3. Minuit
Je n'avais pas achevé mes recommandations que ce bon Socrate dormait déjà, ronflant haut et fort, assommé d'avoir tant bu et épuisé par sa journée.
De mon côté, je tire les battants de la porte de la chambre et engage les deux verrous. Je pose mon grabat contre le montant et, quand tout a été bien calé, je m'étends.
Pour commencer, pendant une éternité, la peur me tient éveillé. Puis, vers minuit, je cède petit à petit au sommeil.
Je venais de m'endormir.
Soudain, la porte prend un coup formidable. Rien à voir avec ce que peuvent faire des voleurs. Les vantaux s'ouvrent, ou plutôt s'envolent, arrachés de leurs gonds. A grand fracas, ils sont jetés au sol. Mon grabat, un peu court, un pied cassé et le cadre vermoulu, se renverse sous le choc; et moi, je fais la pirouette à mon tour ; je suis par terre, le lit me retombe dessus et me recouvre.
Je me rends compte alors que certaines émotions peuvent provoquer des réactions inattendues : la joie peut faire pleurer. Pour ma part, en dépit d'une trouille monstrueuse, je suis pris d'un rire incontrôlable quand je me vois là, à jouer les tortues.
Mais, allongé sur le sol crasseux, bien protégé par mon grabat, je jette un petit coup d'œil de côté pour voir ce qui se passe. J'aperçois alors deux femmes, plutôt vieilles. L'une tenait une lanterne allumée ; l'autre une épée nue et une éponge. Ainsi équipées, elles entourent Socrate, qui dormait comme un bienheureux. Celle qui tient l'épée prend la parole :
- Il est là, Panthia, ma sœur, ce cher Endymion, mon Ganymède, qui des jours et des nuits durant s'est moqué de mon jeune âge. Il fait la fine bouche maintenant. Non content de me calomnier, il veut jouer les déserteurs ! Et moi, comme Calypso abandonnée par ce petit malin d'Ulysse, je n'aurais plus qu'à pleurer sur ma solitude éternelle ?
Mais la voilà qui tend son bras dans ma direction et me désigne à sa complice Panthia :
- Tiens, il est là, l'autre, le comploteur, cet Aristomène, le vrai cerveau de l'évasion. Plus proche de la mort que jamais, étendu par terre, il se planque sous son grabat. Il ne perd rien du spectacle et s'imagine pouvoir encore m'outrager impunément. Je m'occuperai de lui plus tard… non, plutôt dans un instant, ou même tout de suite. Qu'il se repente de ses railleries d'hier et de son incorrigible curiosité !
J'avais compris. Pauvre de moi ! Je ruisselais d'une sueur froide. Je tremblais jusque dans mes entrailles, au point que mon grabat, ébranlé par mes soubresauts, dansait sur mon dos.
Et cette brave Panthia d'ajouter :
- On pourrait commencer par le mettre en pièce comme font les bacchantes ? On pourrait aussi le ligoter et lui couper les couilles.
Méroé – c'était elle, je la reconnaissais d'après les récits de Socrate – n'était pas de cet avis :
- Non. Qu'il survive, lui au moins : il faudra bien quelqu'un pour jeter un peu de terre sur le cadavre de ce pauvre diable.
Et, repoussant légèrement la tête de Socrate sur la droite, elle plonge son épée tout entière, jusqu'à la garde, dans la partie gauche de sa gorge. Elle colle une petit outre sur la blessure et recueille prestement le sang qui jaillissait, faisant disparaître jusqu'à la moindre goutte. Et moi, je voyais tout ; et ce n'était pas fini. Pour singer en tout point les rites religieux, elle introduit sa main droite dans la plaie, et fouille jusqu'aux entrailles. Et la voilà qui brandit le cœur de mon pauvre compagnon ! Celui-ci, la gorge tranchée sous la violence du coup, rendait un râle incertain et, parmi les bulles, recrachait son âme.
Panthia colmate la plaie béante avec son éponge en récitant :
" Eponge, toi, née de la mer, garde-toi bien de passer une rivière ! "
Ayant terminé, elles se retirent. Mais auparavant, elles repoussent mon grabat, s'accroupissent au-dessus de moi les jambes écartées, et me pissent sur la figure.
J'étais trempé : une infection !