Journal de Barnabé
Je n'ai jamais aimé la rue là-bas, parce qu'il y a dans cette rue une maison moche qui me veut du mal. Et ce n'est pas la seule. J'ai toujours eu des problèmes avec les choses. Je n'aime pas quitter ma chambre, parce que je sais que le monde m'attend à la sortie. Au moment précis où je mets le pied sur le trottoir, la poubelle d'en face me repère, elle avertit toute la rue : « Attention, voilà Barnabé, on va de nouveau s'en payer une bonne tranche ! » Je me méfie tout spécialement de cette poubelle. Je me tiens à distance et ne la perds pas de vue. La puissance fascinante de mon regard peut obliger les choses à rester immobiles. Je les fixe (ce n'est pas une façon de parler). Mais, aussitôt que j'ai le dos tourné, le monde m'échappe. D'ailleurs, toutes les choses qui savent que je suis en train de fixer la poubelle profitent de l'aubaine et se mettent sur mon chemin. Les gens m'évitent quand je croise leur route ; les choses viennent se planter juste devant moi, et ça fait mal.
Je suis toujours attendu à la sortie.
Méfiez-vous. Méfiez-vous tout particulièrement des choses qui se donnent une allure généreuses et amicales. Dans le square, il y a un grand arbre. Une grosse branche passait par-dessus l'allée principale. Je me suis toujours méfié de cette branche. J'ai souvent averti les gens de ne pas s'attarder dessous ; je voyais bien où elle voulait en venir, cette branche. Les gens me riaient au nez. Eh bien, un beau matin, on a retrouvé la branche par terre, cassée net au ras du tronc.
Les gens ne me font pas très peur ; ils me laissent tranquille ; ils sont trop occupés; ils sont comme des planètes dans le ciel : ils suivent une trajectoire prévisible. Mais les choses sont terribles. D'accord, elles ne m'ont jamais sauté dessus, elle ne m'ont jamais couru après; elles attendent tout simplement. Je ne dis pas qu'elles bougent, je pense seulement qu'elles pourraient bouger et cette simple éventualité me terrorise. L'immobilité n'est pour les choses qu'une paralysie, une contrainte dont elles cherchent à s'affranchir par tous les moyens. Pour l'instant, on dirait qu'elles n'y arrivent pas facilement et c'est tant mieux.
Je n'en suis d'ailleurs pas si sûr. Certaines choses ont déjà pris le contrôle de notre vie : toutes celles qui rapprochent le gain de la dépense, le réveil de l'assoupissement, le repos de l'épuisement, la faim de l'indigestion, l'illusion du dégoût, la naissance de la mort.
En fait, je sais ce qui se passe : les gens sont de moins en moins des gens et les choses de moins en moins des choses. C'est même pire que ça : les gens deviennent de plus en plus des choses et les choses deviennent de plus en plus roublardes. Les gens savent de moins en moins qui ils sont. Ils se laissent porter par les choses et bercer par elles, distraire par elles, consoler par elles. Ils finissent par n'être plus qu'un trait d'union entre une chose et une autre, simplement la raison d'être des choses. Et je sais ce qui nous attend : les choses nous guettent pour nous saisir de l'intérieur, nous chasser de nous-mêmes et le monde ne sera bientôt plus qu'une grande chose proliférante, une seule et unique chose livrée à elle-même, et folle. Une chose qui mange de l'homme pour faire de la chose. Ca tourne en rond à l'intérieur, ça monte pour redescendre, ça descend pour remonter, ça court dans tous les sens jusqu'au dérèglement final, jusqu'à l'explosion ultime. Les gens sont dans la chose, entraînés dans le mouvement de la chose. Et quand on est dedans, on ne peut plus rien voir, on est seulement con. L'âme s'est évaporée depuis belle lurette, la chair humaine souffre, et si devant moi cette salope de poubelle ricane, c'est parce qu'elle sait que le temps des choses est arrivé.