Mardi 21 novembre 2006 à 10:56


Cher Plaiethore,


Tu ne m'en voudras pas trop, j'espère, de répondre à ton commentaire par un article (beaucoup trop long !). La question que tu soulèves est très importante et je souhaite mettre les points sur les i.


Tu exprimes ton désaccord profond envers mon texte du 19 novembre,  « Adieu, l'enfance ». Tant mieux, si cela permet d'aller plus loin.

Ta conclusion me fait cependant réagir : « Ne soyons pas défaitistes », dis-tu. Je récuse ce terme, tu verras pourquoi un peu plus loin ; j'avoue en revanche un profond découragement et une grande inquiétude, après avoir parcouru ou lu, parfois très attentivement, des dizaines de blogs. Au départ, j'étais séduit par les qualités littéraires avérées ou en germe des auteurs, et je l'ai dit; mais bien vite je me suis rendu compte qu'en maints endroits – je ne dis pas partout – on perçoit un profond mal de vivre, une lourde et très réelle souffrance. Il y est trop souvent question de déprime, de démotivation ; on y parle beaucoup trop d'anorexie, de boulimie, de mutilations, et, parfois même, d'un refus pur et simple de la vie. Bien sûr, cela ne va pas sans une certaine exagération : certain(e)s se noient dans un verre d'eau. Le verre d'eau peut prêter à rire, pas la noyade.
Comment faut-il le prendre ? Peut-on continuer à saluer le style, l'imagination, la force de l'expression et faire l'impasse sur le fond, sur ce que disent les textes, et, surtout, sur ce que peut représenter le fait de les écrire ? Très vite, cela m'est devenu insupportable.

Alors pour essayer de comprendre, j'ai tenté de reprendre ce malaise à mon compte, de me mettre dans la peau de ceux qui l'éprouvaient, d'exprimer les choses comme elles pouvaient être ressenties. Ce ne fut d'ailleurs pas trop difficile, car très vite bien des éléments révolus de ma propre vie ont refait surface.

Ne généralisons pas. Parfaitement d'accord avec toi. Seulement, si je n'ai pas parlé de ceux qui s'en tirent (ce seront en fin de compte les plus nombreux, heureusement), si je n'ai pas cité l'exemple de ceux qui, en dépit de tout, n'ont pas cessé de puiser leurs forces dans la solidarité des générations, dans la richesses des valeurs familiales, c'est parce que là, je ne parlais pas d'eux ; ce n'était pas mon propos. Je n'ai pas fait non plus mention des opportunistes, de ceux qui cherchent et trouvent leur avantage dans l'état actuel des choses, des créatifs talentueux qui attendent de sévir dans la pub, la finance ou le showbiz.

Faut-il pour autant s'en prendre à la famille, aux parents ? N'est-ce pas un peu trop facile, ou même carrément démagogique ? Tu ne le dis pas en ces termes, mais moi, je le pense. Sur ce point, je dois battre ma coulpe, c'est vrai, le texte n'est pas clair. La démarcation entre la perception subjective d'une situation et la mise en lumière plus distanciée, plus lucide, de ce qui est véritablement en jeu n'est pas suffisamment marquée, et le texte se prête à bien des interprétations. Il serait stupide d'expliquer le mal de vivre des adolescentes par le fait que leurs parents les laisseraient tomber ! Je crains malheureusement que la réalité ne soit pire encore : bien souvent, les parents se démènent en pure perte parce que les données principales de la situation qu'ils affrontent leur échappent.
Si j'essaie de plier une baguette de bois, elle cassera ; mais elle ne cassera pas n'importe où. La brisure aura lieu à son point le plus faible ; en identifiant ce point faible, on peut décrire la rupture, mais on ne rend pas compte des forces qui l'ont provoquée. Pour cela, il faut du recul.

Ce que je dis, et que je continuerai à répéter jusqu'à l'obsession, c'est que la crise qu'affrontent tous les jeunes au passage de l'enfance à l'âge adulte atteint aujourd'hui une intensité sans précédent. Ce ne sont pas seulement des valeurs, des manières de concevoir la vie ou même des options politiques qui sont en jeu, mais les conditions même de l'existence. Dans un monde complètement investi par l'économie, lessivé de ses perspectives d'avenir, la valeur des êtres humains est en chute libre. La généralisation de précarité n'est pas seulement un problème d'accès à l'emploi, c'est un processus ravageur qui dévalorise les personnes et sape à la base tout projet de vie.

Et c'est là qu'il faut parler de l'enfance. Non, pas de l'enfance réelle, mais du mythe de l'enfance, du fantasme de l'enfance, de la sacralisation de l'enfance, qui fausse la donne et radicalise la rupture.
Je suis effaré de voir à quel point aujourd'hui l'enfance se trouve survalorisée, comme si elle représentait le dernier refuge du sacré, la seule valeur encore indiscutable, dans une société où au même moment et dans les mêmes proportions, l'adulte est frustré de destin, profondément méprisé, nié en tant que travailleur, en tant que porteur d'espérance, en tant que personne. Dans ces conditions, quand on est sorti de son enfance, comment devient-on adulte ? quel sens cela a-t-il ?  L'enfance n'est-elle pas d'abord une étape vers autre chose ? Aujourd'hui, tout au contraire, dans un monde vide, le fantasme de l'enfance opère comme un puissant levier de régression comme si l'enfance était devenue le refuge de notre humanité perdue.
Ce que je lis dans de nombreux blogs, c'est une grande difficulté à se construire une destinée qui soit à la mesure des rêves de l'enfance, c'est l'amertume de ne pas se sentir attendu, espéré, accueilli, et, par-dessus tout, le sentiment que l'échec est plus probable que la réussite.

Je suis donc très ébranlé et très pessimiste, mais pas défaitiste, car je ne suis pas prêt à capituler ; et si mon propos ne brille pas par l'optimisme, je ne veux démoraliser personne. Au contraire. J'ai même un programme, simple, basique et naïf.
- Il est inutile et vain d'attendre que la société change pour prendre en main son destin.
- Que chacun s'attaque sans délai à la libération de sa propre tête.
- Il suffit de peu pour faire pièce à un système qui domine en développant sournoisement la haine de soi et l'auto-exclusion.
- Si l'on est capable, par l'écriture, de dire sa peine, d'avouer son impuissance, on peut aussi, par le même moyen, se construire de brique et de roc, comme tu le dis si bien.
Et, bien sûr, il n'y a pas que l'écriture (mais je ne parle que de ce que je connais).
- Enfin, je continuerai, envers et contre tout, à témoigner en faveur de la culture (sous tous ses aspects), non pas pour stigmatiser les incultes et isoler un petit coterie d'élus, mais parce que c'est par la culture que s'étoffe une âme libre et que tous les ingrédients se trouvent à portée de la main.
C'est loin d'être suffisant, ça ne casse peut-être pas des briques, mais c'est déjà ça.
Et la prochaine fois, promis, je ferai un effort, j'essaierai de voir le verre à moitié plein.

P.S. Je vais reprendre cet article qui te déplaît, mais pas tout de suite. Il me faut un peu de temps pour étaler cette tempête d'automne.
                                                               
                                                                        Bien à toi.

                                                                    Que-vent-éprouve


Samedi 18 novembre 2006 à 18:04


Vendredi 17 novembre 2006 à 22:52


Pour Céline, Hélène, Michael et quelques autres, le jour de vérité tomba ce matin même, où ils se prirent la vie d'un seul coup comme une baffe en pleine figure. Ils s'étaient pourtant levés comme d'habitude, chacun dans sa ville, dans sa rue, dans sa maison, dans son cocon, n'espérant rien d'autre qu'un jour ordinaire ;  ils saluèrent leurs parents, mais, pour la première fois, ceux-ci restèrent de marbre : le temps des sourires était fini.


Les masques sont tombés.

Ce matin on a abattu la dernière cloison qui protégeait l'enfance, le vacarme de la grande machine a investi tout l'espace. Ce fut comme un premier réveil en caserne. Ils dormaient tous encore loin, très loin, dans je ne sais quelle forêt brumeuse, mais les portes ont claqué, les lumières se sont allumées, la réalité s'est imposée dans toute sa laideur bétonnée.

Je crois que j'avais déjà perdu mon enfance, se disait Céline, expulsée tout d'un coup de mon corps devenu trop grand. Je ne la retrouvais plus dans mon miroir, cette enfance où tout était si simple, où n'avions que de tout petits désirs. Je n'ai pas su la garder. Il fallait un trop gros effort pour y croire encore.

Michael avait dû admettre que son père, ce héros, n'occupait qu'une place minuscule dans le monde, qu'il avait la trouille, que son destin se trouvait tout entier entre les mains de parfaits inconnus, que le centre de sa vie n'était pas le centre de l'univers. Plusieurs fois déjà, il avait perçu la fatigue, et l'inquiétude, soupçonné la précarité.

Hélène, la petite fille riche se rendait compte du caractère dérisoire et factice de sa bulle de solitude et du cordon sanitaire qui la protégeait. Tant d'argent et si peu d'âme, froid décor. Mais au nom de quoi se plaindrait-elle ? Qui s'apitoierait sur une détresse si peu crédible ?

Et il y avait déjà eu d'autres cassures familiales, d'autres misères. Mais chaque fois, tant bien que mal, on avait réussi à étendre sur le nid un manteau d'illusions cousu d'étoiles…

Ce matin, ce fut bien pire.

Mais que faites-vous, les parents ? Où m'emmenez vous ? Je veux bien devenir adulte, mais pas comme ça ; je veux bien me mettre à la tâche, mais pas pour ça. 
Je croyais que ma mère était ma mère et mon père mon père ; je ne pensais pas que votre rôle était de me mener là.

Ne leur en veux pas. Tu crois qu'ils ont trahi ton rêve, mais il y a longtemps qu'ils ne rêvent plus eux-mêmes, parce qu'ils ont trop souffert, parce qu'ils ont été humiliés, frustrés de leurs propres espérances. Il y a longtemps qu'ils n'y croient plus.  Tes rêves ressemblent trop à ceux qu'ils ont faits autrefois ; ils éveillent trop de mauvais souvenirs. Leur adhésion à ta démesure s'arrête là. Ouvre les yeux ! A partir de maintenant, c'est chacun pour soi et la réalité pour tous.

On savait bien que la vie d'adulte ne serait pas facile, mais on l'envisageait sur le mode héroïque, comme une sorte d'épopée mythique, une conquête fantastique. A quoi bon venir au monde si ce n'est pas pour tuer des dragons, épouser le plus beau des prince ou sauver la galaxie ?

On se représentait la vie comme une quête, comme l'accomplissement d'une grande promesse. Les petites classes avaient apporté la lecture et l'écriture, les couleurs et des chansons, et tous attendaient la suite avec impatience.

Elle n'a pas traîné, la suite : morne, prosaïque et quelconque : ta scolarité, ta formation, ce que tu prenais pour l'apprentissage de la vie, ce n'était qu'un investissement, une option prise sur ta tête par une instance anonyme au nom des impératifs supérieurs du marché. Et les profs, qui jouent toujours sur les deux tableaux, incapables de choisir entre le cynisme ou la candeur, tu les vois qui défilent comme des zombies ou des chiens de garde, ou des larbins, ou des paumés. Les uns affichent clairement la couleur ; les autres brouillent les pistes ou s'emmêlent dans leurs propres incohérences. Pitoyables surtout ceux qui pleurnichent sur des lambeaux de culture, sur ces œuvres flamboyantes qu'ils ne savent plus transmettre !

C'est pourtant simple à comprendre ; tu te prépares simplement à entrer dans le grand remuement qui fabrique des sous avec des sous, le cycle de la valorisation du capital. Si tu es docile et habile, tu toucheras ta part et ton billet d'entrée pour la galerie marchande ; tu rachèteras ce que des misérables auront produit et que ton bagout, aura fait vendre : pacotilles étiquetées « bonheur », bien en évidence pour qu'on ne soit pas tenté d'aller le chercher ailleurs. Salarié et consommateur, tu auras servi deux fois et bien mérité de la croissance. Mais cela seulement si tout va bien, car les moins chanceux se retrouvent englués dans la vie, comme on peut l'être dans un quartier pourri saigné par la guerre des gangs. Cherche-toi un protecteur, qui te méprisera, mais qui te maintiendra en vie. Cède-lui ton âme, tu feras des saloperies, mais tu n'auras plus la trouille ; sinon, tu rejoindras les épaves, les larves, tous ceux qu'on nourrit comme des chats errants ou des pigeons ou qu'on laisse crever dans leur coin parce qu'il est encore interdit de les tuer.

Mais tout cela, à la limite, on le savait. Le plus dur c'est cette terrible découverte : on n'est pas aimé des siens. Comment ? Pas aimé ? Tu oses dire une chose pareille après tout ce qu'on a fait pour toi ? Mais oui, pas aimé, mal aimé, plus aimé.
Ce qui était aimé, ce qu'ils aiment probablement encore, c'est justement ce qui a disparu. Une image perdue, un fantôme : illusion pour toi, illusion pour eux.  Mais si, rassurez-vous, ils vous aiment et sont prêts à souffrir pour vous jusqu'à en mourir. C'est simplement l'amour, qui n'est pas tout à fait ce que tu croyais.

Ah ! qu'ils sont seuls, ceux qui tentent malgré tout de préserver leurs rêves, de les garder en vie. Qu'est-ce qu'un rêve sinon le souvenir d'un bonheur perdu, une tentative pathétique de recoller les morceaux d'un monde qui n'était même pas fait pour exister...

On ferme la porte derrière soi, on se met en marche, ombre hésitante, on suit son chemin à tâtons, et l'on croise d'autres ombres, d'autres solitudes, on tombe dans les bras les uns des autres, on bascule dans l'irréel, dernière illusion d'enfance, et l'on s'arrache des promesses qu'on ne peut tenir. Ah ! si le temps pouvait s'arrêter !

Pire, on essaie de se fabriquer un univers rose bonbon de poupée Barbie, on se pâme devant la Star Ac, on se croit dans un immense casting, on se la joue en donnant des coudes et en balançant des coups de pied, pour prendre la tête d'une compétition dérisoire.

Pire encore on s'installe dans le déni, le délire meurtrier, les blafardes clowneries du fanatisme, l'automutilation ou la défonce, mais on sait qu'on sera rattrapé tôt ou tard ; tôt ou tard, il faudra payer et la note sera salée. Ou alors c'est déjà payé depuis longtemps et il n'y a plus rien à faire.

Au fond, notre belle époque s'entend à chouchouter des enfants, parce que les enfants sont devenus les consolateurs des adultes désorientés, de purs fantasmes, et un formidable ressort commercial ; c'est l'époque des bisous et des jolis sourires, une époque qui ne sait plus faire des humains prêts à saluer la beauté et à affronter leur destin sans peur. Elle produit en série des instruments, des agents économiques, des temps de cerveau disponibles, et se fout éperdument d'aider à bâtir des personnes. Si tu y tiens, tu n'as plus qu'à te construire toi-même, de bric et de broc, en tâtonnant. Mais surtout, surtout, n'y va pas tout seul.

Humanité, fragile espérance, hasardeux projet de plusieurs fois cent mille ans d'âge, pour te servir, il en faudra, de la lucidité et du courage. Mais même s'il ne reste pour le faire qu'une poignée de survivants harassés, que chacun  s'efforce d'en être ! Ils se tiendront par la main et trouveront leur bonheur !


Jeudi 16 novembre 2006 à 17:49



Voilà. Le second récit fournit la clé du premier. En réalité, c'est la même histoire, celle d'un rendez-vous inéluctable où il arrive qu'on se présente sans le savoir.

L'histoire des hommes en noir ne m'a livré son sens que progressivement, quand sa rédaction était presque achevée ; celle de la fête n'en est que la transposition.


                                                     Gravure mexicaine de "posada"

Le fameux "carpe diem" d'Horace, souvent cité et rarement compris, s'impose comme la morale de ces deux histoires.

Toi, Leuconoé, ne te mets pas en tête de connaître quelle fin les dieux ont fixée et pour toi et pour moi. Un tel savoir est sacrilège ! Et ne te laisse pas tenter par l'astrologie babylonienne. Il vaut tellement mieux prendre toute chose comme elle vient ! Jupiter t'a peut-être accordé de nombreux hivers encore ; mais ces vagues que la mer Tyrrhénienne jette en ce moment même sur les récifs sont peut-être les dernières que tu verras. Savoure le goût des choses, filtre ton vin, ramène aux dimensions de l'instant tes longues espérances. Alors que nous parlons, le temps jaloux s'enfuit. Prends en main le jour présent (carpe diem) et fie-toi aussi peu que possible au lendemain.
                                                                          Horace, Odes I.11


Mercredi 15 novembre 2006 à 23:24




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