Mardi 10 octobre 2006 à 16:11


Journal de Barnabé

Je n'ai jamais aimé la rue là-bas, parce qu'il y a dans cette rue une maison moche qui me veut du mal. Et ce n'est pas la seule. J'ai toujours eu des problèmes avec les choses. Je n'aime pas quitter ma chambre, parce que je sais que le monde m'attend à la sortie.
Au moment précis où je mets le pied sur le trottoir, la poubelle d'en face me repère, elle avertit toute la rue : « Attention, voilà Barnabé, on va de nouveau s'en payer une bonne tranche ! » Je me méfie tout spécialement de cette poubelle. Je me tiens à distance et ne la perds pas de vue. La puissance fascinante de mon regard peut obliger les choses à rester immobiles. Je les fixe (ce n'est pas une façon de parler). Mais, aussitôt que j'ai le dos tourné, le monde m'échappe. D'ailleurs, toutes les choses qui savent que je suis en train de fixer la poubelle profitent de l'aubaine et se mettent sur mon chemin. Les gens m'évitent quand je croise leur route ; les choses viennent se planter juste devant moi, et ça fait mal.
Je suis toujours attendu à la sortie.
Méfiez-vous. Méfiez-vous tout particulièrement des choses qui se donnent une allure généreuses et amicales. Dans le square, il y a un grand arbre. Une grosse branche passait par-dessus l'allée principale. Je me suis toujours méfié de cette branche. J'ai souvent averti les gens de ne pas s'attarder dessous ; je voyais bien où elle voulait en venir, cette branche. Les gens me riaient au nez. Eh bien, un beau matin, on a retrouvé la branche par terre, cassée net au ras du tronc.
Les gens ne me font pas très peur ; ils me laissent tranquille ; ils sont trop occupés; ils sont comme des planètes dans le ciel : ils suivent une trajectoire prévisible. Mais les choses sont terribles. D'accord, elles ne m'ont jamais sauté dessus, elle ne m'ont jamais couru après; elles attendent tout simplement. Je ne dis pas qu'elles bougent, je pense seulement qu'elles pourraient bouger et cette simple éventualité me terrorise. L'immobilité n'est pour les choses qu'une paralysie, une contrainte dont elles cherchent à s'affranchir par tous les moyens.  Pour l'instant, on dirait qu'elles n'y arrivent pas facilement et c'est tant mieux.
Je n'en suis d'ailleurs pas si sûr. Certaines choses ont déjà pris le contrôle de notre vie :  toutes celles qui rapprochent le gain de la dépense, le réveil de l'assoupissement, le repos de l'épuisement, la faim de l'indigestion, l'illusion du dégoût, la naissance de la mort.
En fait, je sais ce qui se passe : les gens sont de moins en moins des gens et les choses de moins en moins des choses. C'est même pire que ça : les gens deviennent de plus en plus des choses et les choses deviennent de plus en plus roublardes. Les gens savent de moins en moins qui ils sont. Ils se laissent porter par les choses et bercer par elles, distraire par elles, consoler par elles. Ils finissent par n'être plus qu'un trait d'union entre une chose et une autre, simplement la raison d'être des choses. Et je sais ce qui nous attend : les choses nous guettent pour nous saisir de l'intérieur, nous chasser de nous-mêmes et le monde ne sera bientôt plus qu'une grande chose proliférante, une seule et unique chose livrée à elle-même, et folle. Une chose qui mange de l'homme pour faire de la chose. Ca tourne en rond à l'intérieur, ça monte pour redescendre, ça descend pour remonter, ça court dans tous les sens jusqu'au dérèglement final, jusqu'à l'explosion ultime. Les gens sont dans la chose, entraînés dans le mouvement de la chose. Et quand on est dedans, on ne peut plus rien voir, on est seulement con. L'âme s'est évaporée depuis belle lurette, la chair humaine souffre, et si devant moi cette salope de poubelle ricane, c'est parce qu'elle sait que le temps des choses est arrivé.


Lundi 9 octobre 2006 à 9:04

Amour de la langue. Belle idée, mais qui me gêne cependant ; la langue en effet n'est pas une chose que l'on puisse aimer, … parce qu'elle n'est pas une chose.
Elle est relation, entre les hommes et de soi à soi. Pas un objet (sinon pour les linguistes, mais qui est linguiste ?) et surtout pas une matière que l'on puisse « manier » (hideuse expression !). La langue est la forme particulière que prend toute communication verbale et toute pensée consciente à l'intérieur d'un espace culturel donné ; le souci que nous en avons témoigne simplement du soin que nous portons à notre rapport au monde. Ni plus, ni moins. La richesse de la langue, c'est d'abord la richesse de l'échange entre les hommes et la subtilité de l'image du monde que nous pouvons construire en nous-mêmes. On vit dans la langue ; on ne la possède pas, on la partage, comme on partage l'air qu'on respire, comme on peut sourire aux autres.


Vendredi 6 octobre 2006 à 15:28


Journal de Barnabé

J'habite dans une ville ; enfin, près d'une ville. Je dois vous expliquer comment la trouver.  Le mieux, c'est que je vous dise comment je fais, moi, pour la trouver, chaque fois que je dois y aller.
Tout d'abord, il ne faut pas oublier de tout sauvegarder sur l'ordinateur et de le mettre sur « veille » ; ensuite, il faut se lever, sortir de la chambre, prendre le couloir à gauche, jusqu'à la porte qui n'est pas comme les autres: la seule porte de l'appartement qui donne sur le reste du monde. Après ça, deux possibilités : descendre par l'escalier, ce qui n'est pas difficile, mais qui fatigue un peu, ou essayer de prendre l'ascenseur (c'est une façon de parler), ce qui ne marche pas à tous les coups. Ce n'est pas toujours facile de choisir. Bon ! Mettons que vous ayez choisi.
Arrivé en bas, sortir de l'immeuble, prendre à droite, suivre le trottoir, compter deux immeubles, et huit petites maisons. Enfin, pas vraiment besoin de compter : on sait quand on est arrivé à la sixième maison à cause du chien. C'est un chien très bien réglé. Il attend derrière la haie, en silence, il te laisse passer devant lui sans bouger (il croit que je ne le vois pas, mais c'est pas vrai). Mais alors, dès que tu arrives devant le portail, il fonce en aboyant comme un fou. Il saute en l'air derrière le portail et fait le gros méchant. Dès que tu as fini de passer, il retourne tout tranquille derrière sa haie, pour guetter le piéton suivant. Il me fait peur, mais comme c'est chaque fois exactement la même chose, j'ai fini par m'habituer.
Ensuite, encore deux maisons : sept, huit. Il faut repérer l'écriteau au bord du trottoir, ne pas aller plus loin, sinon tu te perds dans des endroits, tu ne sais même pas s'ils existent ou s'ils n'existent pas. Le mieux, c'est de s'asseoir sur le banc (il y a un banc), s'il n'est pas déjà occupé. Ne pas se demander quel bus, parce qu'il n'y en a qu'un et que c'est toujours celui-là. Attendre.
Dans le bus, on est tranquille. On peut même penser à autre chose. Le bus est formidable : il fait toujours le même trajet, s'arrête chaque fois exactement aux mêmes endroits. Cette régularité miraculeuse me fascine. Et ça marche avec tous les chauffeurs, parce qu'il y en a plusieurs. Tous les chauffeurs sont au courant pour le chemin et les arrêts, et ils font tous exactement la même chose. Je les admire ; eux, au moins, ils n'ont pas de problème pour savoir qui ils sont. Ils sont chauffeurs de bus, complètement. Jamais de pensée sauvage, jamais l'idée de tourner à droite quand il faudrait tourner à gauche, jamais un arrêt oublié. Les chauffeurs de bus sont les gens les plus prévisibles que je connaisse. J'aimerais être comme eux !
Faire attention au moment où le bus traverse la rivière, d'abord parce que la rivière est la plus belle chose qui existe près de chez moi, ensuite parce qu'après le pont, il ne reste plus que deux arrêts. Au deuxième, on est arrivé. Ne pas oublier de descendre, surtout : boutiques, restaurants, voitures partout, touristes, cathédrale, mairie, centre-ville !
Voilà. Maintenant vous savez aussi bien que moi comment trouver ma ville. Et si jamais vous voulez savoir où j'habite, vous n'avez qu'à reprendre les explications que je viens de vous donner, mais dans l'autre sens, en commençant par la fin.
Quoi ?
Non ! Je ne vous donnerai pas le nom de ma ville, parce que ce n'est qu'un odieux mensonge. Regardez cette ville, même seulement un tout petit peu ! vous verrez tout de suite qu'elle n'a rien à voir avec ce nom-là. Alors, si je vous donne ce nom, ça ne vous servira à rien, vous ne pourrez même pas la reconnaître.


Jeudi 5 octobre 2006 à 10:50


L'indifférence, voire le discrédit, dont souffre aujourd'hui la poésie tient en gros à cette idée que la poésie se permettrait de dire n'importe quoi n'importe comment, au mépris de la vraisemblance et au rebours du discours rationnel dominant. Lire des poèmes serait donc une façon de nier les progrès de l'humanité, de revenir aux conception les plus naïves et dépassées du monde.

Les anciens Grecs voyaient des dieux partout, il pensaient la nature comme un être animé, ils établissaient des correspondances systématiques entre tous les niveaux du réel.
Nous savons aujourd'hui que le monde n'est pas ainsi : seuls des fous peuvent se sentir épiés par les rochers ou interpellés par les arbres.
D'accord pour le monde, si nous appelons monde cette partie du monde que j'appellerais le réel indifférent et qui constitue à proprement parler le domaine des sciences. D'accord pour l'homme si nous appelons homme cette matière complexe dont nous sommes faits. D'accord même pour la vie.
Reste pourtant tout le reste, à savoir l'expérience humaine du monde. Il y a longtemps que les poètes ne disent plus l'objet monde, ni l'objet homme, ni même l'objet âme. Ce qu'ils s'efforcent de formuler, parfois maladroitement, parfois de manière fulgurante, c'est ce qui résiste aux assauts de toutes les réductions, de tout discours rationnel : c'est ce qui bouillonne en dessous, ce qui jaillit du fond et nous contraint, que nous le voulions ou non, à avoir de cet arbre devant nous une tout autre expérience que celle du botaniste, et qui nous autorise à établir dans ce réel indifférent une demeure proprement humaine.
La poésie ne vole rien au savoir ; la refuser, ce serait verrouiller la matrice du sens.


Mercredi 4 octobre 2006 à 19:36

Je ne suis ni écrivain ni poète. J'habite au-dessous, à l'étage beaucoup moins noble des commentateurs et des critiques, une toute petite pièce. Ce n'est pas un choix, c'est un fait.
L'écriture me fascine mais, pour toutes sortes de bonnes raisons, il s'agit presque toujours de l'écriture des autres.
J'ai eu assez de temps pour comprendre à quel point notre identité est fluctuante, incertaine et fragile. L'écriture, la vraie, jaillit des fissures, des lacunes, des zones d'ombre, elle défonce les portes les mieux fermées, renverse tous les murs qui nous protègent et peut nous conduire complètement nus au bord du gouffre.


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