Samedi 4 novembre 2006 à 17:52


Pendant toute la durée des interrogatoires, je n'ai pas vu un seul homme en noir.
Au procès non plus. Ils semblaient avoir disparu. Et lorsque j'en parlais, personne ne me croyait, comme si cela n'avait jamais existé. Le procès a été particulièrement pénible. Mes amis m'avaient complètement abandonné. Le tribunal était rempli d'inconnus. On ne parlait que de Sébastien Berthelot, ce père de famille, cet homme si bon et si dévoué, et du monstre qui l'avait si lâchement assassiné, sans aucun motif. L'un et l'autre m'étaient devenus complètement étrangers. Et mon avocat, qui ne cessait de me répéter : « Ne vous faites pas de souci, tout ira bien ! » Une bataille de mots insensée se déroulait par-dessus ma tête. Je les laissais tous débiter leurs fantaisies. Une fois de plus, tout était vrai, tout était faux. Mon avocat défendait sans trop se fatiguer la cause d'une sorte d'inconnu qui m'était indifférent.

Le verdict est tombé : j'étais condamné à la peine de mort.
Cette annonce absurde m'a réveillé d'un coup : « Ce n'est pas possible ! La peine de mort a été abolie depuis plus de vingt ans dans ce pays ! » Mon avocat a mis sa main sur mon épaule et m'a dit, pour la dixième fois au moins : « Ne vous faites pas de souci, tout ira bien ! » Il me parlait comme à un demeuré, comme à un enfant…


Samedi 4 novembre 2006 à 0:00


Et alors, tout s'est passé très vite. J'ai senti qu'on m'attrapait, qu'on me jetait à terre. J'ai reçu plusieurs coups de pied et j'ai perdu connaissance. Je me suis réveillé dans une cellule. Presque aussitôt, on est venu me chercher pour m'interroger. Il n'y avait pas d'hommes en noir. On m'a assis sur une chaise, j'avais des menottes. Un grand type s'est approché, il a demandé qu'on m'enlève les menottes, on lui a répondu que j'étais dangereux, on m'a laissé mes menottes. Ces choses-là dépassent l'imagination ! Les questions étaient toujours les mêmes. On me demandait si je connaissais Monsieur Sébastien Berthelot; je disais que non, et invariablement on me demandait si c'était moi qui l'avais sauvagement attaqué et balancé sur les rails au moment où la rame arrivait… Tout était vrai, et tout était faux : j'avais bien poussé un homme sur la voie mais je n'avais rien à voir avec la description insensée qu'on faisait de moi. Et pourtant, ils étaient bien réels, ces interrogatoires interminables, l'odeur de sueur et de cigarette de ce bureau, la moiteur de mes vêtements crasseux, le goût du sang dans ma bouche !

Vendredi 3 novembre 2006 à 7:03


Il était toujours tourné vers moi, et cela faisait bien une demi-heure que j'étais assis là, moi qui ne m'éternise jamais dans le métro, qui ne m'assieds jamais sur ces sièges de plastique… Il ne bougeait pas ; il était là à cause de moi, pour moi, j'en avais la certitude.
Une rame venait de quitter la station, le quai était presque vide. Je me suis levé, je suis allé droit vers lui et je lui ai crié : « Qu'est-ce que tu me veux? Qu'est-ce que je t'ai fait ? Vous ne pouvez pas me laisser tranquille, tous? » Il n'a pas bougé d'un millimètre. Je l'ai agrippé par la veste, il n'a pas fait un geste ; moi, je n'ai pas hésité une seconde. Il est tombé en arrière sur les rails, au moment précis où la rame suivante jaillissait du tunnel. Il ne m'a pas lâché du regard, et toujours ce sourire…

Jeudi 2 novembre 2006 à 17:02


Et il a fini par arriver, ce fameux matin. La substitution était achevée. Plus un seul passant « normal », plus une seule femme, plus un enfant : rien que des hommes en noir. Je m'étais mis en route et me préparais à prendre le métro une fois de plus, mais à quoi bon. Arrivé sur le quai, je me suis assis, pour faire le point. J'observais. Une dizaine d'hommes en noir déambulaient sur le quai, de chaque rame descendaient des hommes en noir aussitôt remplacés par d'autres hommes en noir. Ils regardaient tous dans le vide, ne s'arrêtaient jamais de marcher… Sauf un.
Tout au bord du quai, à une dizaine de mètre, il se tenait immobile, tourné vers moi et je ne pouvais éviter son regard pourtant si vague, ni son demi-sourire narquois. Une rame s'est arrêtée, puis elle est repartie : il ne bougeait pas. Des hommes en noir étaient descendus, d'autres étaient montés : lui, il restait là.


Mercredi 1er novembre 2006 à 18:00


J'ai alors décidé de les suivre. Rien de plus simple, en apparence : il y en avait toujours trois ou quatre dans mon champ de vision. Mais ils semblaient ne pas se connaître. Ils ne se saluaient pas, ne s'arrêtaient jamais pour se parler. Ils passaient, simplement. La filature était à la fois facile (je ne les perdais jamais de vue), déroutante (je ne savais jamais si l'homme que je voyais était toujours celui que j'étais en train de suivre) et épuisante (ils ne s'arrêtaient jamais). L'humanité se métamorphosait sous mes yeux. Il me semblait que ces hommes en noir, de plus en plus nombreux, prenaient la place des gens que je voyais ordinairement sans les voir. Mais là, je ne voyais qu'eux. Cela devenait effrayant. D'autant plus que les gens « normaux » n'avaient pas l'air de s'émouvoir. Ils vivaient leur vie, voilà tout.

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