Vendredi 15 septembre 2006 à 14:34

Tu n'es qu'un sale type, Ulysse !
Qu'est-ce qu'ils ont tous à tant t'aimer ?
Mielleux, fourbe, et lâche,
Loup, chasseur nocturne,
Tueur de bêtes malades et de proies endormies.

A cause de toi, le grand Ajax s'est tué,
Le constant, le fidèle, celui qui n'a jamais manqué,
Il valait cent fois mieux que toi,
Qui n'as jamais été digne des armes d'Achille.

A cause de toi, les Phéaciens ont disparu,
Qui se tenaient droits sans avoir jamais appris à le faire,
Noueurs de liens, grands ravaudeurs de monde.
Ce sont eux qui nous manquent aujourd'hui.
Pas toi !

Tu n'es que manque, vide, dispensateur de vide.
Tu engloutis les forces vives qui te soutiennent.
Tu as perdu tes compagnons.
Tu dévores la jeunesse d'Ithaque,
Et tu ne fais que passer !

Tu n'es qu'un sale type, Ulysse !
Laisse la place à ton fils,
Enterre ton père,
Laisse Pénélope tranquille,
Et va-t'en !


Vendredi 15 septembre 2006 à 14:31


De vers en vers et d'un pied léger, j'accomplis ce vaste parcours de quinze mille six cent quatre-vingt-huit fois six pas dansants.
Au terme, le tombeau d'Hector - ma limite - me ramène à la colère d'Achille - ma démesure - pour un nouveau voyage immobile.

Homère, beau nom, beau rideau de fumée. Qui t'écarte peut entendre la parole indéfiniment répétée de la bouche fertile à l'oreille attentive, la consigne majeure, transmise à la porte du camp de sentinelle en sentinelle:
« Mortel ! »


Un scribe stoppa ce flux d'un trait de plume et pétrifia la source.

Nous reste le poème, machine presque parfaite, palais de pierre percé de vastes fenêtres et de puits insondables, dont les miroirs de bronze me renvoient ma propre figure comme une énigme.

Bien peu aujourd'hui récurent tes pavages et huilent tes paliers, car ce temps se veut obstinément sans mémoire.
Et bientôt, sur les rayons de quelques bibliothèques ne subsistera qu'une clé de papier désormais sans serrure.




Mercredi 13 septembre 2006 à 22:42


Le Programme en quelques siècles

On supprimera la Foi
Au nom de la Lumière,
Puis on supprimera la lumière.

On supprimera l'Âme
Au nom de la Raison,
Puis on supprimera la raison.

On supprimera la Charité
Au nom de la Justice,
Puis on supprimera la justice.

On supprimera l'Amour
Au nom de la Fraternité,
Puis on supprimera la fraternité.

On supprimera l'Esprit de Vérité
Au nom de l'Esprit critique,
Puis on supprimera l'esprit critique.

On supprimera le Sens du Mot
Au nom du Sens des mots,
Puis on supprimera le sens des mots.

On supprimera le Sublime
Au nom de l'Art,
Puis on supprimera l'art.

On supprimera les Ecrits,
Au nom des Commentaires,
Puis on suprimera les commentaires.

On supprimera le Saint
Au nom du Génie,
Puis on supprimera le génie.

On supprimera le Prophète
Au nom du Poète,
Puis on supprimera le poète.

On supprimera l'Esprit
Au nom de la Matière,
Puis on supprimera la matière.

AU NOM DE RIEN ON SUPPRIMERA L'HOMME,
ON SUPPRIMERA LE NOM DE L'HOMME ;
IL N'Y AURA PLUS DE NOM.
NOUS Y SOMMES.

Armand Robin (1912 – 1961)


Mercredi 13 septembre 2006 à 19:57

Quelqu'un a pris le calendrier de ma vie et a mélangé toutes les pages. Depuis, c'est l'enfer. Quand je m'endors, je n'ai plus aucune idée de la date à laquelle je me réveillerai le lendemain matin. De temps en temps, je me retrouve dans les endroits les plus invraisemblables, sans aucun souvenir commun avec des inconnus qui me harcèlent et se prétendent mes petits enfants ou mon vieux copain Bernard ; le lendemain je n'ai plus que dix ans, je suis tout chose dans ma chambre et j'ai la trouille, car je sais que, ce jour-là, justement, je vais me prendre la fessée de ma vie. Et la fois où je me suis retrouvé devant la porte du dentiste, à ne pas oser sonner, avec une joue en ballon de football ! Quand ça remonte dans le passé, je m'en tire à peu près, quoique ma mémoire me trahisse parfois. Mais quand je me retrouve propulsé n'importe quand dans l'avenir, c'est tout simplement l'horreur. Alzheimer, c'est peut-être simplement ça : des pauvres diables qui atterrissent au hasard de leurs jours, incapables de savoir ce qui s'est passé la veille, puisqu'ils ne l'ont même pas vécue, au milieu de fantômes méconnaissables parce qu'on n'a pas pu les voir changer. Bref, je ne sais plus ce que c'est que le présent, je ne sais plus ce que c'est que la vie.
Bien sûr vous allez me dire : « Tu as de la chance de revenir en arrière, tu peux bidouiller l'histoire, te fabriquer un avenir aux petits oignons ». Eh bien non ! Ca ne marche pas du tout. Le passé doit toujours être reproduit à l'identique : on n'échappe pas à son destin. Il n'y a que dans la tête que tout est bouleversé. J'ai bien essayé, une fois, d'ouvrir l'armoire à secrets de famille dans le bureau de mon père : impossible, l'armoire n'était qu'un bloc de bois. J'ai bien essayé de tourner à droite avec mon vélo le jour où une voiture m'avait renversé parce que j'étais tourné à gauche. Eh bien, non seulement je n'ai pas échappé à la voiture, mais encore, juste avant je me suis éclaté la figure contre un mur invisible.

J'attends avec angoisse le jour, demain peut-être, où le hasard me fera tomber… sur la dernière feuille du calendrier !


Mercredi 13 septembre 2006 à 19:51

Ici, dans un sens, je ne parle pas de moi.

Je ne dis pas ce que je fais le matin, l'après-midi, le soir ; je ne me mets pas en scène dans l'espace et dans le temps. C'est que pour moi comme pour vous, cela n'a aucune importance, aucun intérêt.
Passé l'âge des choix dramatiques, une fois qu'on a appris à maîtriser un peu ses émotions, on ne se voit plus comme le héros d'un roman ou d'une bande dessinée. Le personnage que l'on est perd de son intérêt ou paraît même un peu ridicule. Ce qui compte, en revanche, c'est ce qui a fini par emplir et, dans une certaine mesure, structurer le monde intérieur ; c'est ce qu'on a reçu et qu'on n'a pas le droit de garder pour soi. C'est pourquoi, ici, on trouvera très peu de « vécu », mais beaucoup de pensées tâtonnantes, quelques bizarreries, et surtout des citations, des textes, des poèmes, qui sont autant de signes, de poteaux indicateurs invitant aller voir plus loin.
En écrivant ainsi, je fais ce qu'il y a de plus « authentique » à mes yeux. C'est ce qui me définit le mieux, c'est ce que je suis.

Ici, en fin de compte, je ne parle que de moi.




<< Page précédente | 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | Page suivante >>

Créer un podcast