'élaboration, les relier avec d'autres idées et produire des constructions mentales tout à fait imprévues, et parfois étonnantes.
Au fond de nous-mêmes, des germes de pensée se pressent, qui ne demandent qu'un petit effort d'attention pour être être capturés, portés au jour et développés. Cela ne se fait pas tout seul, ce n'est pas simple, c'est un vrai travail, mais quelle jubilation de tirer de soi-même des richesses insoupçonnées, de conduire un raisonnement jusqu'à son terme, de transformer les idées vagues en concepts rigoureux !
Pour dire les choses autrement, nous sommes comme un vaste pays dont seul un tout petit canton aurait été exploré et mis en valeur, dont une part importante serait vaguement soupçonnée, dont l'essentiel resterait totalement inconnu, totalement mystérieux, quoique nullement inaccessible.
L'exploration de ce vaste pays est une nécessité pour quiconque tient à prendre la mesure de sa propre humanité et la pratique quotidienne de l'écriture est le plus beau moyen d'y parvenir.


Lundi 9 octobre 2006 à 9:04

Amour de la langue. Belle idée, mais qui me gêne cependant ; la langue en effet n'est pas une chose que l'on puisse aimer, … parce qu'elle n'est pas une chose.
Elle est relation, entre les hommes et de soi à soi. Pas un objet (sinon pour les linguistes, mais qui est linguiste ?) et surtout pas une matière que l'on puisse « manier » (hideuse expression !). La langue est la forme particulière que prend toute communication verbale et toute pensée consciente à l'intérieur d'un espace culturel donné ; le souci que nous en avons témoigne simplement du soin que nous portons à notre rapport au monde. Ni plus, ni moins. La richesse de la langue, c'est d'abord la richesse de l'échange entre les hommes et la subtilité de l'image du monde que nous pouvons construire en nous-mêmes. On vit dans la langue ; on ne la possède pas, on la partage, comme on partage l'air qu'on respire, comme on peut sourire aux autres.


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