Septième épisode
Cent quarante-sept personnes se présentèrent à l'entrée du vaste chantier : tout ce qui restait de la population de l'île. Qu'importe ! Elles n'auraient pu être plus nombreuses, puisque la machine n'offrait que cent cinquante places.Chacun trouva son poste, les hommes aux pédales, les femmes aux manivelles, les enfants aux soufflets. Et chacun fut solidement attaché à son siège, comme il se doit, pour des raisons évidentes de sécurité. Par ailleurs, pour la circonstance, la stricte hiérarchie des temps du « work » fut abolie. Dans la perspective d'un effort surhumain, la démocratie la plus sauvage s'imposait : personne ne devait en faire plus que son voisin, vu que, de toute manière, tout le monde allait trimer à en crever. Ce qu'il fallait maintenant, c'était une cohésion parfaite, un élan massif, sous l'autorité absolue d'un Chef clairvoyant. Blogdown s'était donc tout naturellement dispensé de manivelle, de pédale ou de soufflet en sa qualité de concepteur, de sauveur, de guide.
Certains trouveront ce récit fortement inspiré par le mythe de l'arche de Noé. Désolé de les décevoir, mais il n'y a aucun rapport. Les hommes du temps de Noé subissaient une punition divine; dans notre récit, d'un bout à l'autre les Hommes sont les artisans de leur propre destin. Par ailleurs, on n'embarqua aucun animal sur le "big engine", et pour cause : on avait abattu toutes les chèvres, tous les moutons, tous les animaux sauvages, éliminé le gibier, exterminé tous les poissons du lagon.
Au moins, on ne s'embarrassait pas de charges inutiles !
Quand tout le monde fut à sa place, Blogdown expliqua sobrement ce qu'il convenait de faire. Ce n'était d'ailleurs ni difficile à dire ni difficile à comprendre: le moment était venu de mettre toute la gomme.
Blogdown marqua un instant de silence, respira profondément, puis hurla:
« Go! »
Lentement, tout se mit en marche.
L'engin frémit, gémit, émit de puissants craquements, tandis que les ventilateurs tournaient, que les panneaux se soulevaient, que les soufflets soufflaient. Il y eut un étrange fracas rythmé, comme une rafale de baffes dans un concert de pets. Le "big engine" s'étira, toutes les attaches gémirent, il semblait s'alléger à mesure que les Hommes s'épuisaient puis, après cinq bonnes minutes, il se détacha péniblement du sol. Blogdown hurlait : « Go ! Go ! Go ! Go ! » Cet effort indescriptible fut payant; en quelques minutes le « big engine » atteignit l'altitude respectable de mille mètres.
Les Hommes purent enfin apercevoir leur île au-dessous d'eux : une masse noirâtre poussiéreuse et triste. On avait gagné. Le Rêve se réalisait enfin. L'intelligence des Hommes et l'esprit d'entreprise avaient triomphé de tous les obstacles : le but était atteint. Un gigantesque cri de joie retentit et tous lâchèrent leviers, pédales et soufflets pour applaudir et taper des pieds sur le plancher. L'appareil plongea aussitôt. Blogdown poussa un cri terrible. « N'arrêtez surtout pas de pédaler, ou nous tombons ! »
Les passagers du "big engine" se remirent au travail et, tandis qu'ils s'épuisaient, Blogdown, leur expliqua non sans quelque irritation, que cette machine, s'ils en avaient rêvé, s'ils l'avaient voulue, s'ils avaient tout sacrifié pour la construire, eh bien, il était temps maintenant de lui obéir.
Blogdown lui-même ne commandait qu'en apparence, il n'était que l'interprète des exigence de la machine, le premier de ses serviteurs.
« Cette machine nous a coûté d'énormes souffrances, criait Blogdown. Maintenant, si nous voulons préserver au moins une partie de ce qui nous reste, nous devons nous soumettre à elle, strictement, et lui faire confiance. Décidément, vous ne comprendrez jamais rien au Progrès ! »
Non loin du « big engine », trois albatros planaient, immenses, légers, imperturbables.