Lundi 24 septembre 2007 à 19:05
Il y a des gens qui disparaissent d'un jour à l'autre. Ils étaient indispensables là où ils étaient, à leur travail, dans les quatre murs de leur maison, au bistrot du coin. Et voilà que, sans crier gare, ils disparaissent. D'eux, plus rien ne subsiste, même pas un cadavre, On croit qu'ils sont devenus fous. On aimerait qu'ils le soient, parce que tirer ainsi sa révérence, ça fait peur. Pourtant, ils vont bien quelque part. Prenez Dieu, par exemple.
Ça fait bien longtemps que personne ne l'a aperçu à sa place habituelle, que personne ne l'a entendu, que ses zélateurs déconnent. Et s'il en avait eu marre, tout simplement ?
C'est curieux tout de même, on n'imagine pas un dieu qui disparaîtrait un beau jour, qui tirerait un trait sur sa divinité, qui déciderait que décidément les dieux peuvent aussi bien ne pas exister et qui, mettons, viendrait s'établir aux frais de la Sécu dans un modeste HLM de banlieue. Imaginez quelques fidèles – c'est le cas de le dire – qui l'auraient connu du temps qu'il était Dieu et qui l'auraient suivi, pas tellement par dévotion, mais par sympathie, comme on peut rester attaché à un souverain en exil. Ils lui apporteraient de temps en temps une bonne bouteille et, lui, il raconterait de vieux souvenirs du temps de l'éternité.
Pour tout le reste, il serait devenu un de ces personnages sans relief, une de ces ombres que l'on croise dans la rue. Ces ombres, je suis sûr que jamais vous ne nous êtes demandé qui elles représentent, parce qu'il vous importe qu'elles ne restent que des ombres, des êtres fortuits, non nécessaires, les intermittents du spectacle de votre vie.
Imaginez Dieu qui se rendrait à l'église après le tiercé, comme ça, rien que pour se marrer !
Lundi 17 septembre 2007 à 15:41
La forêt était immense, mais on en faisait aisément le tour. Il suffisait de marcher quelques jours en gardant toujours la lisière, soit à sa gauche pour qui allait dans un sens, soit à sa droite pour qui allait dans l'autre. Et, toujours, on retrouvait son point de départ. On l'avait aussi survolée bien des fois. Les avions de ligne glissaient quotidiennement au-dessus, indifférents. Du ciel, on découvrait une vaste étendue d'arbres, plate comme la surface d'un grand lac et comme elle légèrement moutonnante ; sans peine, d'un bord de la forêt on apercevait l'autre.
Sur la carte, cela donnait une grande tache, colorée en vert par convention, bien circonscrite à l'intérieur des frontières bien gardées d'un pays bien clos.
Pourtant, cette forêt, personne , jamais, ne l'avait traversée. Beaucoup s'y étaient risqués ; les uns n'étaient jamais revenus, les autres, après avoir conservé le même cap des jours et des jours, avaient fini par ressortir, tout près de l'endroit par où ils étaient entrés. Et ils déclaraient ensuite n'avoir rien vu. L'intérieur de la forêt, disaient-ils présente toujours exactement le même décor : un sous-bois sans clairière, la répétition à l'infini du même motif végétal ; partout les mêmes arbres, le même relief, le même sol. Les arbres, d'une essence trop commune, d'une matière trop médiocre n'excitaient guère les appétits financiers. Et puis, la forêt savait résister. A peine abattus, les arbres pourrissaient. Plus encore, on avait beau couper les arbres, les renverser avec d'énormes engins mécaniques, les plaies infligées se refermaient aussitôt, et, quelques jours après, le regard butait sur la lisière intacte.
Un jour, qui fut appelé appelé par décision des autorités le Jour de la Grande Forêt, on voulut en avoir le cœur net. Toute la population du pays se trouva mobilisée. On entoura toute la forêt d'une gigantesque chaîne humaine. Il n'y avait pas vingt mètres d'une personne à l'autre. A l'heure prévue, le signal fut donné, chacun se mit en marche. Une même mission pour tous : avancer tout droit jusqu'à l'endroit où, forcément, tout le monde finirait par se regrouper. Et là, on aviserait.
Dès le franchissement de la lisière, chacun perdit de vue ses voisins, le silence était total, on se perdit. Les plus chanceux ressortirent tout près de l'endroit où ils étaient entrés, mais des centaines de personnes ne donnèrent plus jamais signe de vie.
Si efficaces à l'extérieur de la forêt, les moyens de communication les plus sophistiqués ne donnaient rien sous le couvert des arbres.
Pour les uns, cette forêt était une béance, un piège, une malédiction.
Pour les autres, elle était tout simplement impénétrable. Pas impraticable, seulement impénétrable. Praticable, elle l'était assurément. On pouvait y marcher, rien n'arrêtait jamais la progression, les fourrés n'étaient jamais trop denses, le sol élastique était confortable aux marcheurs. Mais on pouvait s'enfoncer aussi loin qu'on le voulait dans cette fichue forêt, on ne la pénétrait pas. Elle recelait un mystère auquel on n'avait pas accès.
Les deux théories paraissaient incompatibles.
On émit enfin une hypothèse qui tentait de surmonter la contradicion : ceux qui n'étaient jamais revenus n'auraient pas à proprement parler disparu, ils auraient seulement suivi un chemin d'errance beaucoup plus long que les autres. Ils seraient morts de faim, vaincus par leur propre effort. La forêt n'y était probablement pour rien. Peut-être réapparaîtraient-ils un jour.
Puis, quelqu'un comprit. Il essaya de le faire savoir, en vain, cela va sans dire. Un coin du voile avait été levé, brièvement ; il retomba aussitôt.
La forêt masquait l'arbre et l'arbre lui-même cachait autre chose. La forêt réelle, indéniablement réelle, servait de leurre à la réalité « ensemble d'arbres », laquelle dissimulait le fait que chaque arbre portait un signe.
On avait donc toujours vu une forêt là où il n'y avait que des arbres les uns à côté des autres ; et même ceux qui avaient porté toute leur attention sur les arbres ne s'étaient point avisés que ceux-ci n'étaient pas là en tant qu'arbres. Tel est toujours le malentendu fondamental. On croit évoluer dans l'espace réel avec les repères du monde réel, et l'on s'interdit de reconnaître qu'on se trouve en réalité dans l'espace symbolique du langage. Chaque itinéraire au cœur de la forêt était une phrase, que chacun construisait, le sachant ou ne le sachant pas. Le hasard de l'errance, menait l'égaré de signe en signe jusqu'à l'achèvement d'une phrase, la sienne propre, tout à la fois nouvelle et déjà écrite. En mettant le pied dans la forêt, chacun s'engageait dans sa phrase, une phrase parfois si longue qu'elle paraissait interminable, mais qui ne pouvait nous mener qu'à nous-mêmes.
Du néant au néant, la vie : curieux détour.