Jeudi 5 octobre 2006 à 10:50
L'indifférence, voire le discrédit, dont souffre aujourd'hui la poésie tient en gros à cette idée que la poésie se permettrait de dire n'importe quoi n'importe comment, au mépris de la vraisemblance et au rebours du discours rationnel dominant. Lire des poèmes serait donc une façon de nier les progrès de l'humanité, de revenir aux conception les plus naïves et dépassées du monde.
Les anciens Grecs voyaient des dieux partout, il pensaient la nature comme un être animé, ils établissaient des correspondances systématiques entre tous les niveaux du réel.
Nous savons aujourd'hui que le monde n'est pas ainsi : seuls des fous peuvent se sentir épiés par les rochers ou interpellés par les arbres.
D'accord pour le monde, si nous appelons monde cette partie du monde que j'appellerais le réel indifférent et qui constitue à proprement parler le domaine des sciences. D'accord pour l'homme si nous appelons homme cette matière complexe dont nous sommes faits. D'accord même pour la vie.
Reste pourtant tout le reste, à savoir l'expérience humaine du monde. Il y a longtemps que les poètes ne disent plus l'objet monde, ni l'objet homme, ni même l'objet âme. Ce qu'ils s'efforcent de formuler, parfois maladroitement, parfois de manière fulgurante, c'est ce qui résiste aux assauts de toutes les réductions, de tout discours rationnel : c'est ce qui bouillonne en dessous, ce qui jaillit du fond et nous contraint, que nous le voulions ou non, à avoir de cet arbre devant nous une tout autre expérience que celle du botaniste, et qui nous autorise à établir dans ce réel indifférent une demeure proprement humaine.
La poésie ne vole rien au savoir ; la refuser, ce serait verrouiller la matrice du sens.
Mercredi 4 octobre 2006 à 19:36
Je ne suis ni écrivain ni poète. J'habite au-dessous, à l'étage beaucoup moins noble des commentateurs et des critiques, une toute petite pièce. Ce n'est pas un choix, c'est un fait.
L'écriture me fascine mais, pour toutes sortes de bonnes raisons, il s'agit presque toujours de l'écriture des autres.
J'ai eu assez de temps pour comprendre à quel point notre identité est fluctuante, incertaine et fragile. L'écriture, la vraie, jaillit des fissures, des lacunes, des zones d'ombre, elle défonce les portes les mieux fermées, renverse tous les murs qui nous protègent et peut nous conduire complètement nus au bord du gouffre.
L'écriture me fascine mais, pour toutes sortes de bonnes raisons, il s'agit presque toujours de l'écriture des autres.
J'ai eu assez de temps pour comprendre à quel point notre identité est fluctuante, incertaine et fragile. L'écriture, la vraie, jaillit des fissures, des lacunes, des zones d'ombre, elle défonce les portes les mieux fermées, renverse tous les murs qui nous protègent et peut nous conduire complètement nus au bord du gouffre.
Lundi 2 octobre 2006 à 18:08
« D'un fruit qu'on laisse pourrir à terre, il peut encore sortir un nouvel arbre. De cet arbre, des fruits nouveaux par centaines.
« Mais si le poème est un fruit, le poète n'est pas un arbre. Il vous demande de prendre ses paroles et de les manger sur-le-champ. Car il ne peut, à lui tout seul, produire son fruit. Il faut être deux pour faire un poème. Celui qui parle est le père, celui qui écoute est la mère, le poème est leur enfant. Le poème qui n'est pas écouté est une semence perdue. Ou encore : celui qui parle est la mère, le poème est l'œuf et celui qui écoute est le fécondateur de l'œuf. Le poème qui n'est pas écouté devient un œuf pourri. »
René Daumal 1908 - 1944
Jeudi 28 septembre 2006 à 18:59
Je ne suis pas là pour vendre des poèmes. Je ne chercherai pas à faire croire que la poésie est désirable, que le premier poème venu sautera à la figure du lecteur comme une panthère et lui griffera le fond de l'âme. Oh non ! et par-dessus tout, je ne dirai pas que la poésie est agréable, qu'elle fait du bien, qu'elle est d'un abord facile, ou même rigolote. Bien au contraire, la poésie est souvent peu gratifiante, revêche, voire carrément pénible ; et s'il lui arrive de rire, c'est que le gouffre n'est pas loin.
Et puis, on se tromperait du tout au tout en réduisant la poésie aux œuvres des poètes. La poésie est avant toute chose une dimension de nous-mêmes : la conscience du vide; les poèmes traduisent une part de la rumeur que rend ce vide.
Le cycle indéfiniment recommencé de la vie quotidienne se referme toujours sur lui-même ; il se nourrit de sa propre substance et ne nous pousse jamais au-delà de nous-mêmes ; mais il arrive que les machines à distraire cessent de fonctionner, que l'assommoir ferme. La peau fragile du réel se fend, le vide devient visible sous la surface des choses, sous nos pieds, en nous-mêmes. Est lucide celui sait le voir et garde les yeux ouverts ; la fonction première de la poésie est de traduire cela en mots.
Le langage dont nous sommes saturés, qui nous conforte dans nos certitudes, qui nous rassure, est le langage du plein, qui prétend ne rien laisser au hasard, rendre compte de tout. Il prétend même nous connaître et modèle nos envie. Infirme cependant : accumulation de vérités partielles, il réduit le monde à une part ou à une dimension de lui-même. Discours irréfutable, mais de surface seulement, beau verni ou hideuse barbouille.
A l'opposé, la poésie est le discours du vide, de l'absence, du désir ; elle est la douleur absolue qui suinte par toutes les failles de notre vie calibrée, la jubilation absolue, soupçonnée seulement, comme la biche au seuil de l'aurore. Toujours expression de la fragilité, du déséquilibre, de l'incertitude, de l'attente.
Une parole qui se refuse à expliquer le monde mais traduit avec la plus grande rigueur les aspects les plus vertigineux de notre expérience du monde. Parole des confins, au contact de l'indicible. Parole à l'état natif, qui sourd bien en deçà de ce que nous savons de nous-même, encore incertaine de son sexe, n'ayant pas encore choisi entre le bien et le mal, sans pudeur ni morale, en toute innocence beauté sublime ou monstre grimaçant.
Cette parole brute, hâtive, une fois dite, se déplace comme le vent, s'accroche aux branches, caresse la face de l'homme debout, s'insinue dans toutes les failles, fait claquer les portes ; il se peut aussi qu'elle se retourne contre nous et nous crache au visage.
Mercredi 27 septembre 2006 à 19:24
Il range sa bibliothèque ; il contemple ses livres et se dit : quatre ou cinq kilos de bon savoir, pour mieux scientifier le monde, pour mieux économifier et sociologifier la vie des hommes, pour linguisitifier le langage, pour mieux gérer le gérable et canaliser l'ingérable, pour apprendre à faire saliver le consommateur, pour se croire peu plus habile ou un peu moins impuissant face au reste du monde et un peu plus performant dans la Grande Compétition : des atouts, ça, des objets utiles !
Il tombe sur un recueil de poèmes. Qu'est-ce c'est que ça ? Et ça lui revient: les leçons de français, ces romans, ces pièces de théâtre, ces poèmes… Il avait été bon élève, pourtant ; il avait cherché à prendre le prof au mot, il avait essayé de faire comme si c'était passionnant. Jamais rien ne s'était produit : c'était chiant, un point c'est tout. Les poètes surtout, qui n'expliquent rien, qui ne prouvent rien, qui font exprès de dire n'importe quoi, qui font des manières, qui refusent de dire simplement les choses simples.
A la poubelle les poèmes !
Et il faudrait que, moi, je lui dise – pire, que je lui prouve - qu'il a tort ? Je n'ai même pas la possibilité de faire semblant, de prendre des mimiques inspirées, de me donner l'air de planer le livre à la main, comme son prof le faisait peut-être. Il faut que je sois sincère.
Il y a un sacré problème en effet : il ne s'agit pas d'aller le rencontrer sur son propre terrain, et d'échanger des arguments ; il s'agit de lever le voile sur une dimension essentielle de la vie qu'il ne perçoit plus, qu'il n'a peut-être jamais perçue et qui, de ce fait, ne lui manque absolument pas !
Souhaitez-moi bonne chance !