Est-ce possible ? C'est possible, hélas ! et cela arrive souvent. Chaque jour, dans la grande ville, des dizaines de corps délaissés par le désir qui les portait sont abandonnés comme des chiens, n'importe où. La flamme qui nous anime est fragile. Un mot de rupture, une pensée trop abrupte, et le désir s'en va tout d'un coup, petit nuage furtif qui se glisse entre les passants et s'évanouit on ne sait où. Les corps désertés perdent toute vigueur. Cela ne nous frappe pas, parce que, la plupart du temps, ces fragiles dépouilles restent présentes dans le décor de votre vie : on les croise sans les voir et leurs plaintes se fondent dans la rumeur du monde. La plupart, s'obstinant dans une routine mécanique, se meuvent vaille que vaille ; mais quelques-uns, trop profondément désabusés, chavirent dans une profonde léthargie, et, si personne ne prend à sa charge leur désir perdu, dérivent doucement vers la mort.
Cet après-midi-là, pourtant, il se passa quelque chose. Le cartable de la jeune fille glissa de ses genoux et répandit son contenu sur le sol. Juste en face d'elle, un jeune homme. Il la regardait depuis longtemps, il ne regardait qu'elle; il la voyait comme elle ne s'était jamais vue elle-même : tout simplement comme elle était, belle parce qu'elle était belle, forte d'une force qu'elle ne soupçonnait pas, importante, nécessaire. Il ramassa les cahiers qui traînaient, essaya d'attirer son attention, posa sa main sur son bras, la secoua, éleva la voix. Les passagers se tournèrent vers le jeune homme puis aperçurent la jeune fille endormie. Déjà l'on commentait la scène.
Elle entendit comme une rumeur, un appel qui venait du lointain pays qu'elle avait quitté. Elle avait froid. Elle voulut cesser d'entendre, mais elle ne sut résister à l'insistance d'une voix amie. Elle ouvrit les yeux. Elle vit le jeune homme qui souriait et lui tendait son cartable ; elle sourit à son tour, sentit comme un souffle tiède et reconnut la tendre chaleur de son désir revenu.
« Vous avez eu un malaise, je crois, Mademoiselle, dit le jeune homme. Je suis content que vous alliez mieux. Pardonnez-moi, j'ai aussi trouvé une photo de vous. Je l'ai gardée ; vous me devez bien ça. Au revoir! ici, je dois descendre.»
Gare de l'Est. Il saisit un sac à dos et sauta sur le quai au moment où la porte allait se refermer. Elle avait manqué son arrêt, depuis un bon moment. Il lui faudrait rester là jusqu'au terminus, Porte de Clignancourt. Au retour, elle descendrait à Saint-Michel.
Elle se rappela aussi qu'elle avait un téléphone à faire.