Samedi 21 octobre 2006 à 7:48

Fermé jusqu'au 30 octobre

                                  

A bientôt !     

Vendredi 20 octobre 2006 à 16:37


Glose

Il y en a, du monde, dans la carcasse de ce pauvre Barnabé ! Et pourtant, il est beaucoup moins peuplé que chacun d'entre nous. Eh oui ! Désolé de décevoir tous ceux qui aiment à croire ce qu'on répète bêtement partout, mais cette idée tellement rebattue d'une personnalité unique, solide et même simplement cohérente est une pure illusion. Tous les adolescents angoissés qui s'épuisent à découvrir qui ils sont vraiment se fourrent le doigt dans l'œil. Ils voudraient se rassurer, savoir qui ils sont et où ils vont, et ils retrouvent comme une bille en équilibre sur un ballon de football, incapables de savoir dans quelle direction ils vont rouler. C'est qu'à l'intérieur de nous, ça part toujours dans tous les sens ; une personnalité, c'est chatoyant, ramifié, proliférant, et ça se contredit à journée faite ; pendant qu'une partie de soi tente de se concentrer sur un problème de math, il y en a toujours une autre qui vous glisse des insanités dans l'oreille (et le pire, c'est que parfois la solution s'en vient par là !). Si je prends le temps de m'examiner, je me reconnaîtrai aussi bien dans cet espoir de la Littérature, de l'Art, de la Science, du Sport, de la Finance, que j'aspire à être, que dans cette éponge noyée de bière, ce légume affalé devant la télé, ce tabagique honteux, que je suis. Je me retrouve à la fois maître(sse) et esclave, raisonnable et bouffon. Je dégouline de bons sentiments, mais, au moment où je m'y attends le moins, j'entends gronder l'intolérance et le rejet tout au fond de moi.

La seule question valable n'est donc pas : « Qui suis-je ? », mais bien :
« Comment faire tenir tout cela ensemble ? »  En vérité, le mot personnalité ne désigne pas l'unité de l'être profond, mais l'effort que nous devrions accomplir en permanence pour donner une cohérence à toutes ces forces, en agissant sur chacune d'elle pour que leur résultante ne nous plombe pas sur place ou ne nous envoie pas dans le mur.

C'est décevant pour tous les flemmards qui aspirent à se réveiller un beau matin tout construits – de préférence géniaux et promis aux plus grands honneurs – avec en plus une garantie de cent ans sur l'intégrité du produit ; c'est fabuleux pour tous ceux qui n'hésitent pas à mouiller leur chemise, parce que le champ du possible est vaste et qu'un brin de finesse et de volonté permet des merveilles à partir de pas grand-chose.


Jeudi 19 octobre 2006 à 17:27




Chaque fois que je m'endormais et que je rêvais, c'étaient toujours des rêves différents et ça me plaisait. Mais chaque fois que je me réveillais, c'était la même réalité et on m'appelait toujours Barnabé : ça, vraiment, ça me déplaisait. Je commençais à en avoir marre. Je voulais être ailleurs et pas ici, j'en avais assez d'être toujours maintenant, mais surtout, j'en avais marre de ce crétin de Barnabé, de ce grand corps flasque et de cette mentalité d'imbécile. Pour le temps et l'espace, je ne pouvais pas faire grand-chose  (je suis de plus en plus sûr que cela ne dépend pas de moi). En revanche, pour Barnabé, j'avais une toute petite marge de manœuvre. Je me cachais dans un coin de sa cervelle et l'apostrophais au moment où il ne s'y attendait pas trop. Je le toisais et lui lançais : « On va bien voir qui a le droit de dire JE ici!». J'avais presque toujours le dessus ; je poussais alors Barnabé dans ses derniers retranchements, c'est-à-dire dans un coin perdu de son psychisme, par exemple le gros orteil gauche, et je fermais la porte tant bien que mal (il n'y a pas de serrure). Bon débarras ! Je devenais le maître des lieux le temps qu'il reprenne ses esprits, qu'il se perde un bon moment dans ses organes et qu'il retrouve le chemin de son petit cerveau. J'en avais bien chaque fois pour quelques minutes. Et alors, je me marrais  en tirant au hasard sur tous les leviers, en pressant tous les boutons, en psychédélisant les communications. Si quelqu'un appelait Barnabé, je ne répondais surtout pas, ou alors n'importe quoi. La personne se fâchait, et je lui répondais : « JE m'en fous, de toute façon JE ne suis pas Barnabé ! » Alors la personne se fâchait encore plus en disant : « Arrête tes conneries, je sais bien que tu es Barnabé ! » Je pouvais aussi me cacher dans l'armoire, m'enfermer dans la salle de bains ou sous un lit. La personne devenait hystérique : « Barnabé ! Tu n'es plus un gamin, sors de là tout de suite ! » Et ça tombait pile sur le moment où cet imbécile de Barnabé réapparaissait à la porte de son encéphale, tout essoufflé par la montée et plus niais que jamais. Il s'empressait de dire : « C'est moi ! Je suis là ! » Et alors il se faisait encore plus engueuler, et n'y comprenait rien, parce qu'il avait loupé la meilleure partie de l'histoire…
Bon ! Ca, c'était avant la catastrophe.

Je me doutais bien de quelque chose. Je flairais une présence, j'entendais des bruits bizarres, des pas à l'étage au-dessous, des bruits de chasse d'eau, des grondements sourds parfois. J'étais à peu près certains que, ce crétin de Barnabé et moi, nous n'étions plus seuls dans la carcasse. C'était d'ailleurs bien plus qu'une présence : une sourde et mystérieuse menace. Barnabé n'était pas seulement un imbécile, il était aussi hanté. Le comble !
Un jour que j'allais l'attraper par le collet pour le renvoyer dans son orteil, je me suis pris un énorme coup de massue par derrière. Quand j'ai repris conscience, je ne savais même pas où j'étais, et à peine qui j'étais. Il m'a fallu une éternité pour retrouver mon chemin. La porte de l'encéphale était fermée à double tour ; j'ai dû ruser et passer par la fenêtre des toilettes. Et alors, misère! L'âme de Barnabé était dans un coin, en torchon, à moitié déchirée et attachée au radiateur. L'Autre était aux commandes, un balèze que je n'avais encore jamais vu, une horreur de type, une bête plutôt. Il était armé jusqu'au dents. Il avait pris le contrôle du corps de ce pauvre Barnabé, enfin de mon corps, et il le forçait à courir… Jamais Barnabé n'avait couru si vite et je l'entendais hurler : « Bonzaaaaaïïïïïï ! » Et vlam ! LE choc ! Ah ! ce bruit de verre brisé…

Je me réveille lentement. Horreur ! le corps, notre corps, mon corps, ce corps! Cabossé, des fuites de sang dans tous les coins, des flaques puantes sur le plancher, des morceaux d'os un peu partout et plus aucun contact visuel avec le monde extérieur.
Ca sent la perfusion, les médicaments, le désinfectant et la merde. Pas de doute, nous sommes à l'hôpital. J'entends un peu de bruit outre-peau. Je colle mon oreille à la paroi fendue et déformée du crâne, je saisis quelques bribes de conversation :

« … coma … insensé, un dingue  … on aurait dû l'interner depuis longtemps … incompréhensible … les deux cabines téléphoniques du carrefour … en plein dedans, bille en tête … aurait pu les éviter, on ne voit qu'elles … oui, une dame et son chien, écrasé, coupé en deux, le toutou … et la dame? non, pas grand-chose … Barnabé … des séquelles irréversible et vous savez … déjà pas terrible avant … un coup de folie … mais pourquoi ces deux cabines téléphoniques ? pourquoi les deux à la fois ? pourquoi ? pourquoi ?»


Mercredi 18 octobre 2006 à 17:45


Parmi les hommes

Mais quand pour la dixième fois survint la brillante aurore, Hécate se rendit auprès d'elle, une lumière à la main. Elle se présenta en messagère, prit la parole et dit :
« Puissante Déméter, qui portes les saisons et dispenses des dons magnifiques, quel dieu céleste ou quel homme périssable s'est emparé de Perséphone et afflige ton âme? Il y a eu un cri, je n'ai pas pu voir qui c'était. Voilà. C'est toute la vérité et je te l'ai rapportée sans tarder. »

Ce furent les paroles d'Hécate. Sans même prendre le temps d'une réponse, la fille de Rhéia aux beaux cheveux s'élança prestement avec elle, serrant ses torches dans ses mains. Elles parvinrent toutes les deux jusqu'au Soleil qui surveille les dieux et des hommes. Il se tenait debout devant ses chevaux. Elle fit sa demande, la divine entre les dieux :
 

« Soleil, j'ai droit à ton respect, si jamais, par ma parole ou par mes actes, j'ai pu réchauffer ton cœur et ton âme. Je suis la mère d'une petite, une douce jeune pousse, si belle à voir ; un cri d'elle m'est parvenu à travers l'éther infécond, comme si on la forçait, mais je ne l'ai pas pu la voir. Toi, qui scrutes de tes rayons toute la terre et la mer entière depuis le divin éther, dis-moi de façon véridique ce que tu sais de mon enfant, si jamais tu l'as aperçue quelque part. Qui, des dieux ou des humains périssable s'est emparé d'elle, de force et à mon insu, et s'est enfui ? »

Ainsi parla-t-elle ; le fils d'Hypérion lui répondit en ces termes :

« Fille de Rhéia à la belle chevelure, souveraine Déméer, je vais te renseigner. Du respect, je t'en dois beaucoup, mais j'ai aussi pitié de toi car tu es triste à cause de ton enfant aux fines chevilles. Point d'autre responsable, parmi les immortels, que Zeus l'Assembleur des nuées, qui a accordé ta fille à Hadès, son propre frère. Elle est maintenant sa florissante épouse, tel est désormais son titre. Le rapt accompli, son mari l'a entraînée dans les profondeurs ténébreuses. Elle poussait de grands cris. Pourtant, déesse, tu peux arrêter de te lamenter ; tu n'as aucun besoin d'avoir, inutilement et sans raison, ce monstrueux ressentiment. Ce n'est pas déchoir que d'avoir Hadès, Celui qui commande à un grand nombre, pour gendre parmi les immortels. C'est le propre frère de Zeus, issu de la même semence. Quant à ses prérogatives, il a obtenu le tiers du monde lors du grand partage ; il est le souverain de tous ceux qui habitent avec lui ».

Il dit et lança ses chevaux. Le cri fit sur eux son effet ; vite, à grands coups d'ailes, comme des oiseaux, ils enlevèrent le char rapide.


Quant à Déméter, une douleur plus affreuse mordit son cœur comme une chienne. En rage contre le Cronide rassembleur de nuages, elle se coupa de l'assemblée des dieux et du vaste Olympe et prit la route des villes humaines et de leurs grasses cultures. Longtemps elle dissimula sa beauté. Aucun homme, aucune femme à la vaste ceinture ne la reconnut au passage tandis qu'elle gagnait la maison du Célée le Valeureux, qui régnait alors sur Eleusis la Parfumée.

Au bord du chemin, elle reposa son cœur brisé au lieu-dit la Source des Vierges, où les femmes de la ville venaient puiser leur eau, bien à l'ombre : juste au-dessus prospérait un olivier touffu. Elle avait l'apparence d'une vieille entre les vieilles, de celles qui président aux accouchements et aux présents d'Aphrodite qui aime tant les couronnes. De telles femmes font office de nourrices au service des rois qui rendent la justice ou d'intendantes, et on les entend donner de la voix dans la maison.
Les fille de Célée d'Eleusis l'aperçurent tandis qu'elles venaient à la source commode remplir leur brocs de cuivre pour la maison familière de leur père. Elles étaient quatre, semblables à des déesses, dans la fleur de leur adolescence : Callidice, Cleisidice, Démo, et l'aimable Callithoé, qui était l'aînée. Elles ne reconnurent point la déesse. Les yeux des mortels peinent à discerner le divin.
Se tenant tout près d'elle, elles lui adressèrent ces paroles ailées :

« Qui es-tu ? D'où viens-tu, vieille parmi les vieux ? Pourquoi te tiens-tu à l'écart de la ville ? Pourquoi ne t'approches-tu pas des maisons, où tu trouverais des femmes de ton âge, dans la pénombre des salles, des femmes comme toi, ou de plus jeunes, qui seraient tes amies, par leurs paroles et par leurs actions ? »

Ainsi parlèrent-elles. La puissante déesse leur répondit en ces termes :

« Mes enfants, qui que vous soyez parmi les femmes pleines de tact, je vous salue. Je vais tout vous raconter. Cela ne me gêne pas de vous répondre, puisque vous m'interrogez. Je m'appelle Dôso, c'est le nom que m'a donné ma puissante mère. J'arrive maintenant de Crète, portée bien malgré moi sur les larges épaules de la mer. Par la violence et la contrainte, des pirates m'ont enlevée. Ils ont mis le cap sur Thorikos avec leur navire rapide. Là, ils ont débarqué des femmes en grand nombre. Eux-mêmes, ils se préparaient un repas à la proue du navire. Mais moi, je n'avais pas d'appétit pour un souper, si doux fût-il. En cachette, j'ai sauté sur la terre obscure ; j'ai fui ces maîtres arrogants pour les frustrer de leur profit : ils voulaient me vendre après m'avoir eue pour rien. C'est ainsi que je suis arrivée ici, au hasard. J'ignore tout de ce pays et des gens qui l'habitent.

« Que tous les dieux qui vivent en la demeure olympienne vous donnent de jeunes maris et des enfants à mettre au monde, puisque c'est le vœu de tous les parents. Mais ayez pitié de moi, les filles ; ayez bon cœur, mes enfants.  Connaissez-vous une maison tenue par un homme et une femme, pour qui je pourrais travailler de bon cœur et accomplir les tâches qui conviennent à une femme de mon âge. Je pourrais tenir un enfant nouveau-né dans mes bras et bien m'occuper de lui ; je pourrais surveiller la maison, faire les lits des maîtres au plus profond des chambres solidement construites ; je pourrais aussi enseigner aux femmes leurs travaux »


Mercredi 18 octobre 2006 à 9:48


« Giboyeux », mot rare, qui saute aux yeux, comme un signe convenu. Cette « nuit giboyeuse » de Michel Deguy (né en 1930) nous renvoie sans aucun doute possible à « La Pluie giboyeuse », titre d'un recueil de René Char (1907 – 1988) et, probablement, à « Possessions extérieures », bref poème tiré de ce recueil.


Seuil

Le soir quand j'entre dans la forêt de mon sommeil, lunettes d'ombre aux yeux chargés, écartant des buissons de lueurs, par d'obscurs sentiers cheminant vers la source des larmes, les faisceaux de la nuit me précèdent. Ce qui persiste du jour s'avance vers les yeux immobiles.
Nuit giboyeuse, ne sait-elle pas lier les mains du poème ? Et je voudrais t'aimer deviendrait je t'aime…
Mais veille plutôt ! car la terre est le grand vestige.
Défouis l'origine qu'elle garde, la grande trace où l'absence se fige. L'espérance confie que t'attend un pays dont cet amour d'écrire est l'acte de naissance.
                               
                                            Michel Deguy, Fragments du cadastre, 1960


 
Possessions extérieures


Parmi tout ce qui s'écrit hors de notre attention, l'infini du ciel, avec ses défis, son roulement, ses mots innombrables, n'est qu'une phrase un peu plus longue, un peu plus haletante que les autres.
Nous la lisons en chemin, par fragments, avec des yeux usés ou naissants, et donnons à son sens ce qui nous semble irrésolu et en suspens dans notre propre signification. Ainsi trouvons-nous la nuit différente, hors de sa chair et de la nôtre, enfin solidairement endormie et rayonnante de nos rêves. Ceux-ci s'attendent, se dispersent sans se souffrir enchaînés. Ils ne cessent point de l'être.

                                                René Char, Dans la Pluie giboyeuse,
                                                                            vers 1966

Evidemment, les dates m'ont alerté et il a bien fallu admettre que Deguy, le plus jeune, avait parlé le premier.


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