Son auteur : Apulée de Madaure (près d'Annaba, en Algérie). Il a vécu au 2e siècle de notre ère et sa prose n'a (presque) pas vieilli.
Je vous livre ce bref récit en 6 épisodes, au fil de la traduction. (Métamorphoses, livre I, 5 – 19)
Les événements se déroulent en Grèce. Le narrateur s'adresse à ses compagnons de voyage.
1. Un SDF
Avant toute chose, je jure à la face du soleil, au-dessus de vous, le dieu qui voit tout, que j'ai bien vécu les faits que je vais rapporter. Si jamais vous avez des doutes, ils seront balayés si vous allez voir dans la ville de Thessalie la plus proche : on ne parle que de ça, ces événements sont devenus une affaire publique. Mais d'abord, je me présente : Aristomène, d'Egium. Je vis du commerce du miel, du fromage et de quelques denrées du même style que je vends aux aubergistes, un peu partout par la Thessalie, l'Etolie et la Béotie.
J'avais appris qu'à Hypata, la ville la plus importante de Thessalie, on allait vendre un lot de fromages frais, goûteux, et pas chers. J'y ai foncé pour tout acheter, mais, comme c'est souvent le cas, je m'étais levé du pied gauche ce jour-là et mes espoirs de gain sont tombés à l'eau. Lupus, le grossiste, avait tout raflé la veille.
J'en avais jusque-là d'avoir voyagé si vite pour des prunes que, le soir venu, je suis allé aux bains.
Et là, je tombe sur Socrate, un copain. Il était assis par terre, à moitié habillé d'un manteau déchiré, presque méconnaissable tant il était pâle, défiguré par sa maigreur misérable, comme un de ces rebutés de la vie qui mendient aux carrefours.
J'hésitais ; il m'était tellement proche, je le connaissais si bien, mais tout de même… Finalement, je l'ai abordé :
- Oh ! mon pauvre Socrate, qu'est-ce que ça veut dire ? Quelle allure tu as ! la honte ! Chez toi on te pleure, on t'a déclaré mort, tes enfants ont été placés sous la tutelle de la province ; ta femme t'a rendu les honneurs funèbres, elle a passé ses jours à te regretter, elle a épuisé ses yeux à force de larmes ; maintenant, ses parents l'obligent à se remarier sous prétexte de remettre un peu de gaîté dans ta maison. Et toi, tu es ici, honte suprême, comme une larve, à jouer les fantômes !
- Aristomène, qu'il me dit, tu ignores tout – ça se voit ! – aux coups tordus du Destin. Il attaque sans prévenir, et je te pousse dans un sens, et ça repart dans l'autre !
Tout en parlant, il se voile la face de son haillon rapiécé, tant il avait honte, découvrant du même coup son ventre et tout le reste. Ce spectacle, cette misère, c'était trop. Je lui ai tendu la main, je voulais qu'il se lève.
Mais lui, restait tel qu'il était, la tête couverte :
- Laisse-moi tranquille, laisse-moi, que le Destin puisse jouir jusqu'au bout du monument qu'il s'est offert !
Je fais néanmoins en sorte qu'il me suive.
J'enlève l'une de mes deux tuniques, je l'en habille vite fait, ou plutôt je l'abrite dessous. Je l'emmène au bain illico. Et je le frotte d'huile ! Je l'essuie ! Je racle l'énorme couche de crasse qui le couvre !
Quand il a été soigneusement récuré, complètement crevé moi-même, je conduis l'homme tout ramolli jusqu'à l'auberge, le soutenant à grand peine. Je lui procure un lit pour se réchauffer, le nourris d'un repas, le réconforte d'un verre de vin et le distrais en lui racontant des histoires.