6. Fin
Il veut être gentil et commence à me poser des questions ; il me demande comment cela m'est arrivé... Et moi, embarrassé, pris au dépourvu, je lui raconte un peu n'importe quoi et détourne son attention sur un autre sujet: « Si nous nous mettions en route pour profiter de la fraîcheur matinale ? »
Je reprends mes affaires et paie la chambre, puis nous nous empressons de partir.
Nous avions déjà passablement marché ; le soleil éclairait déjà tout le paysage. Moi, bien sûr, je considérais avec attention la gorge de mon compagnon ; j'avais justement sous les yeux le côté où j'avais vu l'épée s'enfoncer et je pensais : « Tu es vraiment con ; tu te noies dans le vin et tu fais des cauchemars insensés ! Il est là, Socrate ; rien ne lui manque, il est en bonne santé, pas une égratignure. Où est la blessure ? Où est l'éponge ? Une plaie si profonde et si récente ! »
Je lui dis :
- Les médecins sérieux ont bien raison d'affirmer que si on se bourre de nourriture et de vin on fait des cauchemars atroces. Moi, je n'ai pas su me modérer hier soir et j'ai eu une nuit pénible remplie de visions sinistres et menaçantes. Encore maintenant, c'est comme si j'avais été aspergé et souillé de sang humain.
Il sourit :
- De sang ? J'ai l'impression que c'était autre chose... Pourtant, tu as raison, moi aussi, j'ai fait un cauchemar : j'ai cru qu'on m'égorgeait ; mon cou me faisait mal, là, tu vois ? J'ai même cru qu'on m'arrachait le cœur. D'ailleurs, je me sens bien faible maintenant, mes genoux tremblent, je trébuche en marchant. Il faudrait que je mange quelque chose pour reprendre des forces.
- Eh bien, le déjeuner est prêt.
Je pose le bissac que je portais à l'épaule, je lui tends prestement du fromage et du pain. J'ajoute : « Asseyons-nous auprès de ce platane ! »
Je prends ma part des provisions et considère mon compagnon, qui mange avidement ; ses traits se creusent, me semble-t-il ; il pâlit à vue d'oeil, il s'affaiblit. Les couleurs de la vie s'estompent, au point qu'il me fait peur, que crois revoir les Furies de la nuit ; ma première bouchée de pain, bien petite pourtant, reste bloquée dans ma gorge, sans pouvoir ni descendre ni remonter. Et à cela s'ajoute qu'il n'y a pas un chat sur cette route. Quand deux compagnons cheminent ensemble, si l'un des deux meurt, qui peut admettre que l'autre n'y est pas pour quelque chose ? Et lui, qui a copieusement mangé, il commence à avoir soif : il vient de dévorer goulument une belle portion d'un délicieux fromage.
Non loin des racines du platane passait une rivière calme, qui ressemblait assez à un paisible étang : une eau argentée, une surface de verre. Je lui dis :
« Va donc puiser au lait de cette source ! »
Il se lève, se cherche un endroit où la berge s'abaisse jusqu'au niveau de la rivière, s'accroupit et se penche, impatient de boire.
Au moment où ses lèvres allaient toucher la surface de l'eau, sa gorge se fend, laissant paraître une plaie béante ; l'éponge jaillit, accompagnée d'un maigre filet de sang. Le corps sans vie s'en serait allé au fil de l'eau si je ne l'avais saisi par un pied et péniblement tiré sur la berge.
J'ai pleuré mon misérable compagnon autant que j'ai pu, puis je l'ai recouvert d'un peu de terre sablonneuse, tout près de la rivière.
Après cela, bouleversé et terriblement inquiet pour moi-même, je me suis enfui par des chemins de traverse et des maquis impénétrables. Comme j'avais la mort d'un homme sur la conscience, j'ai laissé ma patrie et mon foyer. Je me suis exilé en Etolie, où j'ai refait ma vie.