Samedi 31 mai 2008 à 10:49
M. Brume ouvrit sa fenêtre et l'air du dehors saturé de vapeurs de mazout et de gaz d'échappement investit la pièce. Dans le reste de l'immeuble les postes de télé s'invectivaient d'un appartement à l'autre : « Vous avez gagné 50€ ! » « Le pétrole monte ! » « Le dollar baisse ! » « Sarkoni ! Berluscozi ! » L'ordinateur ronronnait sur la table, le climat virait au tiède, le bonheur s'exhibait sur tous les écrans, fardé comme une putain. La civilisation battait son plein, ça sentait le chômage, le fric facile mais seulement pour les autres, la frite au coin de la rue et les gambas à gogo. Les étudiants dédaignaient les livres et lorgnaient vers la finance…
Au fond, se dit Brume, je suis un primitif, un des derniers primitifs des temps d'avant. Mais il se pourrait bien que j'assiste, avant de mourir, à l'émergence des nouveaux primitifs, ceux du temps d'après. Et, qui sait, peut-être même serai-je à la fois l'un des derniers primitifs du temps d'avant, et l'un des premiers du temps d'après. Peut-être que cette civilisation tapageuse et envahissante s'effondrera-t-elle avant d'avoir pu me traverser complètement, sans avoir été capable de trancher ni mes racines de primitif révolu, ni mes bourgeons de primitif à venir.
Jeudi 22 mai 2008 à 12:47
Tiens ? Que se passe-t-il ? Quel silence tout soudain !
Que-vent-emporte aurait-il disparu, happé par la bise ?
Pas exactement.
Il s'agit, disons, d'un empêchement temporaire.
D'habitude, mes deux jambes me portent où je veux et ne font pas d'histoires. Il y a une semaine, malheureusement, dans un pré bien pentu que la neige venait de rendre au printemps, j'ai dû manquer de tact envers l'une d'elle, la plus adroite qui a littéralement « pété un câble ».
Stupeur, douleur et reptation jusqu'aux abords d'une zone habitée et, de là, évacuation jusqu'à une vaste et belle maison commune idéalement située entre lac et montagne.
A l'intérieur une ribambelle de jeunes filles fort gaies m'ont gavé de drogues étranges, en attendant qu'un spécialiste énergique se décide à porter le fer à la racine du problème.
Abordé sans ménagement, celui-ci fut résolu en moins de deux et, après trois jours de repos à contempler les neiges résiduelles des Préalpes, j'ai été rendu à la vie ordinaire, dont la monotonie se trouve singulièrement rehaussée de difficultés et d'embûches passablement extraordinaires.
Et voilà pourquoi ce blog est muet,
et le restera jusqu'à ce que la forme générale de mon corps et celle de ma chaise de bureau redeviennent compatibles.
Ce qui ne saurait tarder.
Pour les commentaires (chez vous) soyez un peu patients. Le bout des doigts me démange, mais c'est encore un brin trop tôt.
Que-vent-emporte aurait-il disparu, happé par la bise ?
Pas exactement.
Il s'agit, disons, d'un empêchement temporaire.
D'habitude, mes deux jambes me portent où je veux et ne font pas d'histoires. Il y a une semaine, malheureusement, dans un pré bien pentu que la neige venait de rendre au printemps, j'ai dû manquer de tact envers l'une d'elle, la plus adroite qui a littéralement « pété un câble ».
Stupeur, douleur et reptation jusqu'aux abords d'une zone habitée et, de là, évacuation jusqu'à une vaste et belle maison commune idéalement située entre lac et montagne.
A l'intérieur une ribambelle de jeunes filles fort gaies m'ont gavé de drogues étranges, en attendant qu'un spécialiste énergique se décide à porter le fer à la racine du problème.
Abordé sans ménagement, celui-ci fut résolu en moins de deux et, après trois jours de repos à contempler les neiges résiduelles des Préalpes, j'ai été rendu à la vie ordinaire, dont la monotonie se trouve singulièrement rehaussée de difficultés et d'embûches passablement extraordinaires.
Et voilà pourquoi ce blog est muet,
et le restera jusqu'à ce que la forme générale de mon corps et celle de ma chaise de bureau redeviennent compatibles.
Ce qui ne saurait tarder.
Pour les commentaires (chez vous) soyez un peu patients. Le bout des doigts me démange, mais c'est encore un brin trop tôt.
Lundi 5 mai 2008 à 19:10
Barnabé et M. Brume sont peut-être des originaux, mais ils ne sont pas futiles. S'ils ne jouent pas le jeu des gens qui se prennent au sérieux, cela ne veut pas dire qu'il ne soient pas sérieux, à leur manière. Ils ne roulent pas sur l'autoroute, mais marchent leur rythme, sans se soucier des voitures qui passent à toute vitesse. Ils sont lents, ils sont toujours prêts à s'arrêter pour boire un verre ou bavarder un peu. Ils ne regardent guère la télévision, ils n'ont jamais entendu parler de la tektonik, il n'ont aucune envie d'être célèbres. Ils doutent de toutes les Vérités majuscules et ont l'air trop minables pour intéresser les marchands d'illusion. Il ne comptent pas être riches et ne s'attendent pas à vivre longtemps. On se moque volontiers d'eux parce qu'ils sont décalés, anachroniques, et jamais là où ça se passe.
Mais que savez-vous du chemin qu'ils suivent ?
Vous les plaignez de tant d'occasions perdues, vous les méprisez à cause de cette impression qu'ils donnent d'être toujours le cul entre deux chaises, chaque fois que c'est vous qui les priez de s'asseoir.
Ils savent simplement que l'attente vaut toujours mieux que tout ce qui pourrait la combler ; ils savent que le manque est plus prometteur que la satiété ; il savent que tenir bon contre le flot vaut mieux que de se laisser emporter comme une épave ; ils aiment la vie, tellement, qu'ils ne sauraient se satisfaire de n'importe laquelle.
Mercredi 30 avril 2008 à 19:40
Le problème, chez les humains, c'est que chez eux, une action, un geste, et même le simple fait d'être là sont beaucoup plus qu'une action, un geste ou une présence : ils signifient toujours quelque chose et souvent même une foule de choses. Chez les humains, en effet, tout est sujet à interprétation et ce n'est pas une mince affaire pour eux. Demandez-leur seulement de faire un geste qui ne veuille rien dire. Essayez, vous verrez rapidement que cela leur est absolument impossible.
Ce que tout cela signifie, c'est toujours incroyablement compliqué. La plupart du temps, les hommes n'en sont même pas conscients. Qu'à cela ne tienne : ce que tu ne sais pas ne saurait échapper pas à ceux qui t'observent.
A condition qu'ils t'observent.
En effet, quand tout a un sens, quand tout parle, et directement, du je au tu, la surabondance des signes devient vite insupportable. On veut bien d'un monde complexe et chatoyant, à condition qu'il ne soit pas saturé de sens. Il est donc nécessaire que dans tous les lieux publics, où mille projets se recouvrent et s'excluent, le sens soit aboli. Comment est-ce possible ? Le plus simplement du monde.
Il suffit que l'inconnu qui vient vers nous ou marche à nos côtés cesse d'être un homme, que tous ces humains en surnombre, toutes ces présences inévitables et inopportunes ne soient à nos yeux plus que des choses, des éléments de décor, des obstacles sur le chemin. Cela suffit à les rendre illisibles.
Le mendiant n'a pas de visage, les Noirs se ressemblent tous, les passants sont des masses en mouvement dont seuls comptent désormais l'énergie cinétique et le volume dans l'espace.
Elle est assez stupéfiante, cette capacité de l'homme à annuler l'homme en l'homme, qui s'accroît à proportion du degré de civilisation. Plus les humains sont confrontés les uns aux autres moins ils se reconnaissent.
Deux chiens qui se croisent se flairent et se mesurent. Les humains se bouchent le nez, les yeux et les oreilles, et se fuient.
Jeudi 10 avril 2008 à 21:25
Toutes ces choses qui se donnent la peine d'exister et que personne ne voit ni ne verra jamais, ces fleurs inconnues qui, à l'insu de tous, s'évertuent à être belles, ces joyaux qui dorment sous la terre, les replis secrets du monde : c'est comme si tout cela n'existait pas.
« Alors à quoi bon vous donner tant de mal ? » criait Brume du fond de son absolue solitude à toutes les êtres invisibles, cachés, ignorés.
« Et à quoi bon crier ? » songea Brume aussitôt.
Ce qui ne l'empêcha pas d'adresser une pensée muette à toutes les planètes invisibles, à tous les mondes inconnus, aux mille et une dimensions insoupçonnées de l'univers.
Et puis il s'assit, réfléchit un petit moment, et se dit : « Que lui importe, à la fleur, qu'on la regarde ou non ? Que lui importe d'être belle ? Nous seuls supposons que la beauté puisse appartenir à l'être de la fleur, parce que, l'être d'une fleur, cela ne concerne que nous. La beauté de la fleur se trouve en notre regard et nulle part ailleurs. L'être de la fleur, c'est le regard que nous portons sur elle. Voilà tout. »
Et il se remit en chemin.
« Tout de même, se disait-il en marchant, tant de choses existent assurément, dont nous n'aurons jamais la moindre notion. Des choses parfaitement réelles et qui pourtant ne comptent pas. En revanche, tant d'autres nous hantent, nous terrifient, nous envahissent ou nous émerveillent, qui n'existent pas et n'existeront jamais. C'est comme si nous n'en avions que le regard. Mais cela suffit pour rendre effrayant le loup dévoreur d'enfants ou la sorcière dans le placard à balais, pour faire aimer la princesse des contes, pour qu'on pleure au souvenir de l'ami imaginaire à qui l'on a confié tant de secrets. Cela suffit pour que me manquent tous les poèmes sublimes que je n'ai pas écrits, les actes d'héroïsme que je n'ai pas su accomplir, mes espérances déçues, mes occasions perdues.
Et tous les personnages des romans, les pays imaginaires, les divinités déchues...
Tant de choses qui n'existent plus ou n'ont jamais vu le jour et qui pourtant pèsent de tout leur poids fantasmatique sur le cours de notre vie !
Et moi-même, plus imaginaire que réel, qui toujours échappe à mon propre regard !