Samedi 11 novembre 2006 à 17:41


L'accordéon s'était tu, les danseurs regagnaient leurs tables.

Blaise se sentit obligé de discuter avec les trois vieillards qui l'entouraient.
- C'est curieux, fit-il, je ne connaissais même pas cette auberge.
- Cela n'a aucune importance , répondit l'un des vieillards, puisqu'elle est parvenue à se faire connaître de vous.
- Je n'avais jamais pris ce chemin. Et où conduit-il ?
- Il s'arrête juste après l'auberge, répondit le deuxième. On ne peut pas aller plus loin.
- Et c'est curieux, je ne vois aucune voiture…
- Parce que vous êtes venu en voiture ? demanda malicieusement le troisième.
- Non, mais…
- Alors …
- Mais, reprit Blaise, tous ces gens, et vous-mêmes, vous n'habitez tout de même pas ici…
- Oh non !
- Mais alors d'où venez-vous ?
- De l'autre côté du fleuve. Nous sommes revenus à cause de la fête.
- Oui, cette fête… mais que fêtez-vous donc?
- Vous voyez là-bas, cette belle demoiselle, reprit le vieillard qui avait le premier fait signe à Blaise, eh bien nous allons célébrer ses fiançailles.
C'était la belle jeune fille.
Ses fiançailles ? Certes, un bouquet d'œillets blanc était posé devant elle, mais elle était bien seule à sa table. Blaise chercha des yeux un fiancé possible dans l'assistance mais ne trouva aucun garçon assez jeune, assez beau, assez brillant pour prétendre à de si somptueuses épousailles.



Vendredi 10 novembre 2006 à 18:38


A deux pas de chez moi, presque sous ma fenêtre, passe un chemin, aujourd'hui ignoré du grand trafic et abandonné aux promeneurs, aux traîneurs de chiens, aux cyclistes et aux kamikazes à trottinette, un chemin pour aller à pied, qui frôle la lisière des forêts et traverse les champs. C'est le chemin de Paris. Ce nom, parce qu'au carrefour s'y engageaient tous les voyageurs qui, comme Rousseau, gagnaient à pied, à quelque trente jours de marche, la capitale du Royaume de France.
Le monde n'avait pas encore trop rétréci, le temps du voyage était parfois plus long que le temps du séjour à destination, et pourtant, sur ce chemin, les voyageurs se sentaient liés dès le départ à ce but qu'ils ne pouvaient atteindre que pas à pas : Paris s'annonçait dès le début du voyage.
 Je pense aussi à cette émotion qui saisit nos pèlerins modernes aussitôt qu'ils mettent le pied sur la route de Compostelle.
Et je me souviens des départs en vacances, avant l'autoroute. L'Océan se trouvait à quatre ou cinq jours d'automobile au terme d'une interminable route sinueuse. Pourtant, sitôt refermée la porte de l'appartement, avant même que la voiture ne démarre, on sentait déjà l'odeur de la mer.





Vendredi 10 novembre 2006 à 17:23


Blaise franchit le portail de la terrasse. Sous ses pieds, le fin gravier faisait entendre une sorte de froissement frais et mouillé. Blaise s'assit à la table des vieillards, sur la seule chaise encore inoccupée. La table était dans l'ombre, une table de métal, verte. De sa place, il pouvait observer à sa guise toute l'assemblée. Des hommes, des femmes, quelques enfants calmes, extraordinairement calmes. Il régnait un grand mélange de tenues et de modes, mais ce n'était pas un bal costumé. Toutes les femmes portaient une robe ou une jupe ; la plupart des hommes avaient l'air de paysans endimanchés.
La nuit tombait, deux adolescents sortirent de l'auberge et vinrent allumer des lampions autour de la piste de danse. Une guirlande d'ampoules électriques courait au-dessus des tables.
Les gens faisaient très peu de bruit, on n'entendait ni cris ni éclats de rire, mais leurs yeux brillaient; ils paraissaient tous extraordinairement concentrés. Et puis, assise seule à la table qui unissait les deux barres du U, il y avait cette femme, une jeune femme extrêmement belle. Elle laissait errer son regard en direction du fleuve maintenant plongé dans l'ombre. Ses cheveux blonds tirés en arrière étaient  rassemblés dans un chignon ; elle portait une robe lilas, un châle gris ; ses lèvres peintes contrastaient vivement avec son teint pâle. Mais ce qui frappa Blaise, surtout, c'étaient ses yeux, des yeux très grands, très clairs. Elle ne parlait avec personne.
On servait un vin couleur de feuilles mortes, presque lumineux dans les verres. Une serveuse en jupe noire déposait des carafes sur les tables, sans dire un mot. Sous ses pieds, le fin gravier de la terrasse faisait entendre une sorte de froissement frais et mouillé.


Jeudi 9 novembre 2006 à 17:20


Il allait se remettre en route, quand un homme se retourna, et lui fit un signe de la main. C'était un petit vieux très gai, en bras de chemise, assis en compagnie de deux autres vieillards à la table la plus proche du chemin. Blaise s'approcha.

-Alors, dit l'homme, vous ne venez pas vous asseoir ? Vous voyez, il reste une place à notre table, juste pour vous.
- C'est gentil de votre part, mais je ne fais que passer, je ne suis pas de la fête, je ne voudrais pas…
- Pas de la fête ? Laissez-moi rire. Si vous êtes ici, alors forcément, vous êtes de la fête. Voyons ! Ne vous faites pas prier.
- Mais je ne connais personne ici.
- Possible, mais j'en doute un peu. Nous avons tous à voir les uns avec les autres ; ils sont nombreux les liens qui nous unissent. En cherchant bien, vous savez… Alors, vous vous décidez?
- D'accord, mais juste un moment.
L'homme se tourna vers ses voisins et répéta, très distinctement, comme si les autres étaient un peu sourds :
- Il vient, mais juste un moment.
Les autres opinèrent d'un air entendu, en esquissant un sourire.


Mercredi 8 novembre 2006 à 18:15


Blaise fit trois pas en direction de la terrasse. Il s'étonna de n'apercevoir aucune voiture. Beaucoup trop nombreux pour habiter tous dans ce hameau, ces gens semblaient être venus à pied.
Le soleil allait se coucher ; l'air se chargeait d'or ; les arbres verts encore s'illuminaient avant de virer au noir ; sur le sol, les premières feuilles mortes annonçaient l'automne. Ainsi les saisons s'enchevêtrent-elles quelque temps avant que la plus ancienne ne cède la place à la plus jeune.
Il régnait un calme surprenant en ce lieu. La fête se déroulait sans micro et sans sono ; la musique de l'accordéon faisait comme une légère brume sonore sous les marronniers, les gens parlaient doucement. Blaise sentit remonter quelque chose du fond de lui-même, comme si cette fête était beaucoup plus que cet événement imprévu : un souvenir d'enfance. Oh, non pas le souvenir d'un événement réel, mais le souvenir absolu, idéal, d'un bonheur tout près duquel il serait passé sans l'atteindre et qu'il aurait laissé derrière lui une fois pour toutes.

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