Lundi 13 novembre 2006 à 23:46
La jeune femme parut sortir d'un rêve ; elle tourna la tête et sourit à Blaise. Puis elle se leva. « Allons-y ! » dit-elle. Blaise était complètement déconcerté. Ils rejoignirent la piste de danse.
L'accordéoniste les salua de la tête et entama une nouveau morceau.
Blaise se savait balourd et son émotion le rendait plus gauche encore. Il fit de son mieux. Mais la jeune femme ne semblait pas remarquer ses maladresses. Elle regardait Blaise droit dans les yeux et souriait. Elle semblait à la fois ravie et concentrée. Blaise se perdait dans ce visage tout proche et surtout dans ce regard qui semblait s'ouvrir sur un autre monde. Il reprit confiance ; en quelques instant, il oublia complètement qui il était, se sentit libéré de son corps vieillissant et lourd. Elle conduisait ses mouvements, il saisit le rythme et s'abandonna entièrement à cet instant de bonheur intense et inattendu
Dimanche 12 novembre 2006 à 18:51
L'atmosphère était certes un peu étrange, mais Blaise se sentait bien. Un peu plus fatigué peut-être qu'à l'ordinaire. Il avait l'impression d'être sur le point de découvrir en ce lieu quelque chose d'essentiel qu'il cherchait depuis toujours. Et ailleurs, personne ne l'attendait.
L'accordéoniste se remit à jouer. Des jeunes gens se levèrent, se trouvèrent des cavalières, et se commencèrent à danser. Une valse ! Etait-ce possible ?
La nuit était tombée, mais l'ombre était lumineuse. Ne restaient à leurs tables que les plus vieux. Les enfants s'étaient regroupés dans un coin et chuchotaient. Un vieillard se pencha vers Blaise et lui dit :
- Vous ne dansez pas ? Quel dommage !
- Moi, danser ? mais je suis vieux, je suis laid, je ne connais personne ici…
- Allons donc ! Vous avez exactement l'âge qui convient. Et puis, cette jeune fille, là-bas, vous n'allez tout de même pas la laisser seule ?
Il lui désignait la fiancée.
- Vous plaisantez !
- Mais non, mais non.
Et d'une autre table, à l'opposé, qu'un autre vieillard lui lança :
- Monsieur, allez danser, s'il vous plaît.
Et de tous côtés on insistait.
Il se leva troublé, un peu affolé, se dirigea vers la jeune fille, sûr d'être parfaitement ridicule. Parvenu à sa table, il hésita un instant puis se lança. Il lui demanda, un peu niais :
- Mademoiselle, m'accorderez-vous cette danse ?
Samedi 11 novembre 2006 à 17:41
L'accordéon s'était tu, les danseurs regagnaient leurs tables.
Blaise se sentit obligé de discuter avec les trois vieillards qui l'entouraient.
- C'est curieux, fit-il, je ne connaissais même pas cette auberge.
- Cela n'a aucune importance , répondit l'un des vieillards, puisqu'elle est parvenue à se faire connaître de vous.
- Je n'avais jamais pris ce chemin. Et où conduit-il ?
- Il s'arrête juste après l'auberge, répondit le deuxième. On ne peut pas aller plus loin.
- Et c'est curieux, je ne vois aucune voiture…
- Parce que vous êtes venu en voiture ? demanda malicieusement le troisième.
- Non, mais…
- Alors …
- Mais, reprit Blaise, tous ces gens, et vous-mêmes, vous n'habitez tout de même pas ici…
- Oh non !
- Mais alors d'où venez-vous ?
- De l'autre côté du fleuve. Nous sommes revenus à cause de la fête.
- Oui, cette fête… mais que fêtez-vous donc?
- Vous voyez là-bas, cette belle demoiselle, reprit le vieillard qui avait le premier fait signe à Blaise, eh bien nous allons célébrer ses fiançailles.
C'était la belle jeune fille.
Ses fiançailles ? Certes, un bouquet d'œillets blanc était posé devant elle, mais elle était bien seule à sa table. Blaise chercha des yeux un fiancé possible dans l'assistance mais ne trouva aucun garçon assez jeune, assez beau, assez brillant pour prétendre à de si somptueuses épousailles.
Vendredi 10 novembre 2006 à 17:23
Blaise franchit le portail de la terrasse. Sous ses pieds, le fin gravier faisait entendre une sorte de froissement frais et mouillé. Blaise s'assit à la table des vieillards, sur la seule chaise encore inoccupée. La table était dans l'ombre, une table de métal, verte. De sa place, il pouvait observer à sa guise toute l'assemblée. Des hommes, des femmes, quelques enfants calmes, extraordinairement calmes. Il régnait un grand mélange de tenues et de modes, mais ce n'était pas un bal costumé. Toutes les femmes portaient une robe ou une jupe ; la plupart des hommes avaient l'air de paysans endimanchés.
La nuit tombait, deux adolescents sortirent de l'auberge et vinrent allumer des lampions autour de la piste de danse. Une guirlande d'ampoules électriques courait au-dessus des tables.
Les gens faisaient très peu de bruit, on n'entendait ni cris ni éclats de rire, mais leurs yeux brillaient; ils paraissaient tous extraordinairement concentrés. Et puis, assise seule à la table qui unissait les deux barres du U, il y avait cette femme, une jeune femme extrêmement belle. Elle laissait errer son regard en direction du fleuve maintenant plongé dans l'ombre. Ses cheveux blonds tirés en arrière étaient rassemblés dans un chignon ; elle portait une robe lilas, un châle gris ; ses lèvres peintes contrastaient vivement avec son teint pâle. Mais ce qui frappa Blaise, surtout, c'étaient ses yeux, des yeux très grands, très clairs. Elle ne parlait avec personne.
On servait un vin couleur de feuilles mortes, presque lumineux dans les verres. Une serveuse en jupe noire déposait des carafes sur les tables, sans dire un mot. Sous ses pieds, le fin gravier de la terrasse faisait entendre une sorte de froissement frais et mouillé.
Jeudi 9 novembre 2006 à 17:20
Il allait se remettre en route, quand un homme se retourna, et lui fit un signe de la main. C'était un petit vieux très gai, en bras de chemise, assis en compagnie de deux autres vieillards à la table la plus proche du chemin. Blaise s'approcha.
-Alors, dit l'homme, vous ne venez pas vous asseoir ? Vous voyez, il reste une place à notre table, juste pour vous.
- C'est gentil de votre part, mais je ne fais que passer, je ne suis pas de la fête, je ne voudrais pas…
- Pas de la fête ? Laissez-moi rire. Si vous êtes ici, alors forcément, vous êtes de la fête. Voyons ! Ne vous faites pas prier.
- Mais je ne connais personne ici.
- Possible, mais j'en doute un peu. Nous avons tous à voir les uns avec les autres ; ils sont nombreux les liens qui nous unissent. En cherchant bien, vous savez… Alors, vous vous décidez?
- D'accord, mais juste un moment.
L'homme se tourna vers ses voisins et répéta, très distinctement, comme si les autres étaient un peu sourds :
- Il vient, mais juste un moment.
Les autres opinèrent d'un air entendu, en esquissant un sourire.